L'angoisse du Grand Cru avant la note de Parker

Ces mardi et mercredi, c'est au Château Beau-Séjour Bécot, premier grand cru classé de Saint-Émilion, que se déroulera la traditionnelle grand-messe de dégustation des primeurs de Saint-Émilion, pour les membres de l'Union des grands crus de Bordeaux. Ils sont environ 4.000 invités, négociants et quelques-uns de leurs clients triés sur le volet, pour déguster le cru 2009 qui s'annonce, par sa qualité, « du jamais-vu » de mémoire de vigneron.Cette étape essentielle dans la vie de certains vins (qui seront livrés 18 mois plus tard) est une institution. Préalable absolu à la présence des meilleurs bordeaux aux quatre coins du monde, la dégustation pour les ventes en primeur se déroule toute la semaine. Elle ne concerne pourtant qu'une poignée d'élus : moins de 300 châteaux de tout le Bordelais participent à ce concours de beauté, ne représentant finalement que 5 % des volumes de la région. Mais ils sont les plus prestigieux et donc les plus chers.À Saint-Émilion, où l'on élève du vin depuis l'époque gallo-romaine et dont la beauté du site lui vaut d'être classé par l'Unesco au patrimoine mondial de l'humanité, on ne recevra peut-être pas cette semaine la totalité des 400 négociants bordelais qui ont l'exclusivité d'accès aux primeurs. Car 10 % d'entre eux représentent 80 % du chiffre d'affaires total. Comme le précise Alain Vauthier, propriétaire de Château Ausone, premier grand cru classé, « je choisis les négociants avec lesquels je souhaite travailler. Ils sont une trentaine. Il peut m'arriver de réduire l'allocation de certains si la qualité de leur distribution ne me satisfait pas, et inversement d'en accueillir d'autres progressivement s'ils ont des arguments pour me convaincre. Il faut parfois dix ans avant d'être dans ma liste ».Malgré sa réputation internationale, qui en fait l'un des vins les plus chers au monde, Château Ausone doit néanmoins passer un examen chaque année. Une épreuve dont la note déterminera le prix de la bouteille et la rapidité de la vente du millésime. Cette note est attribuée depuis une vingtaine d'années par un Américain dont le nom est devenu un mot de passe commun à tout le monde du vin, qu'on soit professionnel ou amateur : Robert Parker. Comme l'explique Emmanuelle d'Aligny-Fulchi, oenologue de Château Angelus, « nous sommes absolument convaincus de la qualité de notre produit, mais la note de Parker est une information essentielle que le marché attend ».Le processus est immuable. En janvier et février, les vignerons procèdent à leurs assemblages. Mi-mars, Robert Parker vient à Bordeaux faire ses dégustations. À l'aveugle, en présence d'un seul oenologue, il goûte jusqu'à 300 vins par jour. Et fin mars, la dégustation est ouverte à ceux qui, plus tard, achèteront. La note de Robert Parker sortira fin avril. Les ventes pourront alors se faire. Elles transiteront obligatoirement par une autre institution bordelaise, les courtiers, qui prendront 2 % de la vente. Le propriétaire recevra alors le paiement en deux ou trois tranches qui seront toutes versées avant juin 2011. Le produit ne sera livré, en septembre, que s'il a été réglé en totalité.C'est sur la période située entre la fin des dégustations et la publication de la note de Parker que se forme le prix. Et là, explique Sophie Fourcade, propriétaire des Grandes Murailles, premier grand gru classé et de Clos Saint-Martin, grand cru classé, « les ventes de primeurs défient toutes les lois de l'économie de marché. Ici, c'est le vendeur qui est en position de force. Avant d'avoir la note de Robert Parker, il faut sentir quel prix nous pourrons demander. C'est un exercice très subtil et très risqu頻.Le prix de revient n'a rien à voir avec le prix de vente. Les vignerons essaient de tester leurs négociants habituels pour sentir le nombre de caisses que ceux-ci souhaitent ; ils tentent d'anticiper tout signe (pourtant inexistant) de Robert Parker ; certains reconnaissent qu'ils essaient d'avoir des informations sur le prix des grands crus équivalents. Ensuite, l'idée que les propriétaires se font du prix de leur vin sera confortée, ou non, par la note de Robert Parker. Un propriétaire le confie : « Si la note est très bonne, c'est-à-dire supérieure à 92 sur 100, je vais booster mes prix. »Mais ce n'est pas si simple. Comme le remarque Gérard Bécot, propriétaire de Château Beau-Séjour Bécot, premier grand cru classé, « on tâtonne pendant quelques semaines. Mais lorsqu'on annonce le prix, nous n'avons pas le droit à l'erreur : une fois fixé, il est immuable. Un refus n'entraîne jamais une réduction de prix ». Ces rites particuliers vont très loin, comme le souligne Alain Vauthier : « Tout le processus est oral. Le prix comme l'engagement d'acheter sont annoncés et n'ont pas besoin d'être matérialisés. »Le niveau de la note de Robert Parker est essentiel à plusieurs égards. Et un vigneron l'avoue, « tout le monde est dans l'angoisse en attendant ». La note permet de fixer le prix. Ainsi, le Château Ausone 2005, millésime remarquable, noté 100, s'est vendu 500 euros hors taxes la bouteille. Mais la note détermine aussi la rapidité de la vente et la capacité de spéculation. Cette même bouteille de Château Ausone était vendue, le lendemain, 1.200 euros. Michel Gracia, propriétaire de Château Gracia, grand cru, raconte : « En 1997, un négociant a fait goûter mon vin à Robert Parker. Il m'a noté 90/100. L'effet à la hausse sur mes prix a été immédiat et j'ai vendu mes 10.000 bouteilles en une heure. Depuis, ma récolte part en une heure. »En attendant le verdict du maître, on se rassure à Saint-Émilion en se disant que 2009 est un millésime exceptionnel, que les Américains ont vidé leurs caves sans les approvisionner depuis trois ans et que les Chinois, dont la demande explose, « ne connaissent rien au vin, et s'en remettent aux étiquettes les plus prestigieuses ». Voilà de quoi espérer.Guénaëlle Le Solleu, à Saint-Émilion
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