Les industries culturelles doivent renoncer au consumérisme

Alors que le forum d'Avignon, du 4 au 6 novembre, débat des nouveaux accès à la culture, pour le directeur de l'Institut de recherche et d'innovation (IRI) du Centre Pompidou, la transition numérique exige de repenser en profondeur les politiques culturelles.

Commençons par méditer deux faits. Le premier est que le grand amateur et historien d'art Daniel Arasse expliquait dans « Histoires de peintures » qu'il lui a fallu vingt ans pour apprendre à aimer « la Joconde ». Le deuxième est qu'une architecte qui participait en 2005 à un colloque au musée du Louvre y affirma que le visiteur de ce musée consacre en moyenne quarante-deux secondes à chaque oeuvre.

Le rapport aux oeuvres est devenu de plus en plus quantitatif, et les grands musées tendent à devenir des médias de masse. Or, la relation aux oeuvres paraît incompatible avec ce qui s'est généralisé à travers le développement des industries culturelles dans les sociétés contemporaines : un consumérisme culturel qui est, en pratique, à l'opposé de cette relation éminemment qualitative que l'amateur d'art entretient avec les oeuvres.

Dans l'art et dans la culture comme partout, le consommateur a remplacé l'amateur. Les publics du musée ou de l'établissement culturel en général tendent à devenir des audiences au sens où l'on entend ce mot dans les médias de masse. Deux observations viennent pourtant contredire ces propos. D'une part, les grands médias de masse sont en crise : la numérisation généralisée, la convergence de l'audiovisuel, des télécommunications et de l'informatique, est en train de créer une situation de rupture du modèle. D'autre part, les pratiques qui se déploient sur les réseaux numériques sont beaucoup plus proches de la figure de l'amateur que de celle du consommateur.

Cette évolution dépasse largement le monde de la culture artistique : il est très vraisemblable que l'évolution qui se produit à travers ce qu'il faut appréhender comme des technologies culturelles est la manifestation d'une tendance qui pourrait affecter l'ensemble du nouveau monde industriel.

Avec la numérisation, les fonctions techniques qui étaient intrinsèquement réservées aux producteurs professionnels des industries culturelles sont désormais accessibles aux publics les plus larges : captation, montage, indexation, traitements divers, diffusion. Cette migration de compétences technologiques modifie radicalement la situation de consumérisme culturel qui avait fini par s'imposer, et elle est tout à fait comparable aux effets que l'imprimerie eût sur la chrétienté : il en résulta la Réforme et la naissance du capitalisme.

Le numérique redonne à chacun la capacité de faire des images, de les monter, de les diffuser, ou de manipuler une musique. Cette reconquête ne fait pas de chacun un musicien, mais un « musicant », selon l'expression de Gilbert Rouget : quelqu'un qui sait la musique pour pouvoir l'entendre, qui n'est plus un consommateur passif. Goethe ne disait-il pas qu'on ne peut pas parler d'un tableau si on n'est pas capable de le copier ?

Les politiques culturelles doivent être repensées en conséquence, et très en profondeur - c'est-à-dire en prenant acte du fait que, comme le déclarait l'an passé [au forum d'Avignon 2009, Ndlr] Frédéric Mitterrand, le numérique est un pharmakon : un poison qui peut devenir un remède, un remède qui peut devenir un poison.

Le modèle économique ne s'établira pas du jour au lendemain. C'est à la puissance publique d'investir à long terme non pas dans les seules infrastructures, mais dans la constitution de nouvelles pratiques sociales et la formation d'un nouveau paradigme industriel dont se dégageront de nouvelles solvabilités.

Un exemple : on peut redévelopper l'intérêt pour la salle de cinéma en recréant le ciné-club en ligne. L'achat d'un billet de cinéma donnerait accès pour 1 euro de plus à un ensemble de services : le spectateur accéderait à l'issue de la projection, sur son téléphone mobile ou sur le Web, à des critiques et des analyses du film mis en ligne, ce que permet de faire le logiciel Lignes de temps développé à l'Institut de recherche et d'innovation... Dans la musique, on peut imaginer de semblables appareils critiques participatifs autour des concerts pour les communautés d'amateurs.

Cela implique une politique éducative très ambitieuse, une politique de recherche, un soutien aux jeunes artistes qui prennent en charge ces questions, et une réorganisation complète de l'adresse aux publics. La mission des industries culturelles elles-mêmes doit être repensée pour les inciter à engager de l'innovation dans des modèles qui ne soient plus consuméristes, mais contributifs.

À travers les technologies culturelles qui se déploient sur les réseaux numériques, un nouveau modèle industriel est en train d'émerger, qui rompt avec le consumérisme (culturel ou non) typique du XXe siècle, lequel avait lui-même remplacé le productivisme typique du XIXe siècle. Tel est l'enjeu du rapport entre culture, économie et technologie en ce début de XXIe siècle.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.