Si j'ai bonne mémoire

OPINION. L'usage quotidien du Web couplé à la puissance de stockage des machines a pour effet de nous faire de plus en plus dépendre de la technologie jusqu'à concéder que notre mémoire soit « externalisée ». Par Philippe Boyer, directeur de l’innovation à Covivio.
Philippe Boyer
Philippe Boyer, directeur de l’innovation à Covivio.
Philippe Boyer, directeur de l’innovation à Covivio. (Crédits : DR)

L'académicien, écrivain et historien des sciences, Michel Serres, décédé le 1er juin dernier, prenait plaisir à raconter la légende de l'évêque Denis1, devenu martyr puis saint. En bon philosophe technophile, il racontait cette histoire qui se passa, dit-on, à Lutèce lorsque les premiers chrétiens se réunissaient en secret pour échapper aux persécutions romaines. Arrêté par la légion romaine, l'évêque Denis fut condamné à mort et décapité à Montmartre avec ses compagnons d'infortune. L'histoire ne s'arrêta pas là puisque la légende relate le miracle qui produisit alors : le condamné réussissant à parcourir six kilomètres en tenant sa tête entre ses mains jusqu'à s'écrouler en un lieu sur lequel fut érigé la basilique de Saint-Denis que l'on connait de nos jours. Si la statue de saint Denis est visible sur la façade de la cathédrale Notre-Dame de Paris, cette histoire illustre la façon dont Michel Serres décrit les inventions technologiques, et en particulier l'ère numérique dans laquelle nous sommes entrés de plain-pied.

Mémoire externalisée

Quel rapport entre saint Denis portant sa tête « hors de son corps » et le monde numérique ? Pour l'auteur de « Petite Poucette2 », nous serions à présent dans la même situation que Denis ; c'est-à-dire à porter nous-mêmes notre tête. Du fait des multiples machines (smartphones, ordinateurs...) qui nous environnent, nous aurions plus ou moins consciemment externalisé notre mémoire et une partie de nos facultés. Grâce à ces machines qui n'oublient rien et qui se sont transformées en tables des matières du savoir humain, l'intelligence naturelle se trouve concurrencée par ces intelligences artificielles à la mémoire infinie.

Certes, ce constat de cette mémoire extériorisée à l'Homme ne date pas de l'invention des ordinateurs. Quatre siècles avant notre ère, Platon3 voyait déjà dans l'écriture une invention capable de détrôner la mémoire humaine du simple fait que tout ce qui se dit peut être consigné et archivé. Il en fut de même au moment où l'imprimerie prit son essor. Soudainement, les ouvrages pouvaient se démultiplier presque à l'infini et s'archiver. C'est sans doute à cela que Montaigne devait songer quand il écrivit qu'il « préférait une tête bien faite à une tête bien pleine. »

Supercalculateurs aux capacités de stockage gigantesques

Maintenant qu'internet est devenu l'auxiliaire de nos vies, nous avons en permanence accès à cette mémoire de l'humanité en ligne. Il ne nous est plus nécessaire de « classifier » telle ou telle information. Une idée nous traverse l'esprit et la barre du moteur de recherche nous rapporte instantanément l'information désirée, bien au-delà de nos attentes. Cette « mémoire » numérique qui se souvient de tout est devenue à ce point si familière que nous sommes décontenancés lorsque nous avons à faire face à des situations du quotidien (par exemple, égarer ses clés...) pour lesquelles Google ne peut nous être d'aucun secours immédiat sauf à nous indiquer quel est le serrurier le plus proche ...

S'il semble désormais acquis que « nos têtes sont désormais dans les machines », les chances sont faibles pour que nous assistions à un quelconque retour en arrière vu les nouvelles capacités des ordinateurs qui allient vitesse et capacités de stockage. Récemment, le CEA4 a pris livraison d'une machine d'une puissance équivalente à 9,4 pétaflops capable de réaliser près de 10 milliards d'opérations par seconde. Ce même supercalculateur devant doubler de vitesse de calcul d'ici à 2020 pour atteindre 22 milliards d'opérations par seconde. Qu'il s'agisse de modéliser le climat, la circulation de l'air à l'intérieur d'un réacteur ou encore la biologie moléculaire, les capacités de ces machines « pétaflopiques » deviendront sous peu « exaflopiques », c'est-à-dire capables de réaliser 1 milliard de milliards d'opérations par seconde. De tels ordinateurs à la puissance de calcul infinie et à la mémoire extraordinaire pourraient, un jour être elles- mêmes «disruptés » par l'informatique quantique5, dont les potentiels technologiques surpassent les ordinateurs les plus puissants.

Dark digital age

Avec la mise sur le marché de ces machines surpuissantes aux incroyables capacités de stockage, il est certain que les ressources économiques, culturelles, éducatives... du monde entier seront de plus en plus produites, distribuées, stockées puis consultées sous forme numérique. Pour l'Unesco, une telle base de données numérique devant faire partie intégrante du patrimoine mondial de l'humanité. C'est au titre de la préservation de cette mémoire digitale pour les futures générations, que cette organisation internationale édita, au début de l'ère internet, en 2003, une charte6 sur la conservation du patrimoine numérique. Ce texte, à vocation universelle, vise rien moins que de pérenniser le patrimoine numérique en précisant dès son article 1 que « pour le conserver, il faudra prendre des mesures pendant toute la durée de vie de l'information, du moment où elle est créée à celui où l'on y a accès. » Sans doute cette ambition fut-elle motivée par la crainte que l'humanité ne sombre un jour dans un « dark digital age » (« âge sombre numérique ») en référence à une société à la mémoire numérique cloisonnée en silos et où la masse d'informations amassées empêcherait la lisibilité et l'accès à des informations recherchées.

Nombreux sont les anciens élèves du philosophe Michel Serres qui se souviennent de la façon dont il avait l'habitude de commencer ses cours :

« Mesdemoiselles, Messieurs, écoutez bien, car ce que vous allez entendre va changer votre vie... »

Nul doute que ces souvenirs-là ne s'effaceront pas de sitôt, qu'ils soient consignés dans un simple cahier en papier ou dans les recoins de la mémoire d'une machine surpuissante.

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NOTES

1 https://www.youtube.com/watch?v=Vlfp6M1oB7k

2 https://www.editions-lepommier.fr/petite-poucette

3 https://flaneriequotidienne.wordpress.com/2014/06/06/platon-voyait-lecriture-comme-beaucoup-voient-les-ordinateurs-aujourdhui-une-technologie-exterieure-et-etrangere-walter-j-ong/amp/

4 https://www.cea.fr/presse/Pages/actualites-communiques/ntic/inauguration-supercalculateur-Joliot-Curie.aspx

5 https://www.latribune.fr/opinions/blogs/homo-numericus/un-pas-vers-l-ordinateur-du-futur-605701.html

6 https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000179529_fre.locale=fr

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Philippe Boyer

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Commentaires 3
à écrit le 30/06/2019 à 23:35
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C'est comme l'intelligence, moins on en a et plus elle est artificielle! La dépendance mène a l'esclavage et certain opérateur s'y prépare!

à écrit le 30/06/2019 à 13:39
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Bonjour, Sans basculer dans les extrêmes ; Il est possible de trouver un compromis » entre son cerveau , son corps «  , «  ses valeurs et ses limites » en recueillant les informations de «  bases » sans se compromettre dans «  une toile envahissant...

à écrit le 29/06/2019 à 8:28
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memoire externalisee? vous voulez dire cognition externalisee, plutot les gens ne reflechissent plus, ils vont sur wikipedia ils n'ont plus besoin de competences en gestion, ils ont sap ( ca reste le principal erp) et utilisent des outils qu'ils ...

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