Retour de la foule

Elle avait largement déserté les manifs syndicales et les meetings politiques, elle trouvait encore une occasion d'exister pour un trophée au foot, mais elle était devenue tout à fait exceptionnelle et cantonnée à des publics identifiables. Voilà qu'elle revient toute décloisonnée et qu'elle désoriente : la foule surgit sans autre objet apparent que de « faire foule », avec le prétexte d'un apéro ou, parfois - mais moins en France -, d'un « flash mob ». Dans les deux cas, montrer la masse, la rendre concrète et dans un esprit de réjouissance, non de protestation, ni même de triomphe. C'est comme si les groupes dits « virtuels », aux liens sans autre objet qu'eux-mêmes (« be my friend ») de l'Internet, descendaient maintenant sur les places (pas dans la rue) pour se prouver qu'ils sont moins virtuels et plus réels qu'on ne le dit.La société se redécouvre le besoin d'être physique. C'est un virage peut-être notable dans le mouvement de dématérialisation qui devait tout emporter des phénomènes sociaux. Les foules étendent une évolution déjà vue dans le fonctionnement des publics : un nombre croissant de publics qui se constituent et se reconnaissent sur le Web éprouvent, chemin faisant, le besoin de s'organiser des pique-niques. Il en résulte un autre mode d'accroissement du phénomène de territorialisation dans la mondialisation : le voisinage reprend du poil de la communication. Mais s'agissant de publics, c'est autour d'un intérêt commun ou d'une caractéristique commune, d'un sujet de conversation.La foule a besoin de se vivre comme telle. L'absence d'objet n'est pas une absence de sens. Le sens est le sujet lui-même. Le sujet est son propre... objet de conversation. Ou alors, la foule est une absence de conversation, hypothèse plus probable. Proposez à une foule aléatoire comme celle des apéros géants de se prononcer sur un choix quelconque, cette foule va se disperser. Ces foules n'existent qu'à condition de rester sans objet.Sans objet mais pas sans lieu. La place, pas la rue : ces foules ne sont pas des foules qui marchent mais des foules qui demeurent. Elles se choisissent un lieu qui devient le signe de leur ancrage, pas l'expression d'une volonté de mouvement. L'inertie dans un monde qui bouge. Peut-être un monde qui bouge trop pour la société qui a besoin de faire foule dans un lieu.Doit-on en conclure que la société dont cette foule est le signe se vit sans objet et sans but, n'est société qu'à condition de rester ici et sans objet ? Ou inversement, ces foules signifient-elles, en existant sans autre objet que le prétexte d'un apéro conduisant éventuellement à la perte de conscience individuelle de l'ivresse d'avoir pris conscience de sa masse, que la société serait désespérément, mais joyeusement, à la recherche d'un objet ? Qu'elle ne verrait plus l'objet d'être société dans l'offre politique ? Ni le but d'un mouvement dans les objectifs de l'économie ? Alors, précisément, que les publics, eux, renforcent leur rôle de structuration de la société en systèmes d'opinion autour de thèmes et pour des buts qui fédèrent au coup par coup des actions militantes ?On pourra lire ou relire avec profit Gabriel Tarde (« l'Opinion et la Foule », 1901) et David Riesman (« la Foule solitaire », 1950) comme clés très précoces de ce que nous observons. Et continuer de chercher à lire la société dans ce qu'elle écrit ainsi. En évitant de chercher à classer le phénomène : ni moderne, ni postmoderne, ni classique, ni néoclassique. Peut-être en espérant qu'en émerge l'ouverture (« apéro ») vers quelque « Renaissance ». Du sens et du but.Pour le sens, il appartient aux acteurs identifiables (et responsables) de la société dans toutes ses formes (politique, économique, militantes) de remplir leur rôle. Or, on peut légitimement s'inquiéter du déficit de vision, de durée, de perspective que ces instances semblent pour beaucoup aujourd'hui, et pas seulement en France, capables de livrer pour que des foules y trouvent leur sens. Pour le but, prenons la mesure, dans un déficit de « sens de la marche », de ce que peuvent faire d'autres instances, moins responsables et potentiellement plus coupables, de la propension d'une société à « faire foule ». Et à suivre un mouvement vers un but en dépit du bon sens. La prudence actuelle des réponses politiques au phénomène marque cette conscience-là. Mais elle ne comble pas le besoin d'une idée directrice, faute d'un idéal moteur. nPoint de vue Jean-Pierre Beaudoin Président du Groupe i&e, vice-président de Syntec Conseil en Relations publique
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