Trop chers traders

Début 2009, les traders de BNP Paribas et de Société Généralecute; Générale (SocGen) se réveillent avec la gueule de bois. 2008 a été une « annus horribilis ». Dans les métiers phares des dérivés actions, qui font la gloire des deux banques françaises, l'onde de choc de Lehman Brothers a été prise de plein fouet. Au quatrième trimestre, BNP Paribas a perdu près de 2 milliards d'euros et SocGen 608 millions d'euros. Aidées par l'État, vilipendées par les politiques et l'opinion pour les bonus qu'elles ont versés à leurs traders, les deux banques n'ont plus le choix : elles doivent leur imposer des sacrifices. Au mois de février, les décisions tombent. Chez BNP Paribas, ce sera « zéro bonus » pour toute l'équipe de dérivés actions au titre de 2008. À la Générale, les bonus sont réduits d'environ 70 % par rapport à ceux de 2007, qui avaient déjà été sérieusement amputés à cause de l'affaire Kerviel. Crise oblige, la plupart des équipes acceptent sans trop rechigner de se serrer la ceinture. Mais au sein de chacune des deux banques, une petite bande de traders se rebelle. Pas question pour eux de renoncer à leurs bonus. Ces frondeurs ont un point commun. Ils sont les seuls à maîtriser ce qu'on appelle le trading « haute fréquence » ou « algorithmique », qui consiste à réaliser des arbitrages extrêmement rapides, parfois en quelques secondes, grâce à des automates. Que les marchés montent ou baissent, ils gagnent à tous les coups, puisqu'ils jouent sur la volatilité des marchés. Et ce savoir-faire générateur de gros profits a fait d'eux les nouvelles stars des banques d'investissement. Les deux grands groupes bancaires français ont jusqu'alors soigné ces petits génies de l'informatique et des mathématiques, sortis des Mines et de Polytechnique et qui jonglent à merveille avec ces automates. Basés à Paris, à New York ou à Tokyo, ils sont une cinquantaine de traders et d'informaticiens à travailler pour BNP Paribas, un peu plus à la Société Généralecute; Générale. En 2007 et 2008, ils ont à eux seuls généré environ 600 millions de revenus nets (après charges) chez BNP Paribas, et a priori un peu plus chez SocGen. L'an passé, en pleine crise, leur activité était l'une des rares à rester rentable. « Il n'y a pas de raison que nous n'ayons pas de bonus à cause des pertes des autres », explique un ancien de l'équipe de BNP Paribas, qui, en 2007, a reçu 2,2 millions de dollars de bonus, dont 1,7 million en cash. Les traders « algorithmiques » dénoncent la responsabilité des dirigeants de l'activité dérivés actions, qui auraient profité de la mauvaise situation de leur concurrent Société Généralecute; Générale début 2008, au moment de l'affaire Kerviel, pour investir massivement, générant des pertes catastrophiques au quatrième trimestre. L'ambiance est également tendue à la Société Généralecute; Générale, où les traders réclament leur bonus en défendant le très faible risque de leur business. À vrai dire, leur métier ne peut pas générer de pertes. Le trading algorithmique s'effectue sur des marchés réglementés et contrôlés, consomme peu de fonds propres et ne fait porter le risque par le bilan de la banque que pendant des périodes très courtes, de seulement quelques minutes. « Nous fermons nos positions tous les soirs », explique-t-on. Forts de leur succès, les traders demandent une formule de calcul de leur bonus indépendante des autres métiers. Ils vont même jusqu'à réclamer la filialisation de leur activité pour avoir des bonus uniquement liés à leur métier. Le rêve de tous les traders. « Ils sont immatures, aucune banque ne donnera de formule de calcul pour des équipes aussi petites », explique un ancien manager de la Société Généralecute; Générale. Les dirigeants des dérivés actions, Yann Gérardin chez BNP Paribas et Christophe Mianné à la Générale, ne cèdent pas. Dans les deux banques, les situations évoluent en parallèle. Le trading haute fréquence est un microcosme. Tout le monde se connaît et les banques puisent régulièrement les unes chez les autres les experts dont elles ont besoin. Début février, la tension entre les traders et leurs patrons est à son comble. La guerre éclate alors que les premiers traders menacent de démissionner. Le bras de fer s'engage et les menaces commencent à être mises à exécution. Les banques françaises sont tiraillées. D'un côté, elles sont sous la pression de l'État. Mais de l'autre, dans un contexte de crise, BNP Paribas et Société Généralecute; Générale ne peuvent se permettre de laisser partir des traders qui leur font gagner autant d'argent. Les deux banques finissent par se plier aux exigences de ces petits princes des marchés. Quelques semaines après avoir déclaré qu'elle n'avait pas versé de bonus dans les métiers actions, BNP Paribas déroge à sa propre règle. Le 20 février, elle propose à sa petite équipe des bonus qui seront payés en trois fois à la fin des mois de juin 2010, 2011 et 2012. Ils sont attribués en actions BNP Paribas. Le titre cote alors 22 euros, contre près de 56 euros aujourd'hui. Les traders les plus gâtés reçoivent près de 100.000 actions, des dizaines de millions d'euros sont mis sur la table. On leur demande évidemment de garder le secret sur leur rémunération baptisée « retention package » (prime destinée à retenir les traders, Ndlr). Le mot « bonus » est devenu tabou. En ce début d'année 2009, la banque figure parmi les bons élèves auprès des pouvoirs publics, qui lui ont prêté 5,1 milliards d'euros. Elle ne tient pas à ce que les bonus versés à ces quelques privilégiés soient divulgués au grand public. La banque souligne toutefois que ces rémunérations étaient déjà « conformes aux règles établies ultérieurement par le G20 ». À la Société Généralecute; Générale aussi, les rebelles ont obtenu gain de cause. La banque leur a proposé de verser en trois fois ? fin mars 2009, 2010 et 2011 ? des bonus exceptionnels plus généreux. Yann Gérardin et Christophe Mianné pensent avoir calmé leurs troupes.Mais rien n'y fait. Les banques sont prises à leur propre piège. Début avril, alors que le premier tiers du bonus vient d'être versé à la Générale, une équipe de cinq personnes démissionne en bloc. Ils sont débauchés par un ancien de la Société Généralecute; Générale, Pierre-Yves Morlat, qui avait quitté la banque après l'affaire Kerviel pour rejoindre Credit Suisse. Parmi eux figure le responsable mondial de l'activité trading haute fréquence, Laurent Laizet. La banque helvétique déroule le tapis rouge et accepte même qu'ils restent à Paris, avenue Kléber, alors que ses activités de trading sont basées à Londres. À la Société Généralecute; Générale, Christophe Mianné fulmine. Réputée championne du monde dans les dérivés actions, la banque n'avait jamais connu pareil affront. Quelques jours plus tard, c'est l'enchaînement, SocGen perd de nouveau quatre personnes à New York. Au total, ce sont près de quinze traders et informaticiens, indispensables pour programmer les automates, qui sont sur le départ. Chez BNP Paribas, la situation n'est pas plus enviable, notamment à New York. Cinq traders ont donné leur démission. Début avril, la banque décide de stopper l'hémorragie et accepte d'avancer 25 % du paiement des bonus à son équipe de traders algorithmiques. Ils seront versés en quatre fois de fin juin 2009 à fin juin 2012. Fin juin, le cours du titre BNP Paribas a déjà été multiplié par 2,5 et les actions sont payées en cash. La hausse fulgurante du titre permet à ces traders de voir leur bonus exploser. Les six plus gros montants atteignent même entre 4 et 7 millions d'euros. Un quart est payé en cash fin juin mais cela ne suffit pas. Le responsable du trading haute fréquence pour l'Asie, basé à Tokyo, est approché par Goldman Sachs. Soucieux de le retenir, BNP Paribas lui offre un bonus garanti pour 2009 de 4 millions de dollars. Début juillet, quelques jours après le versement de 25 % du bonus promis quelques semaines plus tôt, la banque subit une nouvelle vague d'une dizaine de départs à Paris et à New York. Ceux de Paris, une poignée, sont recrutés par le célèbre fonds d'investissement Millenium. Aux États-Unis, ils rejoignent un fonds pour créer une activité de trading algorithmique. Ils vont y retrouver les quatre traders qui viennent de quitter? la Société Généralecute; Générale ! « La triste morale de cette histoire est que ce petit jeu fait le lit des fonds d'investissement à la défaveur des banques », explique un observateur avisé. Car à l'inverse des banques, les hedge funds n'ont aucune contrainte de rémunération. Aux États-Unis, les traders des deux banques françaises décrochent leur Graal. Le calcul de leur bonus est désormais écrit dans leur contrat. Ils toucheront 50 % des gains qu'ils réalisent. Une formule qui va permettre à ces traders, déjà riches, d'amasser une fortune considérable. « Ce métier n'a plus rien à faire dans les banques, car elles n'ont désormais plus les moyens de s'aligner sur les bonus des hedge funds », conclut, non sans ironie, l'un d'entre eux. De fait, chez BNP Paribas, le trading algorithmique a perdu près de la moitié de ses équipes. Sur les neuf premiers mois de l'année 2009, ses revenus ont atteint 150 millions d'euros. Quatre fois moins que l'an passé. nCredit Suisse déroule le tapis rouge et accepte qu'ils restent à Paris alors que ses activités de trading sont basées à Londres.
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