Algérie : quand la société civile renaît

IDEE. Les manifestations non violentes contre le régime de Bouteflika ont ouvert l’espace public en Algérie, rappelant le besoin crucial d’une société civile libre et impliquée. Par Ghaliya Djelloul, Université catholique de Louvain

Des jeunes reprenant en choeur des chants politisés de clubs de foot animent la rue de Didouche Mourad au cœur d'Alger, et de nombreuses autres à travers le pays, depuis le 22 février dernier. Leurs chants accompagnent la cohorte infinie qui défile, compacte, joyeuse, sous les youyous des femmes qui s'élèvent des fenêtres et balcons. Ici et là, la foule - grossie désormais par les rangs d'avocat·e·s, de journalistes et d'étudiant·e·s arrivés en masse dès mardi - martèle également sa colère et son indignation qui s'exprime à travers des monologues enflammés et des slogans sans ambiguïté. Le tout en contenant toute dérive violente qui mènerait à l'affrontement avec les forces de l'ordre.

Ces mêmes scènes s'étendent à Paris, Montréal, Genève et d'autres villes dans le monde où ces manifestations font quotidiennement éruptionpour ébranler la velléité de continuité du président Abdelaziz Bouteflika, 81 ans et briguant un cinquième mandat. Elles amorcent non pas une nouvelle vague, mais une nouvelle ère de résistance contre le régime politique en place depuis 1962 en Algérie.

Rassemblements et meetings politiques accompagnent la foule et desserrent progressivement l'emprise du régime sur l'espace public, grâce à l'expression d'autres voix que celle des tenants du pouvoir, partout dans le pays.

La rue, une agora publique

Réunissant des dizaines, voire des centaine milliers de personnes, la société civile s'est levée et ses images ont irrigué le web.

En plus des réseaux sociaux, de couverture médiatique sur Internet et des émissions télévisées privées, ces protestations commencent à recevoir également une audience internationale.

Bravant leur peur, séquelle du traumatisme de plusieurs décennies de violence politique, d'autant plus paralysante qu'elles sont déniées par l'histoire officielle, elles transformant la rue en agora publique dans une ambiance de « fête patriotique », étendant « le domaine du possible », en faisant entendre les voix de citoyennes et citoyens témoins de la résurrection de la société civile algérienne.

Une ambiance de « fête patriotique »

Les manifestantes et les manifestants, toutes générations confondues, se remémorent leurs morts, pour mieux célébrer l'avenir des vivants : ils reprennent aussi bien des chants patriotiques de la « révolution » de 1962 (« Kassaman », « Min jibalina »), que le slogan de l'« Algérie libre et démocratique ;» des mouvements sociaux des années 1980, en terminant par le rejet de l'actuel « clan » au pouvoir.

Il s'agit du clan formé autour du président Abdelaziz Bouteflika qui brigue aujourd'hui un cinquième mandat mais dont la personne même est désormais honnie par une partie notable de la population.

Dans la rue on entend ainsi : « Ce peuple ne veut ni de Bouteflika ni de Saïd » (en référence au frère du président) ou encore des slogans traitant le président de « Marocain », sous-entendant qu'il défend des intérêts étrangers à la nation. Par ces mots, les Algériens lui intiment de quitter le pouvoir, les étudiants allant jusqu'à l'expulser en l'enterrant symboliquement à Constantine.

Brandissant leurs téléphones vers le ciel, les acteurs et actrices de cet espace public se dédoublent en témoins, se multiplient par le nombre de partages et de commentaires sur le web.

Une inversion du rapport de force ?

Pour le moment, c'est donc le levier médiatique qui permet aux images d'occupation des rues et des places (montrant des agents de l'ordre enserrés par les manifestants) et aux émissions radio ou TV qui ouvrent des espaces publics, de discussion plurielle et plurilingue (arabe classique et son dialecte algérien, français et tamazight), de diffuser cette sensation de « desserrement » de l'emprise du régime autoritaire qui donne l'impression d'une inversion du rapport de force.

La stratégie apportée jusqu'ici est celle d'incarner la non-violence : « pacifisme », répètent les citoyennes et citoyens algériens pour rassurer de leur fraternité envers les forces de l'ordre, et de leur sens de responsabilité civique (non-recours à la violence, solidarités, nettoyageaprès les manifestations...).

A défaut des institutions de l'État, c'est donc la rue qui est devenue le lieu d'une pratique politique non-violente (se rassembler, chanter, proclamer, discuter, débattre, flâner, etc.).

La mascarade d'un cinquième mandat

L'équipe de campagne de Bouteflika a eu beau répondre par la menace d'un retour de la « discorde civile » (faisant référence à la guerre « contre les civils » des années 1990), ou de l'assurance de sa volonté de mener la « pseudo-politique » en cours, l'absence de la voix du leader, dont la santé est vacillante remet en cause sa capacité même à remplir la fonction et condamne l'Algérie à une ère d'« infirmité présidentielle ».

Vécu comme une mascarade qui inflige un sentiment d'humiliation, le scénario de cette 5ᵉ réélection est impensable pour un peuple qui tient encore à sa dignité sur la scène internationale et refuse de se contenter d'une photo dans un cadre pour le représenter ! Muet depuis plusieurs années, il se sent humilié du reflet d'un président paralysé que la société algérienne a connu comme l'ouvrier de la « réconciliation nationale » après une décennie de violence politique dans les années 1990.

Rongée par l'incertitude, l'insécurité et l'instabilité chroniques en raison d'un régime patrimonial qui l'a gangrénée par une économie et une culture rentière, elle doit aujourd'hui faire face à une crise structurelle et pandémique qui menace la continuité-même de l'État. Surmontant la peur de la violence étatique par le partage d'une foi en l'expérience civile vécue comme source du lien politique, ces femmes et ces hommes témoignent désormais du réveil de la société civile, qui réclame un État de droit, seul espoir d'une vie meilleure et digne d'être vécue.

Un agenda politique sous tension

Malgré ce désir d'émancipation, l'agenda politique reste rythmé par le régime, et l'histoire de l'Algérie bégaie : deux voies se tracent à nouveau entre la poursuite ou l'annulation des élections. La dernière option semble la plus risquée car elle verrait un probable état d'urgence et retour au pouvoir militaire se mettre en place. La première l'est tout autant, puisque le régime a toujours les clés de l'État en main.

Les citoyennes et citoyens algériens doivent-ils accorder leur confiance aux élections prévues le 18 avril en espérant que le régime aura reçu le message, ou plutôt préférer une évasion collective sous forme de grève générale ?

La fenêtre d'opportunité paraît mince mais plus impossible, d'autant que le doute plane encore sur la validation du dossier de candidature de Bouteflika par le Conseil constitutionnel (d'ici le 3 mars).

Vers la renaissance d'une société ?

Grâce à sa capacité de résilience, « le peuple algérien », a appris à se renouveler grâce à une jeunesse qui défie les forces de la mort par celles de la vie.

En résistant au fatalisme, par la voie de la non-violence, la société civile parviendra-t-elle à changer la pratique du pouvoir en Algérie ?

Quelles ressources a-t-elle à sa disposition pour esquisser un champ politique autonome et pacifié en Algérie ?

Depuis les manifestations du 1988, le printemps kabyle en 2001, les mobilisations en 2011 ou celles contre le gaz de schiste au Sud, en 2015, la société algérienne semble émerger d'un long deuil, durant lequel elle s'était adaptée à la situation par une forme de déni et de désespoir.

Cette renaissance sera-t-elle durable ? La désobéissance au régime, comme pratique politique non-violente, suffira-t-elle à la faire ressusciter ? Les conditions sont-elles réunies pour un scénario d'union civile ?

En appelant le régime algérien à laisser sa société civile s'exprimer et écouter ce qu'elle a à dire, les citoyens donnent l'exemple. La pacification du champ politique passera par un changement de la pratique du pouvoir qui permettra, enfin, de restaurer la légitimité de l'État-nation aux yeux de la population et d'éviter de reproduire le « trauma colonial ».

The Conversation _________

Par Ghaliya DjelloulSociologue, chercheuse au Centre interdisciplinaire d'études de l'islam dans le monde contemporain (IACCHOS/UCL), Université catholique de Louvain

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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