Les dangers de l'entreprise nomade

Il s'appelle Nitin Nohria. Il est né au Rajasthan dans les années 1960. Il a fait ses études à Bombay, puis à la Sloan School of Management du MIT, avant de devenir, très jeune, professeur à Harvard. Le 1er juillet dernier, il est devenu le « dean », c'est-à-dire le doyen du corps professoral de la Harvard Business School. Et, en ce mois de novembre 2010, il signe un article percutant dans la « Harvard Business Review ». Un appel angoissé sur les effets de « la rupture du lien entre l'entreprise et la société ». Publié dans la bible des PDG de multinationales, l'avertissement confirme l'entrée dans une nouvelle phase des relations entre le monde des affaires et l'opinion des pays occidentaux.Nitin Nohria part d'un constat banal. Pendant une bonne partie du XXe siècle, explique- t-il, la création de richesses et la création d'emplois ont progressé de manière concomitante. Ce que l'on appelle le « Siècle américain », qui désigne la période heureuse pendant laquelle la classe moyenne bénéficiait à plein du couplage vertueux entre le taux de croissance de l'économie et le taux d'emploi. Cela tenait au caractère à la fois « matériel » et « régional » de la croissance économique. À la production de masse répondait directement la distribution de masse. Le citoyen produisait le matin ce qu'il consommait le soir. Régulées par un discours publicitaire très rassembleur, l'offre et la demande de logements, de voitures ou de récepteurs TV s'ajustaient de manière à la fois lisible et liquide. Certes, des chapelets de conflits sociaux venaient tempérer la vision irénique de l'« American way of life » mais, point capital, les entrepreneurs, les salariés et les épargnants étaient tous convaincus du lien indissoluble du travail et du profit.Changement de décor radical aujourd'hui. Quand Facebook double son chiffre d'affaires, il ne multiplie pas ses effectifs par deux. Quand un hedge fund lance une opération à plusieurs milliards de dollars, il mobilise moins de bureaucrates - pour un dossier de même dimension - qu'une banque traditionnelle. Quand un constructeur automobile transfère une usine dans un pays du Sud, il y prépare peut-être l'avènement d'une classe moyenne en 2020, mais laisse en jachère le territoire où a commencé son histoire.On ne reviendra pas à l'ordre ancien. Les multinationales sont devenues des organisations nomades, oublieuses des consensus du siècle passé. Piège dangereux aux yeux de Nitin Nohria, pour qui la montée du ressentiment palpable de l'opinion à l'égard du monde des affaires - de la droite dure à la gauche consumériste - est un événement historique qui exige une réaction immédiate de la part des chefs d'entreprise. Pas une contre-offensive de charme à la façon de ces quelques milliardaires qui veulent consacrer la moitié de leur fortune à la bienfaisance. Une contre-offensive de fond, concrète et argumentée, qui passe par le retour de l'entreprise dans le débat public sur l'emploi dans les pays développés.Toutes les grandes entreprises ont leurs bonnes oeuvres et leurs « engagements citoyens ». Mais elles laissent au pouvoir politique et au monde associatif le soin d'imaginer ce que pourrait être le retour à une société de plein-emploi dans un monde occidental vieillissant, mais riche d'idées, de talents et de désirs. Cette attitude de neutralité est contre-productive. Elle entretient une image d'indifférence face à un grave traumatisme de la société. Pourquoi ne pas mettre les méthodes de créativité de l'entreprise au service de ce qui est désormais une grande cause du siècle ? Et qui sait, ce serait peut-être aussi l'occasion d'identifier de nouveaux gisements de croissance et de richesses.ParJacques Barraux Journaliste
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