L'effet catastrophe : ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas

Par Alain Madelin, ancien ministre.
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C'était inévitable. Il s'est trouvé de bons esprits pour expliquer que les catastrophes subies par le Japon allaient doper sa croissance. Et pas des moindres, à commencer par Larry Summers, ancien secrétaire américain au Trésor sous Clinton et ex-directeur du Conseil économique national auprès d'Obama. Fichtre donc. Un bon tremblement de terre, un bon tsunami et pourquoi pas une bonne guerre, rien de tel pour stimuler la croissance ! Après la destruction vient la reconstruction. Keynes ne disait-il pas dans sa "Théorie générale" que "les tremblements de terre et jusque même les guerres" - qui sont autant d'occasions de dépenses publiques - "peuvent contribuer à augmenter la richesse".

Derrière de telles affirmations qui font bon marché de la vie humaine, il y a un raisonnement qui se veut économique. Une ville détruite, c'est une ville à reconstruire. Il va falloir investir. Les constructions de logements, de bâtiments publics, vont faire travailler des entreprises, créer des emplois, entraîner la production d'autres biens dans de nombreux secteurs. Les ménages devront à nouveau s'équiper, racheter des réfrigérateurs, des téléviseurs, des automobiles, des machines à laver, des ordinateurs, ce qui relancera le secteur des biens de consommation durable !

Il y a là tout le début d'une célèbre page de l'économiste français Frédéric Bastiat (1801-1850) : "la Vitre cassée". Résumons. Un jeune vaurien brise une vitre. La foule s'amasse et se réjouit "à quelque chose malheur est bon, voilà qui va donner du travail au vitrier". Le vitrier touchera une certaine somme d'argent. Celle-ci sera dépensée chez quelques marchands qui la redépenseront chez d'autres et ainsi de suite. Certes, dit Bastiat, c'est là "ce qu'on voit". Mais conclure que casser une vitre est bon pour l'industrie ou pour l'emploi serait absurde. Car il y a aussi "ce qu'on ne voit pas". L'argent dépensé pour remplacer la vitre ne servira pas à autre chose comme, par exemple, acheter une paire de chaussures. Du point de vue de la richesse, à l'origine de l'histoire, le propriétaire avait une vitre. Il l'a maintenant à nouveau, mais il a perdu le prix d'une paire de chaussures.

Ainsi les reconstructions d'après-catastrophes ne font que déplacer la demande. Et quand bien même pour diverses raisons (utilisation de capacités de production sous-employées, mobilisation patriotique...) y aurait-il un effet sur la croissance, celui-ci ne serait qu'illusion : un surplus de croissance ne signifie pas automatiquement un surcroît de richesse. Un pays où 10% des gens seraient rétribués à creuser des trous et 10% à les reboucher aurait le même PIB qu'un pays où 20% seraient payés à construire de nouvelles maisons.

Avec cette "vitre cassée", Bastiat, pourra-t-on penser, ne fait qu'illustrer une évidence. Mais celle-ci est essentielle à une bonne compréhension de l'économie. "Entre un mauvais et un bon économiste, voilà toute la différence ; l'un s'en tient à l'effet visible ; l'autre tient compte et de l'effet qu'on voit et de ceux qu'il faut prévoir", dira Bastiat. C'est d'ailleurs pour cela que le sophisme de la vitre cassée a souvent servi de première leçon dans de célèbres manuels d'économie. Elle nous rappelle que l'économie est avant tout une branche de la logique. Dans toute son oeuvre, Bastiat d'ailleurs excellera dans cette dénonciation logique, rigoureuse, implacable mais toujours plaisante et stimulante de tous les sophismes économiques de son époque... Une oeuvre toujours actuelle d'ailleurs tant il est vrai que, chaque jour, des chefs d'entreprise, des hommes politiques, des journalistes refont à peu près les mêmes faux raisonnements.

Dans la foulée de "la vitre cassée", Bastiat s'attachera à montrer la part d'illusion des dépenses publiques : "l'Etat ouvre un chemin, construit un bâtiment public, redresse une rue, perce un canal ; par là, il donne du travail à certains ouvriers, c'est ce qu'on voit, mais il prive de travail d'autres ouvriers, c'est ce qu'on ne voit pas." Aujourd'hui, le même raisonnement s'applique assurément aux généreux plans de relance des États. Il est d'ailleurs plaisant de constater que leurs thuriféraires néokeynésiens leur attribuent les vertus qu'ils prêtent par ailleurs aux catastrophes naturelles !

Rien de plus actuel aussi que le Bastiat qui démonte toutes les doctrines protectionnistes. Faire obstacle à l'importation d'un produit moins cher entraîne assurément un profit pour un producteur national ainsi protégé de la concurrence. Mais ce qu'on ne voit pas, c'est la perte d'un autre producteur qui aurait bénéficié du pouvoir d'achat gagné par le consommateur du produit importé. La perte aussi d'un autre producteur de biens ou de services qui aurait bénéficié du retour des devises gagnées par l'exportateur étranger. Derrière la subvention accordée à une entreprise pour créer ou sauver des emplois, ce que voit l'opinion ce sont les emplois sauvés ou créés pour le plus grand profit du politique qui distribue la subvention.

Mais derrière la main qui donne, ce que voit l'économiste, c'est la main qui prend et le fait que l'argent prélevé sur un producteur ou un consommateur eût été autrement employé ailleurs, sans doute souvent plus utilement. Voilà qui explique pourquoi la politique ne fait pas bon ménage avec l'économie. L'enchaînement économique invisible des faits, leurs conséquences dans le temps s'effacent devant l'exigence politique de l'immédiat et du présentable aux médias. Le montrable est plus important que le démontrable. Bref, la politique est l'art de ce qui se voit quand l'économie est la science de ce qui ne se voit pas.

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