1914-1918, Le rêve amer de la victoire

Le 5 août 1914, quatre jours après la déclaration de guerre de l'Allemagne, le gouvernement français de René Viviani obtient sans difficulté du Parlement le droit d'engager sans contrôle préalable les dépenses nécessaires au conflit. Le pays a confiance dans ses finances comme dans ses armées. Certes, la France est le pays le plus endetté du monde. Le capital de sa dette atteint 34 milliards de francs, soit 93 % de son revenu national annuel. Mais c'est la conséquence de l'usage de la rente perpétuelle qui conduit à une accumulation des dettes du passé. Le régime républicain, qui s'impose à partir de 1877, est plutôt parcimonieux. Ses budgets sont souvent excédentaires, il s'endette peu. En 1893, le capital de la dette était à 125 % du revenu national. L'unification de la rente autour du 3 % en 1903 a permis de réduire son coût. La France a donc de la ressource?: la stabilité politique offerte par la IIIe République après un siècle de révolutions et l'absence de dette extérieure renforce la confiance des créanciers. Sans compter que la France est riche et détient 45 milliards de francs de capitaux à l'étranger en 1914. Mais ce tableau idyllique va sombrer avec les espoirs de guerre rapide et victorieuse. À la fin de l'année 1914 débute la guerre de position. Huit départements sont occupés par les Allemands. Le conflit s'éternise, avec ses combats meurtriers et coûteux. En quatre ans, 144 milliards de francs sont engloutis par l'effort de guerre, soit 28 fois le budget annuel de l'État en temps de paix. Les gouvernements français prennent des mesures fiscales pour renforcer leurs recettes. Le nouvel impôt sur le revenu, voté en 1914, est appliqué à partir de 1916, un impôt sur les bénéfices de guerre des entreprises est créé et les taxes indirectes sont relevées. Mais ces recettes supplémentaires (2,6 milliards de francs entre 1914 et 1918) sont bien insuffisantes devant l'inflation des dépenses. Pour leur faire face, il faut avoir recours à la planche à billets. Les « avances de la Banque de France » à l'État prennent la forme de billets de banque qui ne sont plus convertibles en or. On en émet pour 46 milliards de francs, soit 7,5 fois le montant en circulation avant la guerre. L'essentiel du financement de la guerre repose cependant sur l'emprunt. On draine l'épargne des Français avec des bons de la Défense nationale, des effets à court terme (de 3 à 12 mois), rémunérés à 5 % et que l'on peut acheter dans les bureaux de poste. Le succès de ces bons fait de l'ombre aux quatre emprunts perpétuels émis pendant la guerre. Mais la France doit aussi, pour la première fois depuis un siècle, faire appel à des créanciers étrangers, principalement américains et britanniques. En 1919, la dette de la France s'élève à 115 milliards de francs, dont un tiers dû à l'étranger. L'ampleur des chiffres conduit à une évidence?: la « Belle Epoque » financière est révolue. Mais dans l'euphorie de la victoire, personne ne peut envisager que la France figure parmi les vaincus sur le plan financier. Pour régler cette « gêne » momentanée, on a un espoir?: que l'Allemagne paie. La France insiste donc durant la conférence de paix de 1919 pour obtenir d'immenses réparations?: 125 milliards de francs. Peu importe les réticences britanniques ou le texte de John Maynard Keynes, « les Conséquences économiques de la paix », qui prouve l'incapacité de l'Allemagne à s'acquitter d'une telle somme. La France rêve d'un « retour à la normale », autrement dit à 1914, et se souvient que l'indemnité de 1871, qu'elle a payée par anticipation, était aussi jugée démesurée. Les dirigeants français entretiennent ce doux songe. L'État dépense beaucoup pour amortir les conséquences de la guerre sur l'économie. Pour accroître l'illusion, on divise le budget en trois parties?: une « ordinaire », une « extraordinaire » que l'on financera par de nouvelles dettes et une « recouvrable » que paiera l'Allemagne. Mais cette indolence a un coût?: la perte de la confiance dont le symptôme est la chute du franc. Officiellement, le cours du franc est toujours celui du « franc germinal » fixé en 1803 à 322,25 mg d'or fin. Mais les émissions de billets et le manque de confiance dans l'État font de cette parité une fiction. Sur les marchés, on échange une livre sterling contre 59 francs en décembre 1920, alors qu'il en fallait 25 en 1914. Prêter à un État qui vous rembourse en francs devient une mauvaise affaire. D'autant que l'inflation induite par cette monnaie faible ruine les créanciers. L'État peine de plus en plus à se refinancer autrement que par la planche à billets, ce qui fragilise encore la position du franc sur les marchés. Quant à l'Allemagne, elle ne paie pas. La France reste inflexible sur la question des réparations et occupe la Ruhr en janvier 1923. Les créanciers y voient le signe que l'État est aux abois. En mars 1924, il faut 122 francs pour une livre. Raymond Poincaré, le président du conseil, a compris l'urgence d'un changement de politique. Dès janvier, il a annoncé le retour à l'unité du budget, la réalisation de coupes d'un milliard de francs dans les dépenses et l'augmentation de 20 % des contributions directes. II négocie un emprunt auprès de la Banque d'Angleterre et de la banque américaine Morgan qui exige l'acceptation du futur plan Dawes de révision des réparations allemandes. C'est la fin de l'illusion que « l'Allemagne paiera », mais le prêt des banques est obtenu et le franc remonte. Ce « Verdun financier » est pourtant de courte durée. La victoire électorale du « Cartel des gauches » en mai 1924 mine à nouveau la confiance. Les créanciers se méfient d'un gouvernement où siègent les socialistes. Le franc est à nouveau sous pression et les créanciers ne renouvellent pas leurs bons à court terme. On doit de nouveau avoir recours à la planche à billets. Fin juillet 1926, la livre cote 235 francs et la Banque a atteint le maximum des avances au Trésor fixées par la loi. Le dernier gouvernement du Cartel des gauches tombe. Seul Poincaré peut restaurer la confiance. Revenant aux affaires, il prend enfin les décisions qu'imposent les conséquences de la guerre?: rigueur budgétaire, conversion de la dette à court terme en dette à long terme, création d'une caisse d'amortissement. Le franc remonte vite sur les marchés, mais il faut attendre 1928 pour que Poincaré sanctionne la perte de la valeur de la monnaie par la fixation d'un nouveau poids officiel en or pour la monnaie française égale à un cinquième de celle de 1914. De cette longue crise structurelle naît un monde nouveau?: les rentiers ont été ruinés par l'inflation et la dévaluation. La rente perpétuelle cesse d'être l'instrument privilégié de gestion de la dette publique et les banques étrangères dictent désormais leur loi à l'État. Certes, il n'y a pas eu de défaut officiel. Chaque créancier a été remboursé, fût-ce en monnaie de singe. Mais le traumatisme de la chute du franc va laisser des traces. Dans la dépression mondiale qui éclate dès 1929 et qui frappe la France à partir de 1931, les gouvernements de droite vont appliquer une politique déflationniste pour soutenir le franc, ce qui aggravera la crise, économique et politique. Romaric God
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