Quand le Palais de Tokyo prend des allures de start-up

Deux ans après sa réouverture, Le Palais de Tokyo affiche des résultats très prometteurs, révélant un modèle économique qui ne tarderait pas à faire école.
Valérie Abrial
Palais de Tokyo - Lasco Project

Avec ses 22 000 m2 en plein cœur de Paris, le Palais de Tokyo est l'un des plus grands centres d'art d'Europe. Véritable lieu de vie, il est aujourd'hui l'exemple d'une programmation artistique exigeante, symbole de la création actuelle et émergente, mais pas seulement. Car depuis sa réouverture en avril 2012, et sa gigantesque transformation allant jusqu'à tripler ses espaces, le Palais de Tokyo a pris un virage à 100 à l'heure sous la conduite de son nouveau président Jean de Loisy. Si l'homme est connu pour ses qualités professionnelles en tant que commissaire d'exposition et critique d'art (il a officié, entre autres, au Centre Georges Pompidou et à la Fondation Cartier), on l'a depuis découvert comme adroit gestionnaire. Il faut dire que Jean de Loisy ne s'embarrasse pas de poncifs et autres vieilles rengaines qui remisent la culture aux abris des services étatiques. Et même s'il croit à l'essence même de l'engagement de l'Etat dans la culture, il fait partie de ceux qui ne craignent pas le rapprochement de l'art et de l'entreprise, sous réserve de conditions bien sûr. Cela dit, a-t-on vraiment le choix aujourd'hui de se passer du soutien de mécènes et partenaires quand l'Etat est contraint aux coupes budgétaires ? Désengagement ou pas, c'est une réalité à laquelle il faut bien faire face. De fait, émergent de nouveaux modes de gestion culturelle décomplexés de certaines obligations mercantiles, indispensables à la sauvegarde d'une programmation de qualité et souvent coûteuse.  

Concessionnaire lifestyle

Le Palais de Tokyo appartient à la catégorie d'établissement culturel géré sur le modèle d'une économie mixte permettant un financement public et privé. La nouveauté ici, c'est la transformation du statut juridique de l'établissement, qui d'association loi 1901 a fait place à la création d'une SASU (société par actions simplifiées unipersonnelle) lui donnant la possibilité d'attribuer des concessions et d'en percevoir les redevances. Résultats deux ans plus tard ? Des offres de services multipliées donnant des allures de ville dans la ville à un Palais déjà hétéroclite dans le paysage culturel français. Au Tokyo Eat et à la librairie, se sont donc ajoutés un nouvel espace de restauration et un snack. En mai 2013, c'est le très chic restaurant Monsieur Bleu qui ouvre ses portes, suivi en septembre de la scène arty la plus branchée du moment, le Yoyo, gérée par la société Noctis ; et depuis quelques mois ce sont les salles de cinéma Madame et Mademoiselle Cinéma gérées par MK2 qui ont marqué l'actualité des ouvertures. Dans ce contexte, faut-il voir le Palais de Tokyo comme un nouveau concessionnaire d'espaces lifestyle ? Cela y ressemble bien. Mais à la clé, les concessions ont généré 997 331 euros en 2013, dépassant largement les objectifs fixés. Ajouté à cela l'augmentation des privatisations, le soutien des mécènes, la création du Tokyo Art Club Entreprises et une fréquentation qui dépasse de loin les prévisions puisque des 500 000 visiteurs attendus en 2013, ce sont près de 720 000 qui ont foulé le sol du Palais de Tokyo, et le résultat sera digne d'une succès story. L'autofinancement est en effet passé à 57 % (contre 50 espérés) en 2013, laissant les subventions du ministère de la culture à 43 %. Au total, les recettes de fonctionnement des ressources propres  s'élèvent à 9 162 368 euros. Et oui, la culture ce n'est pas que des dépenses, ça rapporte aussi. A condition d'avoir une gestion saine et efficace bien sûr, et des objectifs budgétaires qui ne dénaturent pas le propos initial de l'établissement. Sur ce point, le Palais de Tokyo est proche du sans faute.

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Jean de Loisy

Jean de Loisy - Photo Bertrand Guay /AFP

A la tête du Palais de Tokyo depuis 2011, Jean de Loisy revient sur son modèle économique et son bilan positif après deux ans d'exploitation.

En devenant une SASU, le Palais de Tokyo est-il devenu une entreprise comme une autre?

Si on était une entreprise, on serait une start-up. Le Palais de Tokyo compte en effet peu de personnes par rapport à l'envergure de l'organisation, mais ce sont des personnes passionnées, très investies et impliquées, à l'image d'un esprit start-up. Pour autant, nous ne sommes pas au sens propre une entreprise car nous avons avant tout une mission de service public, c'est-à-dire que nous sommes d'abord au service des artistes et nous n'avons pas besoin de créer des ressources qui soient supérieures à nos besoins. Lorsque nous avons réouvert en avril 2012, nous avions beaucoup d'incertitudes. L'Etat nous a demandé de faire 50% d'autofinancement ce dont nous étions très loin à l'époque. J'avais sollicité l'avis d'un certain nombre de collègues directeurs d'établissement public et la majorité m'avait répondu qu'il était surréaliste d'imaginer pour l'art contemporain plus de 30 % de ressources propres.

Vous n'avez pourtant pas hésité à relever le défi…

Oui, nous nous sommes quand même lancés et au bout de deux ans nous ne sommes pas loin de 60% de ressources propres, ce qui nous permet de conserver cet aspect turbulent que nous donnons à la programmation, même si le coût de nos expositions est bien inférieur à celui du Moma, de la Tate et du Centre Pompidou. Mais nous avons les moyens de surprendre car nous avons des réponses inventives. Quand nous avons exposé Philippe Parreno sur la quasi totalité des espaces, l'artiste lui même a été impressionné du savoir technique de nos équipes, et lorsque le directeur du Moma a visité l'exposition, il m'a confié que son équipe n'aurait jamais pu la réaliser. Nous possédons un vrai savoir-faire français et nous avons une vertu à vendre dans ce savoir-faire.

Comptez-vous développer les ressources propres du Palais de Tokyo ?

Au vu de l'augmentation de la fréquentation, il est certain que les ressources liées à la billetterie ont augmenté. C'est une bonne nouvelle mais je ne suis pas sûr que nous parvenions à maintenir ce chiffre car la programmation n'est pas conçue pour accroitre la fréquentation. Elle est conçue en fonction de nécessités artistiques, d'artistes qu'il faut appuyer à un moment donner dans leur carrière et non de succès commerciaux. Notre but n'est pas d'exposer des blockbusters, ce n'est pas notre rôle. Sur ce point, nous sommes à la limite de la comparaison avec l'entreprise. Le Palais de Tokyo est avant tout au service des artistes et des publics avant d'être au service de sa rentabilité.

On peut imaginer un développement accru des concessions dans ce cas…

C'est vrai, elles se développent très bien. La création de Monsieur Bleu, du Yoyo et des deux salles de cinéma en plus de la librairie et du Tokyo Eat forment un ensemble très vertueux au service des publics. Cela contribue à notre développement et nous souhaitons, de façon limitée et raisonnée, le poursuivre. Nous pourrions imaginer une boutique très ouverte sur les nouvelles tendances des créations, de la mode, des métiers d'art et du design. Thèmes vers lesquels nous nous inscrivons de plus en plus.

Comment développez-vous le mécénat ?

Le mécénat c'est très exigeant, c'est un dialogue. L'idée du mécénat qu'on a eu autrefois, très élégant, très utile, n'existe plus de cette façon la. Aujourd'hui, le mécène n'est plus celui qui souhaite avoir un logo discret et qui se contente de venir au vernissage. Cette dimension est rare. Par ailleurs, nous évitons le plus possible de faire du sponsoring. Nous faisons très peu d'opérations de promotion de marque et lorsque cela arrive, nous faisons très attention à ce que les artistes ne soient pas instrumentalisés par les entreprises. Avec le mécénat, nous essayons de construire un art de la conversation, c'est un vrai partenariat. Nous associons les entreprises à des événements qui les intéressent, et je ne suis pas du tout opposer à ce que des espaces du Palais de Tokyo portent le nom de telle ou telle entreprise, cela ne me pose pas de problème. En revanche, ce qui me pose un problème de fond, c'est le cas où des artistes, contre leur volonté, sont instrumentalisés par les marques. Ça n'est pas possible.

Comment gérez-vous les événements d'entreprises qui privatisent et exposent au Palais de Tokyo ?

Il y a deux formes de privatisations. La première consiste à ce que l'entreprise privatise dans le cadre d'un événement qui lui est propre et qui invite son propre public. Cet événement est totalement identifié comme n'étant pas un événement du Palais de Tokyo. Ce type de privatisation est très précieux pour nous car il nous permet de capter de nouveaux publics. La seconde, plus récente dans notre gestion, concerne les entreprises qui privatisent pour exposer des histoires de la création, en l'occurrence la mode et le parfum comme nous l'avons fait avec Chanel et Chloé. Alors bien sûr on apprend en marchant avec ce nouveau type de privatisation, mais il y a des conditions sine qua non pour que ce type de projet existe au Palais de Tokyo. Il faut avant tout que l'exposition soit signée par un commissaire d'exposition que nous choisissons avec l'entreprise. Et bien sûr, nous refusons toujours d'inviter un artiste à illustrer un produit. Ce qui est fondamental, c'est que ce type d'exposition ne soit pas présenté comme un étalage d'objets de la marque mais comme une écriture d'exposition. Nous faisons d'ailleurs évoluer notre guest programme. Nous souhaitons être au plus près des créateurs pour inventer avec eux.

Quelles relations entretenez-vous avec les entreprises ?

Nous échangeons et construisons ensemble. Mais nos mécènes ne doivent pas avoir d'influence sur notre programmation. C'est un principe que je tiens à garder. Je préfère dialoguer avec eux, reconnaître leur sensibilité et la générosité de leur geste sur certains événements qu'ils partagent avec nous. Je leur propose des projets d'artistes incroyables et souvent aventureux et leur dit clairement que je ne pourrais jamais le faire sans eux. En fait, nos mécènes nous accompagnent. Nous avons créé il y a 7 mois le Tokyo Art Club Entreprises (voir ci-dessous, ndlr)destiné à des entreprises qui ne sont pas forcément de grands groupes mais qui ont envie de vivre des expériences avec nous. C'est un petit club d'influence que nous réunissons tous les mois et demi autour des artistes et commissaires d'exposition. Nous leur offrons des moments privilégiés dans nos espaces. L'échange et le dialogue sont essentiels dans nos partenariats.

Et demain ? Comment imaginez-vous le Palais de Tokyo ?

Notre bilan est positif mais cela ne veut pas dire qu'il n'est pas fragile. Car notre institution est aventureuse et n'a pas encore constituée un vrai fonds de roulement. Par ailleurs, aucune des entreprises qui nous a rejoint depuis deux ans ne nous a quitté, c'est très positif. Les concessions ont su créer un nouveau public et les expositions, plus ouvertes, ont augmenté la fréquentation. Nous commençons à avoir une reconnaissance à l'international et somme invités à l'étranger. Maintenant, il faut consolider ce que l'on a su faire et imaginer d'autres pistes de développement. Nous travaillons beaucoup à imaginer ce que sera le Palais de Tokyo dans le futur ; nous sommes aidés par un partenaire de Boston qui réalise une étude comparative sur des lieux semblables dans le monde. Il faut anticiper pour savoir quelle silhouette nous voulons dans dix ans. Pour cela, il faut commencer le chantier tout de suite.

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Le Tokyo Art Club Entreprises, un club de plus en plus prisé

Tokyo Art Club Entreprises

Les entreprises sont de plus en plus nombreuses à s'intéresser à l'art contemporain, symbole de créativité et d'innovation. Participer à l'encouragement aux arts et à la turbulence des propositions artistiques colle à l'image dynamique et inventive qu'elles souhaitent souvent arborer. Le Palais de Tokyo ne s'y est pas trompé en dédiant son Tokyo Art Club (créé en 2009 et déjà bien rempli de sommités du monde de l'art, collectionneurs, amateurs et autres mécènes engagés) aux entreprises. Ses nouvelles formules ciblées proposent, en échange de la cotisation au Club, tout un format de rencontres, mises à disposition d'espaces, visites privées…. Mais le plus notable est sans doute l'intérêt majeur et sincère que ces entreprises évoquent au sujet de leur engagement auprès du Palais de Tokyo. Pour la plupart, les adhésions sont à l'initiative d'un collaborateur de l'entreprise et non pas comme souvent dans les grands groupes, du PDG ou de la direction de la communication, marketing ou innovation. Lesdits collaborateurs, sensibilisés à la création actuelle ont non seulement l'envie de la découvrir autrement mais de faire partager cette passion à leurs collègues et clients. Une façon subtile de participer à l'ouverture et la démocratisation culturelle et d'engager son entreprise dans une dimension de solidarité à la création artistique. Pour Maxime Lauthrey, banquier privé chez UBS : « c'était comme une évidence. L'art contemporain me passionne. Il fait aussi parti de l'ADN d'UBS, qui est très engagée depuis de nombreuses années. Quand j'ai décidé de m'y intéresser de plus près, je me suis vite rendu compte que l'acte de créer était essentiel pour chacun, que l'on soit artiste ou entrepreneur. Chez UBS, nous soutenons de manière accrue les entrepreneurs qu'ils soient en phase de création ou de cession d'entreprise. Il était presque naturel de devenir membre du Tokyo Art Club Entreprises et de tisser des liens entre nos clients et les propositions innovantes du Palais de Tokyo. C'est une ouverture extraordinaire sur le monde qui nous entoure. C'est essentiel de se situer dans une dynamique créative. C'est une force de différenciation qui est porteuse tant pour notre société que pour notre clientèle à qui nous proposons des échanges privilégiés avec des artistes et professionnels de l'art souvent inaccessibles. L'acte de créer est fédérateur ». Pour appartenir à ce club arty et solidaire, il existe deux formules : soit les sociétés deviennent membres fondateurs et cotisent à hauteur de 20 000 euros par an, soit elles deviennent membres bienfaiteurs et cotisent à hauteur de 8 000 euros, ce qui grâce à la réduction d'impôt de 60% en accord avec la loi Aillagon sur le mécénat ne coûte respectivement que 12 000 et 4 800 euros. En sept mois, le Tokyo Art Club Entreprises est sur le point d'atteindre ses objectifs annuels. La preuve que le rapprochement art et entreprises a de beaux jours devant lui.

Infos + sur www.palaisdetokyo.com

 

Valérie Abrial

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