Le déjeuner de Philippe Mabille : chez Drouant avec Jean-Pierre Jouyet, président de l'AMF

Le rendez-vous n'a pas été difficile à prendre. L'auteur de ces lignes a écrit, avant l'élection présidentielle de 2007, un livre avec Jean-Pierre Jouyet, intitulé « N'enterrez pas la France », pour prendre le contre-pied du déclinisme ambiant. Depuis, nous sommes restés en contact régulier, malgré l'agenda surchargé de celui qui aura passé deux ans auprès de Nicolas Sarkozy comme secrétaire d'État aux Affaires européennes avant d'être nommé à la tête de l'Autorité des marchés financiers (AMF), le gendarme de la Bourse. Nous nous retrouvons donc mercredi 24 mars chez Drouant, le célèbre restaurant situé place Gaillon à Paris, entre la place de l'Opéra et celle de la Bourse, où se trouvent les bureaux de l'AMF. Achats mystère Asperges en entrée, le président de l'AMF dresse un bilan des avancées en termes de régulation boursière et financière en France. À propos de l'affaire EADS, où tous les protagonistes ont été relaxés de l'accusation de manquement d'initié, il promet de faire des propositions en avril sur le volet « Enquêtes-Sanctions de l'AMF ». « Il y aura une charte des enquêteurs, avec une forme de contradictoire en amont de la notification des griefs. Il faut aussi résoudre la disproportion entre les moyens de la défense et ceux, trop faibles, de l'AMF en tant qu'autorité de poursuite. Je milite donc auprès de Christine Lagarde et de la chancellerie pour que la loi bancaire et financière instaure un droit d'appel pour l'AMF des décisions de la Commission des sanctions. » Afin de mieux surveiller la façon dont les produits financiers sont commercialisés, Jean-Pierre Jouyet attend beaucoup du pôle commun de l'AMF et de l'Autorité de contrôle prudentiel (banques et assurances), animé à tour de rôle tous les deux ans par un coordonnateur issu de l'une des deux maisons. Surtout, l'AMF vient de recruter une femme, Nathalie Lemaire, une ancienne de Carrefour et de la BNP, spécialiste de la consommation, pour diriger la nouvelle direction des relations avec les épargnants. La Drep « va faire des achats mystère de produits financiers et des visites anonymes au guichet, afin de vérifier que ce qui est vendu correspond bien à ce qui est dit au client ». Une idée qui figurait dans un rapport de l'inspection des finances, qui a été testée par sa femme, Brigitte Taitinger, pour les parfums Annick Goutal. Inutile de dire que les banquiers et les assureurs ne sont pas très contents de voir l'AMF emprunter aux méthodes de testing de la Halde... « Sur ces achats mystère, il y aura une muraille de Chine entre ce que fait la Drep et moi. Elle agira de sa seule initiative », promet Jean-Pierre Jouyet. De l'ombre à la lumière Au niveau européen, son grand défi est la révision de la directive MIF sur les instruments financiers, afin de réguler « le grand bazar, pour rester poli » que sont devenus les marchés financiers. « Penser que seulement 53 % des transactions se font sur un marché organisé, 10 % sur des plates-formes spécialisées, 7 % dans des systèmes internalisés et les 30 % restants dans des ?dark pools?? opaques fait froid dans le dos. » Cette fragmentation des marchés « ne peut plus durer : il faut passer de l'ombre à la lumière », dit-il. D'autant que, même sur les marchés organisés, le virus de la complexité s'étend. « Six transactions sur dix se font désormais via des systèmes automatisés où seules les mathématiques commandent : ce sont les fameux ?calculs algorithmiques?? et le ?high frequency trading?? [arbitrages qui jouent sur des écarts minuscules entre deux places financières, de façon très rapide, parfois la milliseconde...]. » « La crise n'a rien changé. Au contraire, il y a eu une accélération de la sophistication, s'inquiète-t-il. La négociation de la directive Hedge Fund est bloquée, nous prenons du retard dans la régulation des agences de notation. Pour respecter les engagements pris par le G20, il va falloir mettre les bouchées doubles... » Enfin, dernier sujet sensible au menu de l'AMF cette année, un rapport sera remis à la fin de l'été, sur les rémunérations des dirigeants des sociétés cotées et l'application du code Afep-Medef. « J'ai dit que je ne serais pas le notaire du système, et par-delà tout le respect que j'ai pour cette profession, ce ne sera pas le cas », prévient-il.La politique en plat de résistanceSuprême de volaille en plat, l'ancien ministre d'ouverture parle un peu de politique. Ancien directeur de cabinet de Roger Fauroux au ministère de l'Industrie, de Jacques Delors à la présidence de la Commission européenne, directeur adjoint de celui de Lionel Jospin à Matignon, directeur du Trésor, président du Club de Paris, cet inspecteur des finances a survécu à son expérience dans un gouvernement de droite. « Je ne regrette pas ces fonctions européennes. Toute ma vie a été consacrée à l'Europe. En me proposant ce poste pour préparer la présidence française de l'Union européenne, Nicolas Sarkozy m'a permis de servir mon pays et l'Europe », résume-t-il, se félicitant de n'avoir pas perdu au passage le lien avec ses amis socialistes. « Je revois Martine Aubry, Laurent Fabius, Manuel Valls et d'autres. » Tous ceux qui connaissent bien Jean-Pierre Jouyet savent que c'est surtout avec François Hollande qu'il cultive, depuis la promotion Voltaire de l'ENA, en 1980, une solide amitié. L'ancien premier secrétaire du PS l'a d'ailleurs invité sur le plateau de l'émission « Vivement dimanche » de Michel Drucker, pour montrer qu'il ne lui tenait pas rigueur de sa présence temporaire dans un gouvernement présidé par Nicolas Sarkozy. Désormais inamovible pour cinq ans à la tête de l'AMF, Jean-Pierre Jouyet revendique son indépendance. « Il va y avoir un virage à droite après les régionales », prédit-il, alors que Nicolas Sarkozy vient tout juste de parler à l'Élysée pour tirer les leçons de la défaite de l'UMP dimanche. « Je suis opposé à une loi sur la burqa, cela ne va faire qu'attiser les choses, sans régler le problème », juge-t-il. Que va-t-il se passer maintenant ? À droite, la situation est devenue complexe. « Le Front national a encore progressé au second tour. Je crains que, en l'absence de résultats sur la sécurité, ce retour soit durable », dit Jean-Pierre Jouyet. À gauche, la situation n'est pas encore clarifiée. Dominique Strauss-Kahn ? Il ne viendra « que si les socialistes l'appellent et s'il a de solides chances de l'emporter ». Sinon, il postulera à un second mandat au FMI. Ségolène Royal ? Avec ses 60 % de voix en Poitou-Charentes, elle va « revenir dans le jeu » et mettre Martine Aubry sous une pression permanente. Coopérer avec le FMIChangeons de sujet. L'Europe vient naturellement dans la discussion, avec l'un de ses meilleurs connaisseurs. Sur la crise grecque, il est confiant dans la perspective d'un accord au Conseil européen du lendemain. « Quand l'Europe ne sait pas faire, il n'y a aucune honte à coopérer avec le FMI », juge-t-il. Selon lui, on aurait pu facilement résoudre la crise en envoyant une « task force » européenne à Athènes, sur le modèle de ce que fait le FMI. « Ce sont les divisions européennes qui ont aggravé la prime de risque grec. » Celui qui parle le fait en connaissance de cause : il vient de rencontrer à New York quelques-uns de ces hedge funds dont la réunion au cours d'un dîner début février a fait naître le fantasme d'un complot contre l'euro. « Paulson (John), qui a une propriété dans le midi, m'a dit que la Grèce n'a représenté que 0,02 % de ses transactions, et l'Europe 2 % ! » Le déjeuner s'achève, sans dessert, par un café. Notre hôte est convoqué pour une audition sur la crise financière à l'Assemblée nationale dans l'après-midi, en compagnie de Christian Noyer, le gouverneur de la Banque de France et futur président de l'Autorité de contrôle prudentielle (qui regroupera les banquiers et les assureurs). Deux dernières infos en guise de pousse-café : il préside à la création de l'École internationale de Sciences po, qui veut faire une sorte de Harvard à Paris, au niveau mastère. Jean-Pierre Jouyet préside aussi la commission de réforme de l'ENA, qui prépare la suppression du classement de la célèbre école des élites de la haute administration française pour 2013... Enfin, si la réforme est votée par le Parlement, ce qui n'est toujours pas le cas...
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