La justice face aux mafias du CO2

Emprunter un jet privé pour aller au ski peut coûter très cher. Fabrice S., incarcéré depuis l'hiver dernier, en sait quelque chose. Il est soupçonné d'avoir participé à la fraude à la TVA sur le marché du CO2, qui place aujourd'hui le pôle financier du tribunal de grande instance de Paris en ébullition. Selon nos informations, pas moins de cinq informations judiciaires sont en cours, confiées à quatre juges d'instruction.C'est bien la facture d'un week-end à la montagne qui a mis la puce à l'oreille d'un policier versaillais qui épluchait les comptes de Fabrice S. pour une histoire de chèque douteux. Et peut-être aussi l'Aston Martin. Au départ, le commerçant vendait du textile sur les marchés. Un business prospère, spécialisé sur la distribution de jeans Diesel et de Converse. Marié, père de deux enfants et très impliqué au sein de la communauté juive de la banlieue parisienne où il réside, Fabrice S.e donne a priori pas dans le bling-bling. Jusqu'à 2009, où les affaires décollent un peu trop vite, selon les enquêteurs. Lesquels soupçonnent aujourd'hui l'homme de s'être enrichi en participant au grand tournoi de « fraude au carrousel » sur le CO2, qui a allégé les caisses de l'État français de 1,5 milliard d'euros entre 2008 et 2009, selon un spécialiste du marché. Les fraudeurs achetaient des quotas hors taxes à l'étranger, et les revendaient taxes comprises en France avant de disparaître avec 19,6 % de bénéfice. Selon un proche du dossier, il est accusé d'être gérant de fait de la société Nathanael, une société de textile dont les comptes reflètent des mouvements de fonds impressionnants, soit 263 millions d'euros en deux mois transférés à l'étranger. La justice le soupçonne d'avoir extorqué quelque 43 millions d'euros au fisc, entre mars et le début du mois de juin 2009. Un de ses comparses, Aroun C. s'est réfugié en Israël, où il a été entendu par la police israélienne cet été. Sachant qu'Israël n'a pas d'accord d'extradition avec la France, les juges craignent que Fabrice S. suive le même chemin. Pourtant, son profil tranche avec les autres personnes mises en examen, dont l'implication dans cette fraude semble nettement plus réfléchie.À commencer par Grégory Z., également sous les verrous. Gérant de la société Crépuscule, ce dernier était plutôt bien introduit dans la finance carbone. Sa société était d'ailleurs membre du marché du CO2 français depuis mai 2007, soit avant même la création de la place de marché BlueNext, fin 2007, qui a hérité des actifs de Powernext. « Au printemps 2009, quand on a appris que Gregory Z. s'était fait choper, on était surpris », assure un intervenant du marché. À bien y regarder, Fabrice S. et Gregory Z. n'ont pas grand-chose en commun, si ce n'est le fait d'avoir momentanément partagé une cellule à la prison de la Santé..., un comble alors que les deux détenus le sont notamment pour éviter une circulation d'informations entre les protagonistes. Avec ses bureaux fantômes, installés boulevard de Sébastopol, dans une société de location de bureaux, et les multiples identités et sociétés avec lesquelles elle travaillait, Crépuscule a pris grand soin de dissimuler ses activités, tout en soignant ses relations. Ce qui est également le cas de bon nombre d'intermédiaires du marché du CO2, qui couraient les colloques et les cocktails en 2008 et 2009, et se font aujourd'hui plus discrets.La société Voltalia, cotée au Marché Libre et membre de BlueNext, qui génère des crédits de CO2 notamment en Guyane et au Brésil, avec des actionnaires prestigieux au capital, comme la famille Mulliez ou la Caisse des dépôts, aurait ainsi servi d'intermédiaire à la société Nathanael pour accéder au marché du CO2, selon certains témoignages recueillis par la justice. Contacté par « La Tribune », Robert Dardanne, le PDG de Voltalia, s'est refusé à tout commentaire. D'autres structures, dont TerraNova Market, qui était membre du marché du CO2 de longue date, seraient aussi impliquées dans les montages. Elles ne sont cependant pas inquiétées par la justice. La société Nathanael est au contraire arrivée tout à la fin de la période de fraude : les transferts de fonds suspects qui lui sont reprochés portent sur trois mois, de mars à juin 2009. Une période où la fraude n'était plus une hypothèse. Les mouvements suspects reprochés à une des sociétés travaillant avec Nathanael, Max Sky, inquiétaient BlueNext dès le mois de mars. « Il y a eu des alertes, la taille de la négociation était supérieure à la moyenne d'une journée », a expliqué cet été la directrice juridique de BlueNext aux enquêteurs. La Caisse des dépôts et consignations, actionnaire de BlueNext à 40 % mais aussi gestionnaire du registre de quotas de CO2, avait de son côté mis en garde dès le mois de décembre 2009 les services de Bercy. Et, selon nos informations, le cabinet de Christine Lagarde avait aussi été destinataire, le 30 janvier 2009, d'un courrier de la part du directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, Augustin de Romanet. Lequel alertait sur le risque de fraude, en réclamant la suppression de l'impôt. Il faudra plusieurs réunions entre les parties prenantes, c'est-à-dire la CDC et les cabinets d'Éric Woerth, alors ministre du Budget, et celui de la ministre de l'Économie, avant que la décision soit prise, le 15 mai 2009, de supprimer la taxe, lors d'une réunion au cabinet du ministre. Et trois semaines de plus pour sa mise en oeuvre, début juin. Une lenteur regrettable : entre le 15 mai et le 9 juin, date de la suppression effective de la TVA, 1,24 milliard de tonnes de CO2 ont été échangées sur BlueNext. Si l'on considère que 90 % des échanges étaient le fait de fraudeurs, et un prix moyen de 14,31 euros par tonne de CO2 sur la période, la perte pour le fisc dépasse les 300 millions d'euros. En moins de trois semaines.Dix-huit mois plus tard, neuf enquêtes préliminaires ont été ouvertes à Paris. Et cinq informations judiciaire sont en cours, réparties entre quatre juges du pôle financier du tribunal de grande instance. Le juge Jean-Marie d'Huy a hérité de deux autres dossiers en plus de Crépuscule, tandis que Renaud Van Ruymbeke s'est attelé à une des instructions. Les juges Aude Buresi et Guillaume Daieff, du pôle de lutte contre la délinquance astucieuse, créé en 2009 et rattaché au pôle financier, sont chargés du dossier Nathanael. Le partage des dossiers entre quatre juges d'instruction, alors que le pôle financier en compte onze, témoigne de l'ampleur de l'affaire, même si, de l'aveu d'une source proche de l'enquête, « les moyens alloués à la lutte contre la fraude sont limités ». Si les services du TGI sont mobilisés, ceux de Bercy manifestent en revanche une certaine désinvolture. Dans le dossier Nathanael, le Trésor a attendu plusieurs mois d'instruction avant de se porter partie civile, très récemment. Les poursuites ne semblent pas constituer une priorité pour le Trésor, principale victime de la fraude estimée à 5 milliards d'euros par Europol, dont 1,5 milliard en France. Aline RobertLire également page 25
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