Pour quelques microsecondes de moins... et quelques milliards de plus

Le courtage à haute fréquence est de ces sujets qui reviennent en permanence dans l'actualité. En particulier depuis le fameux « flash crash » américain, quand le Dow Jones a perdu et regagné 600 points en vingt minutes. « La Tribune » a décidé d'enquêter sur ce phénomène qui révolutionne les marchés.
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«Vous connaissez 24 Heures chrono ? » Devant un hangar aux allures ordinaires d'une zone industrielle à moitié désertée du New Jersey, Jayesh Punater plaisante, faisant référence à la fameuse série américaine à suspense. C'est ici, à 20 minutes de New York, que Gravitas, la société qu'il dirige, a implanté ses serveurs informatiques. Elle n'est pas la seule. Derrière ces murs, se dissimule un gigantesque centre de traitement de données (« data center »), opéré par Equinix. Son slogan, « La sécurité d'abord ». Et ce ne sont pas des paroles en l'air ! Codes d'accès, scanners biométriques, caméra de surveillance tous les deux mètres... c'est une véritable forteresse. Car les trois gigantesques salles de ce centre abritent les infrastructures technologiques de banques (comme Morgan Stanley) et d'hedge funds. Chaque jour, des milliards de dollars de transactions transitent par ces milliers de serveurs et ces kilomètres de câbles de fibre optique. Avec un seul objectif : la vitesse, à l'heure du courtage à haute fréquence (« high frequency trading », HFT). « Chaque microseconde compte, explique Jayesh Punater. Si vous réagissez une microseconde après quelqu'un d'autre, il est déjà trop tard. »

Depuis dix ans, le courtage est entré dans une course de vitesse sidérante. Dans l'immense salle de marchés londonienne de Nomura, une banque japonaise, devant une rangée d'ordinateurs qui ne sont là que pour contrôler les opérations, Andrew Bowley, un spécialiste du courtage électronique, n'en revient pas lui-même. « En 1991, j'avais des machines automatiques qui travaillaient en 2,5 secondes. Il y a cinq ans, on était content quand on arrivait à quelques dizaines de millisecondes. Aujourd'hui, on parle en dizaines de microsecondes. » Dans cette course de vitesse, tout compte pour gagner quelques fractions de seconde. L'emplacement des serveurs par exemple : les grandes banques et les hedge funds louent très cher des emplacements à l'intérieur des centres informatiques des Bourses. C'est ce qui s'appelle la colocalisation. « C'est calculé au millimètre, pour que chacun soit à la même distance du serveur », explique Nicolas Bertrand, le spécialiste du sujet à la Bourse de Londres. Chacun se bat aussi pour contrôler les réseaux de fibres optiques. En juin 2010, la société de câblage Spread Networks a posé un réseau dédié au courtage à haute fréquence pour faire l'aller-retour entre New York et Chicago en 13,3 millisecondes. Gain de temps ? Deux millisecondes par rapport à ce qui existait auparavant. C'est suffisant pour convaincre de riches traders de payer pour utiliser ce réseau.

À quoi bon cette précipitation ? Parce que jamais la notion de « temps, c'est de l'argent » n'a été aussi vraie. Le HFT est une stratégie d'investissement à très court terme qui consiste à acheter et à revendre des actifs très rapidement. Parfois, presque simultanément lors d'opérations d'arbitrage, la façon la plus simple de gagner de l'argent avec le HFT : l'ordinateur compare par exemple les prix d'une même action entre deux places boursières, et peut ensuite aisément jouer sur la différence pour l'empocher. Tout est entièrement informatisé, et l'homme n'intervient à aucun moment. « Chaque opération ne rapporte que quelques centimes, explique Jonathan Brogaard, professeur à Northwestern University. Mais en multipliant les transactions, les meilleurs traders parviennent à dégager des profits très solides. » Au coeur du système, on trouve désormais les algorithmes, des processus informatiques souvent complexes qui peuvent nécessiter plus d'un an de développement et de tests. Encore faut-il arriver à temps : une fraction de seconde trop tard, et cette stratégie ne fonctionne plus. « Ce n'est pas seulement une course à la vitesse, nuance Victor Lebreton, directeur chez Quant Hedge. C'est également une course à l'exécution : le bon prix, le bon volume, le bon marché au bon moment. »

L'an passé, aux États-Unis, le courtage à haute fréquence représentait 53 % des volumes d'actions échangés, plus de deux fois plus qu'en 2006. En 2009, cette part de marché avait même atteint 61 %, grâce à l'extrême volatilité qui sévissait alors sur des marchés en plein doute, volatilité qui facilitait les jeux de très court terme. Les conséquences sont spectaculaires : aux États-Unis, les actions sont détenues en moyenne... 22 secondes avant d'être revendues. De plus, cela fractionne les transactions, qui portent en moyenne sur 200 actions contre 1.600 il y a cinq ans. En Europe, où le phénomène est plus récent, la part de marché du HFT s'élève à 38 %. Elle n'était que de 5 % en 2006.

La progression du HFT semble inexorable : la stratégie se répand progressivement en Asie, notamment à Hong Kong et à Tokyo. Mais aussi au Mexique et au Brésil. En Afrique du Sud, la Bourse de Johannesburg vient d'acheter la même technologie que celle utilisée par son homologue londonienne. L'objectif affiché est sans détour : « Des transactions exécutées 400 fois plus vite. » L'étendue du HFT se fait aussi à d'autres classes d'actifs. Après les actions, les courtiers se sont penchés voilà environ cinq ans sur les devises. « Le HFT compte pour 25 % des échanges de devises spot », écrivait en décembre la Banque des règlements internationaux. Plus récemment, la pratique s'est étendue aux matières premières, comme le pétrole, l'or, l'argent et les métaux. Et des courtiers s'interrogent aussi : certaines matières premières agricoles sont peut-être visées.

Inéluctable, l'envolée du HFT ? Et si, malgré tout, cette « course à l'armement » commençait à toucher ses limites ? Les ordinateurs des banques ont déjà été placés le plus près possible des Bourses, leur puissance est sans cesse plus élevée, et la programmation des algorithmes se fait en gravant directement la puce électronique. « Le problème est que l'électricité ne peut pas aller plus vite : on arrive aux limites des vitesses d'exécution », estime Adam Vile, spécialiste du courtage à haute fréquence à Excelian. Faux, répond cependant Antoine Rescourio, de Celoxica, une entreprise spécialisée dans les puces pour HFT. « Il reste encore à mieux filtrer les données qui reviennent des Bourses. On pourrait aussi mettre nos puces sur les algorithmes de trading, mais les fonds hésitent à cause de la confidentialité de leurs informations. Les réseaux Ethernet dans les banques peuvent aussi être améliorés... » Bref, il y aura toujours quelques microsecondes à gagner. « Non, corrige-t-il. On va arriver à la nanoseconde. » C'est 0,000000001 seconde : un million de fois plus rapide qu'un battement de cils.

Éric Albert, à Londres, et Jérôme Marin, à New York et Chicago

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