La philosophie est-elle un remède en temps de Covid-19 ?

CHRONIQUE DES LIVRES & DES IDÉES. Durant la pandémie, le devant de la scène médiatique a été logiquement occupé par les scientifiques. La philosophie, qui a envahi l'espace public depuis trois décennies, a été reléguée au second plan. Est-elle un inoffensif supplément d'âme ou réellement utile à la société ? Parmi la pléthore d'ouvrages parus, en voici quatre qui peuvent offrir une réponse.
Robert Jules
Statue de Socrates à Athènes.
Statue de Socrates à Athènes. (Crédits : Reuters)

Durant la pandémie, les scientifiques et les praticiens de la médecine ont occupé le devant de la scène médiatique. Certains philosophes ont toutefois réussi à dire tout le mal qu'ils pensaient de cette prise de pouvoir. Ainsi, Bernard-Henri Lévy affirmait, péremptoire, en plein mois d'août :  "Il n'y a pas de deuxième vague" et "ceux qui l'affirment n'en savent rien".

Cette propension à avoir un avis sur tout sujet énerve Mr Phi, jeune philosophe youtubeur aux 228.000 abonnés, qui enchaîne les arguments comme Bruce Lee les coups de karaté. L'une de ses vidéos a fait le buzz - plus de 430.000 vues - sur les réseaux sociaux. Elle explique sans détour  "Pourquoi les philosophes médiatiques disent de la merde". Outre Lévy, Mr Phi épingle les affirmations péremptoires de Michel Onfray et André Comte-Sponville sur la pandémie. Au-delà du contexte sanitaire, d'où vient cette place de choix accordée depuis des années à la philosophie dans les médias (1), le management ou encore le développement personnel ?

Brillant mais superficiel

En soi, rien de répréhensible aux yeux de Mr Phi, du moment que ces positions sont prises en avançant des arguments et des faits. Or, selon lui, le philosophe qui a réponse à tout poursuit cet exercice de la philosophie scolaire qu'est la dissertation, dont Claude Lévi-Strauss disait dans ses célèbres  « Tristes tropiques » qu'elle relevait d'« exercices verbaux, fondés sur un art du calembour qui prend la place de la réflexion » ou d'une « gymnastique dont les dangers sont pourtant manifestes ». Bref, la rhétorique permet de parler de tout brillamment mais souvent superficiellement.

Or "la propension à fasciner et à soulever l'enthousiasme n'est pas nécessairement un gage de la qualité de l'argumentation", rappelle Mr Phi, alias Thibaut Giraud, dans ses "Curiosités philosophiques" (éd. Seuil). Cet ouvrage propose une histoire de la philosophie qui ne se focalise pas sur un exposé des doctrines mais se concentre plutôt sur des problèmes précis soulevés par les grands penseurs, de Platon à Wittgenstein et Bertrand Russell en passant par Descartes ou le trop méconnu John Locke : par exemple, le paradoxal discours anti-écriture, une réhabilitation des travaux de biologie d'Aristote ou encore le statut de la masturbation dans la morale chez Kant. L'ouvrage est clair, sans jargon, sérieux mais non dénué d'humour, faisant de l'ouvrage une excellente initiation à la pensée.

Une fonction thérapeutique

"C'est l'un des grands plaisirs que procure la philosophie que de dénouer et de séparer ce qui est aussi emmêlé dans le langage ordinaire", souligne Thibaut Giraud. Contrairement à ses têtes de Turcs, le jeune philosophe se classe par ses travaux de recherche  dans le courant de la philosophie analytique (Bertrand Russell, Wittgenstein, Karl Popper...), qui s'inspire davantage des sciences et de la logique que du courant dit continental plus littéraire et historique (Martin Heidegger, Jacques Derrida...), même si, comme il l'explique dans le chapitre dédié, la distinction (pour ne pas dire la guerre) entre les deux courants tend à s'atténuer depuis quelques d'années. La philosophie analytique cherche à éclaircir des points précis, en analysant les propositions, quelques fois redoutablement techniques, et relève d'un travail plus collectif. Elle a une fonction thérapeutique en débusquant les faux problèmes. Le courant dit continental penche plutôt vers l'interprétation, la recherche du sens et s'inscrit dans une démarche solitaire, individuelle. Au-delà de cette distinction, se pose la question de l'efficience de la philosophie comme outil pour comprendre le monde.

Si historiquement les sciences dures mais aussi sociales ont peu à peu résolu des questions que se posait la philosophie, dans le même temps, nous sommes confrontés à l'apparition de nouveaux problèmes comme le rôle de l'intelligence artificielle, le statut de la démocratie dans la mondialisation, les effets du progrès technique ou encore les conséquences de la lutte contre le réchauffement climatique. Ces nouveaux défis peuvent être éclairés conceptuellement par la philosophie. « Après tout, il s'agit de poser des questions et de tâcher d'y répondre, être curieux et rationnel, qualités autant scientifiques que philosophiques », souligne Thibaut Giraud.

On trouvera un bon exemple de cette démarche dans « Dialogue entre un carnivore et un végétarien » de Michael Huemer (éd. Albin Michel). Ce professeur de philosophie américain de l'université du Colorado propose, sur le mode d'un dialogue socratique, un débat entre un défenseur du régime végétarien et un consommateur de viande, l'une des polémiques les plus clivantes aujourd'hui en raison des questions éthiques posées par les pratiques de l'élevage industriel. Même s'il affirme son choix d'être végétarien, il déclare avoir cherché « autant que possible, à présenter le point de vue de [mes] adversaires de la manière dont il le ferait eux-mêmes", indique Huemer, qui suit là l'approche dite du principe de charité dans la philosophie analytique. Celui-ci « nous enjoint de faire crédit aux autres, de chercher l'interprétation la plus favorable de leurs propos. » Le livre de Michael Huemer est un plaidoyer en faveur de l'interrogation rationnelle et informée, la plus à même pour clarifier un problème pratique et modifier concrètement des comportements. Détail d'importance, l'ouvrage est préfacé par Peter Singer, le penseur star de la cause anti-spéciste. Ce philosophe, titulaire de la chaire de bioéthique à l'université de Princeton, considéré comme l'un des intellectuels les plus influents au monde, célèbre pour ses ouvrages "La libération animale" et "L'altruisme efficace", est aussi l'un des grands représentants contemporains de l'utilitarisme, dont les fondateurs sont les Anglais Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873) - Giraud consacre d'ailleurs un chapitre à chacun de ces philosophes. Stuart Mill était un contemporain de Karl Marx, qui le tenait en piètre estime, voyant probablement en lui un concurrent durant cette période de bouillonnement que fut l'essor de l'ère industrielle, car Stuart Mill avait lui-même publié des « Principes d'économie politique ».

« Faire le maximum de bien au maximum de gens »

Ce courant philosophique anglo-saxon n'a pas bonne presse en France, où il est directement assimilé au capitalisme. Il existe même un Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales (Mauss), dont le sigle fait directement référence aux travaux et à la pensée de l'anthropologue et théoricien du don Marcel Mauss, dont ce mouvement se réclame. Pourtant, l'utilitarisme mérite mieux que ce jugement hâtif et superficiel, voire ce dédain, car, comme le rappelle Christophe Salvat dans son excellent ouvrage d'introduction, « L'utilitarisme » (éd. La Découverte), il s'agit d'une philosophie morale progressiste. Son fondement est simple, il faut agir « pour faire le maximum de bien au maximum de gens », en évaluant les conséquences d'une action. La priorité n'est donc pas tant d'être vertueux ou de se conformer à une règle normative, que d'apprécier l'idée et son bien-fondé du point de vue de ses effets concrets. Un tel prisme permet de démonter implacablement les préjugés. Ainsi, en précurseur lucide et sans concessions pour ceux de son époque concernant l'homosexualité, Bentham s'est fait, avant l'heure, le défenseur de la liberté sexuelle en démontrant le caractère infondé de l'« antipathie sociale », dont étaient victimes les homosexuels, et ce faisant a dénoncé la féroce répression et la criminalisation dont ils étaient victimes. Sur le même mode démystificateur et rationnel, il dénonce le recours à la torture, contre-productive selon lui car elle « excite une passion qui peut aider les personnes de fort tempérament à l'endurer », « favorise le coupable tout comme elle met l'innocent en danger » et conclue pragmatiquement qu'un « aveu obtenu de la sorte n'a aucune valeur de preuve » (« De la torture », éd. Allia)... Il fustigera également la cruauté envers les animaux, des êtres sensibles au même titre que les hommes, tandis que, Stuart Mill, lui, défendra la liberté d'expression, le droit des femmes.

L'utilitarisme a ainsi participé au progrès social. Il alimente la réflexion dans les domaines de l'éthique, mais aussi de l'économie (le prix Nobel d'économie Amartya Sen s'en revendique), du droit, ou encore en science politique (la "Théorie de la justice" de John Rawls se veut une réfutation de l'utilitarisme.) Outre le fait de présenter rigoureusement la doctrine, l'un des intérêts majeurs de l'ouvrage de Christophe Salvat est de détailler les débats internes et externes et ses acteurs qui ont interrogé cette philosophie dès sa naissance en l'enrichissant sans cesse, en la vivifiant et en lui évitant de se fossiliser comme d'autres courants intellectuels.

En réalité, l'utilitarisme renoue avec la conception antique de la philosophie dans la cité, celle qui fait son succès populaire aujourd'hui et qui s'est perpétuée durant des siècles. Celle aussi que résumait déjà  Emmanuel Kant en trois questions : que puis-je connaître ? Que dois-je faire? Que m'est-il permis d'espérer?, qui ont guidé son colossal travail de critique.

Le souci de soi

Il n'est donc pas étonnant que nombre de philosophes surfent sur la vague - lucrative - du développement personnel, marché où la demande est importante. Ce "souci de soi", titre de l'un des derniers ouvrages publiés par Michel Foucault avant qu'il ne soit emporté par le sida, est concomitant avec la redécouverte de la philosophie antique sous l'impulsion d'un philosophe aussi discret qu'influent : Pierre Hadot. L'une des principales écoles de l'Antiquité fut le stoïcisme, dont l'âge d'or s'étend du IIIe siècle avant JC au IIIe siècle après JC, qui connaît depuis quelques années un véritable regain d'intérêt. De la Grèce à la Rome antique, cette école, avec sa rivale l'épicurisme, a enseigné des conduites rationnelles pour bien vivre. Depuis quelques années, avec le bouddhisme, notamment zen, elle est prisée des gourous de la Silicon Valley, pour gérer son stress et augmenter sa productivité, mais elle est également redécouverte pour sa théorie des émotions dans le domaine des thérapies comportementales.

En France, il existe des associations, réunissant des spécialistes et des non spécialistes, qui œuvrent à son rayonnement ou à sa redécouverte. La plus importante est la "Stoa Gallica" (le Portique français, le fondateur du stoïcisme, Zénon, donnait ses cours à la Stoa d'Athènes). Et pour les plus motivés des amateurs, on recommandera un ouvrage qui n'a jamais manqué d'illustres lecteurs durant plus de 19 siècles, preuve que l'ouvrage est un must en matière de développement personnel : le "Manuel" d'Epictète, un ancien esclave. Un jeune philosophe et helléniste, Olivier D'Jerenian, en propose une nouvelle traduction accompagnée d'un dossier qui montre toute l'actualité de cette doctrine dans le contexte du XXIe siècle. Premier exercice préconisé par Epictète : distinguer ce qui dépend de nous (sur lequel nous pouvons agir) de ce qui ne dépend pas de nous (que nous devons supporter sans nous en soucier). Voilà, vous commencez à philosopher.

(1) Signalons sur cette critique l'ouvrage polémique mais instructif de Henri de Monvallier et Nicolas Rousseau : "Les imposteurs de la philo", éditions Le Passeur, 270 pages, 19 euros.

______

  • Thibaut Giraud "Curiosités philosophiques", éditions du Seuil, 207 pages, 20 euros.
  • Michael Huemer "Dialogue entre un carnivore et un végétarien", éditions Albin Michel, 181 pages, 15 euros.
  • Christophe Salvat "L'utilitarisme", éditions La Découverte, 128 pages, 10 euros.
  • Epictète "Manuel", éditions GF, traduit et commenté par Olivier D'Jeranian, 153 pages, 3 euros

Robert Jules

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Commentaires 8
à écrit le 15/03/2021 à 10:19
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Voudrait on nous reprocher notre manque de philosophie..., face a l'adversité que l'on nous construit, que l'on ne ferait pas mieux! Bref! Personne dans les rues et encore moins en gilet jaune!

à écrit le 14/03/2021 à 17:33
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Le monsieur de la vidéo est bien méchant avec ses petits collègues/congénères. Avoir un doctorat ne rend pas spécialiste dans le domaine, regardez verran. A 20:04, qu'est ce qu'un véritable chercheur en philosophie?: Le sapere aude ne sape t'il pas l...

à écrit le 14/03/2021 à 8:59
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Critique de l'ultracrépidarianisme pur. Nos philosophes médiatiques sont comme les politiques des boutiquiers d'opinion, ça semble bien nourrir son homme et ça coute vraiment pas cher a produire. J'ai jamais été trop intéressé par la philo quelle so...

à écrit le 13/03/2021 à 18:28
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La philosophie dans les temps difficiles comme ceux que nous traversons est une activité réservée à ceux qui ont les moyens de consacrer du temps pour se faire des noeuds au cerveau. La philosophie n'assure pas les fins de mois de millions de person...

à écrit le 13/03/2021 à 13:21
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lou ou BHL a raison, c'est que cette maladie, personne ne la connait, tout le monde la decouvre ( tant dans son mode de fonctionnement que de ses effets, de ses mutations, etc)....... pour le reste, avant il y avait des philosophe pour proposer des ...

à écrit le 12/03/2021 à 17:52
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On peut dire qu'effectivement, beaucoup de gens manquent sérieusement de sens philosophique, en ces temps de "pandémie".

à écrit le 12/03/2021 à 16:56
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Nous pourrions plutôt dire: que certain souhaitent que nous soyons plus philosophe face aux aberrations qu'ils nous proposent!

à écrit le 12/03/2021 à 15:11
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Disons que depuis la Grèce antique et ses Sophocle et Epictète il commence à être difficile de désigner des philosophes tels ces véritables précurseurs. Nietzsche préférait lui-même se définir par le terme de philologue, à savoir quelqu'un qui compre...

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