Les États-Unis de la colère

Le jour se lève paresseusement sur le camping de Williams, petite ville d'Arizona, restée dans l'histoire comme étant une des haltes incontournables de la mythique Route 66. C'est une Amérique de carte postale, figée dans les années 1960, désuète et un peu miteuse aussi. Lessive et sac de linge sous le bras, Jenny Powell se fraie un chemin parmi les rangées de RV (« recreational vehicles ») pour aller faire ses machines. Adam, son mari, vérifie les branchements d'alimentation en eau et électricité. Comme 8 millions d'Américains de la classe moyenne, leur camping-car, spacieux et propret, est leur résidence secondaire. Cette fois, ils s'offrent quelques jours pour visiter le Grand Canyon, non loin, « mais je ne sais pas si nous pourrons nous permettre d'autres voyages cette année », explique-t-elle, ses formes généreuses engoncées dans un jogging bleu pâle. « Nous avons mis de l'argent de côté pour notre retraite, mais les temps sont incertains, vous savez. Et ce n'est pas avec toutes les dépenses engagées par le gouvernement en ce moment que cela va s'améliorer. »Originaires de San Diego en Californie, les Powell ont voté Obama en 2008, lassés d'un Bush va-t-en-guerre. Pour les élections de mi-mandat du 2 novembre prochain, c'est sûr, ils ne voteront pas démocrate. « Les petits entrepreneurs sont pris à la gorge », poursuit-elle. Et tant pis, si Barack Obama a fait passer fin septembre une loi en faveur des PME, qui leur propose notamment 30 milliards de prêts et des avantages fiscaux, dans le but de relancer l'emploi. « Les démocrates jouent avec notre argent. On ne peut pas aider tout le monde et je ne veux pas que ce soient mes enfants qui payent l'addition. »Une assertion révélatrice du « blues » qui gagne l'Amérique d'Obama. Sonnés depuis le début de la crise financière et sa kyrielle de dommages collatéraux, les Américains sont hantés par un taux de chômage de 9,7 %, au plus haut depuis 1948 et par l'ampleur du déficit de l'État (1.294 milliards de dollars, soit près de 9 % du PIB). Englués dans leurs difficultés quotidiennes, ils reprochent au président américain d'avoir sacrifié la lutte contre le chômage à ses deux grandes priorités « de gauche » : l'élargissement de la couverture sociale et la réforme de Wall Street. À quelques jours du scrutin, ils sont 55 % à penser qu'il mérite l'épithète « socialiste », une obscénité outre-Atlantique et 61 % estiment qu'il est un « big spender ».Les différentes mesures mises en place tardant à montrer leurs effets sur l'économie réelle, l'opinion publique redoute, en outre, une hausse des impôts qui les forcerait à se serrer un peu plus la ceinture. Un thème dont la droite conservatrice s'est largement emparée, qualifiant cette politique « d'irresponsable ». La volonté d'Obama de ne pas prolonger l'année prochaine les avantages fiscaux, accordés aux plus riches sous l'administration Bush, est vécue comme un chèque en blanc : Washington sera alors libre de décider des secteurs dans lesquels il faut investir et d'entraver le marché, martèlent à l'envi les candidats républicains et leur aile droite, le Tea Party.Élu sur un formidable élan populaire en 2008, Barack Obama est aujourd'hui voué aux gémonies par plus de la moitié de l'électorat ; victime expiatoire d'une économie rythmée par les licenciements et les saisies immobilières et de la méfiance viscéralement ancrée dans la psyché des Américains à l'égard de Washington.« Assistanat », le vocable, jeté comme un gros mot, affleure d'ailleurs de façon récurrente en cette période électorale. 44 millions d'Américains, en particulier noirs et hispaniques, vivent désormais sous le seuil de pauvreté ? Les attaques contre les immigrés, à coups de vidéos de campagnes nauséabondes, se multiplient ? Il n'empêche. Dans une Amérique en proie au doute, qui a beau constater, incrédule, qu'elle est vulnérable bien au-delà de la seule menace terroriste, l'idée que l'on puisse attenter à la sacro-sainte liberté d'entreprendre révulse. Chez les Wasp, dans la classe moyenne et jusque chez les Redneck des zones rurales, l'antienne est la même : les États-Unis sont le pays de tous les possibles, de la fameuse « optimistic can-do attitude ». Et doivent le rester.« L'État ne peut pas pourvoir à tout et en aucun cas se substituer à la volonté de s'en sortir, ou non, des gens, » confie un gérant de hedge funds new-yorkais, qui se définit comme démocrate. « C'est le fondement même de notre nation : le rêve américain accessible à tous, quelle que soit son origine, pourvu que l'on travaille. » Un darwinisme économique inconcevable dans la vieille Europe, mais qui gagne du terrain outre- Atlantique, incarné par la montée en puissance du Tea Party. Trop de protection sociale freine l'économie, disent-ils en substance.Catalyseur de l'acrimonie croissante à l'égard du gouvernement en place, la réforme de la santé laisse l'opinion publique perplexe. L'essentiel ne sera appliqué qu'entre 2011 et 2018, rendant son contenu, pour l'heure, difficile à juger. Cette loi historique devait pourtant être l'atout maître du camp démocrate pour ces élections de mi-parcours. Elle pourrait être son cauchemar. Le camp républicain la vilipende, y voyant là une nouvelle preuve de l'ingérence systématique de l'État dans la vie des citoyens, et partant, une atteinte à la liberté ; tout comme elle divise les démocrates, certains la jugeant trop timide, d'autres au contraire s'en désolidarisant.De cette Afro-Américaine qui, au cours d'un débat télévisé, lui lançait, « je suis épuisée d'avoir à vous défendre, de défendre un changement pour lequel j'avais voté », jusqu'aux « fat cats » de Wall Street, à l'instar de Stephen Schwarzman, le cofondateur de Blackstone qui, s'insurgeant contre un encadrement des bonus, l'avait comparé « à l'invasion de la Pologne par les Nazis », la société américaine, de haut en bas, converge dans le même désamour à l'égard de Barack Obama. Ce qui faisait dire, il y a peu, à un éditorialiste de « Forbes » : « Nous ne sommes plus les États-Unis d'Amérique, mais les États-Unis de la colère. »Sixtine Léon-Dufou
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