Courchevel découvre que l'argent a une odeur

Elle est le symbole des cités qui doivent leur réputation et leur prospérité (controversées) au tourisme et aux investissements russophones : Courchevel. Les sanctions de l'Union européenne à l'endroit des oligarques pénaliseront la célèbre station savoyarde - dans des proportions encore peu lisibles. Mais faut-il s'en émouvoir ? Faut-il déplorer que l'opprobre recouvre ce haut lieu de la démesure (voire même de l'indécence) importée(s) via une communauté qui doit son obscène fortune à l'avènement de Vladimir Poutine, à la corruption et à l'illégalité ? Aujourd'hui, chaque restaurateur, hôtelier, commerçant, moniteur, fournisseur, élu, chacun de ceux qui ont « profité » de cette manne empoisonnée est invité à se confronter à un déchiffrage éthique. Et à faire un choix. Celui que dicte, au fond de soi, l'odeur de l'argent.
(Crédits : DR)

Le carpaccio de langoustines ? 72 euros. Le foie gras de canard ? Dix de plus. Le dos de saumon Balik, sur un lit de crème de ferme, salade de citron au persil, blinis minute aux graines ? 92 euros. Quant au Bœuf tigre qui pleure, c'est surtout au portefeuille qu'il arrache les larmes : 150 euros. Les clients les moins nantis peuvent toujours se rabattre sur un cheeseburger... facturé 55 euros. Voilà la carte du restaurant 1947 - Le Cheval Blanc Courchevel (propriété de LVMH), élaborée par Yannick Alleno. Les établissements concurrents - la commune d'à peine 2.400 habitants cumule quatorze étoiles Michelin - ne sont pas moins « gourmands ». Et plus bas dans la vallée, à Saint-Martin de Belleville, les chefs René et Maxime Meilleur ont concocté un menu huit plats à... 389 euros. En comparaison, l'équivalent dégustation de l'établissement d'autres célèbres « père et fils 3 étoiles Michelin », Régis et Jacques Marcon à Saint-Bonnet-le-froid, plafonne à un tarif 40% plus bas. Le coût de l'immobilier et de l'approvisionnement, communément invoqué pour justifier d'aussi abyssaux tarifs, est une explication fallacieuse.

Les hôtels ne sont pas en reste : la station savoyarde dénombre cinq palaces (sur les trente-et-un répertoriés en France) et seize établissements 5 étoiles. Ces écrins et nombre d'autres enseignes prestigieuses sont essentiellement la propriété d'entrepreneurs : Les Airelles appartiennent à Stéphane Courbit - qui doit les débuts de sa célébrité à sa production d'émissions avec les animateurs Christophe Dechavanne et Arthur -, le K2 en partie à Philippe Capezzone, L'Apogée à Xavier Niel (Groupe Iliad), et le Cheval Blanc au groupe de son « beau-père » Bernard Arnault. Jean-Claude Lavorel, qui a investi dans l'hôtellerie de luxe sa fortune acquise lors de la vente de LVL Médical, possède même trois établissements : Les suites de la Potinière, le Grand Hôtel Courchevel 1850, et le renommé Chabichou. Pour une semaine en mars 2022 hors vacances scolaires dans un « simple » 5 étoiles, il faut pouvoir débourser au minimum 10.000 euros - la facture atteint 46.000 euros à L'Apogée. Mais il faut être honnête : dans leur grande magnanimité - LavorelHôtels n'affiche-t-il pas pour ADN d'être « bienveillant » et « tourné vers l'humain » ? -, la plupart de ces hôtels offrent le petit-déjeuner. Ouf. La générosité n'est pas un vain mot à Courchevel.

Dégoût, gêne. Et peur

Assommée, « Courch' » l'est depuis que l'armée de Vladimir Poutine a commencé de dévaster l'Ukraine. Déjà terrassée, comme l'ensemble des stations de sports d'hiver, par la pandémie de Covid-19, voilà qu'elle est frappée par la foudre qui s'est abattue sur la mobilité, les droits, et donc le portefeuille des fortunés touristes russes. Mais aussi ukrainiens, biélorusses, et même issus des pays satellites de l'ex-empire soviétique, car l'onde de choc irradie au-delà des frontières russes.

Les sanctions successives de l'Union européenne semblent affecter durement oligarques et affidés, quand bien même leur culture de la diversion et du contournement, les multiples mécanismes off shore qui cuirassent  l'extrême opacité de leurs acquisitions, les passeports octroyés par des pays complaisants, les protègent en partie d'une réelle faillite ; ainsi à Courchevel, rebaptisée « Kourchevelovo », combien de biens immobiliers fruits d'inextricables montages financiers restent épargnés de la « chasse » décrétée par les instances européennes ?

Dans la station, l'embarras est palpable, rapportent les observateurs. L'écosystème est écartelé entre l'incompréhension voire le dégoût que lui inspire l'invasion russe, la gêne à l'égard d'une population touristique souvent mixte (russo-ukrainienne), et bien sûr la peur : celle que l'économie locale s'affaisse, ou pire s'écroule. Car elle repose sur un terrain particulièrement marécageux : si les russophones représentent seulement 7% des touristes, leur contribution à la prospérité immobilière, commerçante, hôtelière est bien supérieure. Et leur écot à l'excès, à l'irrationalité, et à l'immoralité, dans les mêmes proportions. Pour s'en convaincre, il suffit d'arpenter les rues trustées par les grandes marques de luxe, de déjeuner sur une terrasse en contrefort de l'altiport, de dîner au Lys Martagon (selon Le Monde, qui pourrait être propriété du magnat du fret maritime et ferroviaire Nikita Mishin via une SCI luxembourgeoise), et de finir la nuit aux Caves, pour éprouver ce que peut signifier l'indécence. Sauf à considérer pour antonyme d'arroser la foule de magnums de champagne à 5.000 euros, de dévaliser les boutiques Dior, Prada, Louis Vuitton ou Hermès de leurs combinaisons de ski à 3.000 euros, d'héliporter de Genève des escadrons d'escort girls, de vider les caves des établissements gastronomiques à coups de défis nauséabonds - comme, rapporté à la fin des années 90 (déjà !) par l'hôte d'une des tables les plus réputées, cette réunion d'oligarques kazakhs qui engloutissait une « verticale » (dégustation de plusieurs années d'un même domaine) de Château Pétrus en y intercalant bouteilles de vodka et canette de Coca-Cola.

Gueule de bois

Bien sûr, tous les touristes « de l'est » n'incarnent pas cette caricature, et cette dernière est aussi portée par d'autres nationalités - brésilienne, des pays du Golfe... et française - : l'indécence n'a pas de frontière. D'autre part, au fil des ans, le tourisme russophone s'est étendu à des foyers de classe sociale moins délirante, davantage éduqués, intègres, éveillés aux coutumes occidentales, sportifs. Il n'empêche, le mal était fait : cette sourde infiltration a porté peu à peu le niveau de vie et de consommation de la station à un niveau inaccessible à l'immense majorité des amoureux du ski. Tout, de la restauration basique aux locations d'appartement, des denrées élémentaires aux forfaits des remontées mécaniques, a suivi une courbe inflationniste. Toutes les parties prenantes dans la station en ont profité. Maintenant, c'est la gueule de bois. Faut-il s'en émouvoir ?

Des voix ne manqueront pas de s'élever pour plaindre et pour disculper les commerçants, les professionnels de « bouche », de l'hébergement ou de l'immobilier, les chauffeurs de taxi, les pilotes d'avions privés, les moniteurs de ski, les employés des infrastructures, etc., sans oublier la myriade de fournisseurs, d'investisseurs, et de « simples » salariés, la plupart saisonniers, qui sont dépendants ou seulement liés à la déraison de cette clientèle. Sont-ils complices de la folie de Vladimir Poutine et de ses conséquences sur le tourisme ? Evidemment non. Et après tout, jusqu'à présent ils n'ont fait que s'adapter à un contexte favorable, et cette manne, ils ne l'ont pas volée. Peut-être même faudrait-il saluer leur flair et leur opportunisme, et se garder d'y plaquer toute remarque sarcastique aussitôt assimilée à une quelconque jalousie. Ironiser sur leur sort aujourd'hui serait donc moralement injuste.

On a toujours le choix

Mais l'exploitation qu'ils ont faite, pendant plusieurs décennies, d'une telle providence était-elle moralement juste ? Est-il moralement juste de tirer profit de fortunes acquises dans la corruption et dans l'illégalité ? De s'accommoder avec cynisme et duplicité de comportements indécents et d'un exhibitionnisme obscène ? De souscrire à une stratégie de développement élitiste qui ségrège, qui ostracise et disqualifie délibérément ? Les voix qui, aujourd'hui à « Courch' », dénoncent le drame en Ukraine, les avait-on entendues ces dernières années lorsque le Kremlin érigeait les murailles de la dictature, étranglait la démocratie, pourchassait et incarcérait ses contestataires, (sans doute) commanditait l'exécution de la journaliste Anna Politkovskaïa et poussait au suicide sa consoeur Irina Slavina, tentait d'assassiner l'opposant Alexeï Navalny, pulvérisait Alep ? S'étaient-elles exprimées pour dénoncer l'assujettissement docile de leur divine clientèle à un tsar désormais excommunié ? Il est d'ailleurs symptomatique que les porte-voix officiels (et encore très timides) de la station circonscrivent leur anathème à la « guerre » et prennent soin de ne pas fustiger frontalement la figure de Poutine.

Définir et distinguer ce qui est moralement juste et moralement injuste est un exercice complexe, et à certains égards périlleux. Ramener ce débat - à la fois intérieur et public - à celui de l'éthique, par nature personnelle, est plus approprié. Ainsi, chacun d'être autorisé à juger ce que cette démonstration révèle d'éthiquement juste et d'éthiquement injuste. Et à cette fin, de recourir à une clé de lecture : la cohérence. Clé de lecture qui, dans ce cas, est imparable. L'argent a une odeur, et cette réalité s'imprime d'un coup à la face de chacun de ceux qui ont tiré profit de situations dans lesquelles ils avaient méthodiquement dissimulé l'émanation pestilentielle qu'exhalait la cohorte des oligarques et, plus largement, des rich(issim)es profiteurs de la dislocation post-soviétique. L'argent a une origine et une destination acceptables ou inadmissibles, il fait le choix de se soumettre ou de se soustraire à l'impôt, il emprunte des canaux réguliers, opaques ou illicites, il prospère dans un terreau autorisé ou illégal, il a une portée équitable ou inégalitaire, égotiste ou altruiste, spéculative ou frugale, narcissique ou partagée. Ce travail de distinction est à la portée de chacun. Et une fois accompli, il place son auteur devant ses responsabilités. Celle, en premier lieu, de faire puis d'appliquer un choix. Car ceux qui pleurent aujourd'hui leur sort dans le prisme de celui réservé aux touristes qui les ont copieusement nourris, avaient le choix : s'inféoder ou non à un opportunisme spécieux, s'abreuver ou non à un robinet d'or empoisonné. On a toujours le choix. Pas sûr, pourtant, que cela serve de leçon et se vérifie lorsque l'opulente nomenklatura des régimes despotiques de Chine, d'Arabie saoudite ou du Qatar frappera à la porte des palaces et des boîtes de nuit...

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Commentaires 12
à écrit le 27/03/2022 à 1:29
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Est-ce par pudeur ou vous vous etes vous pincé le nez pour avoir oublié parmi les plus fameux fêtards........ les chantoneux du resto du cœur ? il se dit qu'après avoir poussé leur petites chansonnettes pour les pauvres, Courchevel était le lieu de...

à écrit le 26/03/2022 à 17:59
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"dans un « simple » 5 étoiles, il faut pouvoir débourser au minimum 10.00 euros - la facture atteint 46.000 euros à L'Apogée." 10.00 euros, il ne manque pas un zéro ? 10.000 ?

à écrit le 26/03/2022 à 12:05
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Cette station comme celle de Méribel est puante. Les locaux, la majorité des parvenus, ne pensent qu'au fric facile ! Dans les deux, l'ambiance y est détestable : oligarques et mafieux russes, riches de tous pays méprisants et faisant étalages de leu...

le 26/03/2022 à 17:27
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Pas tous les locaux qui comme moi sont honnêtes et qui subissent, que font les autorités ?

à écrit le 26/03/2022 à 10:30
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Un quart des mouvements financiers mondiaux, finance qui donc possède et dirige le monde, sont liés à l'activité mafieuse et indiscernable de l'activité financière dans son ensemble. Ce n'est pas une fake news c'est un rapport du consortium internati...

le 26/03/2022 à 17:49
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Vos commentaires sont parfois bons sur le fond mais décevants sur la forme. Et votre pensée dérape, devient brouillonne et même incohérente. Dommage.

le 26/03/2022 à 19:52
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@ maurice: dommage en effet que je ne pense pas comme toi, vu la faible qualité de tes interventions on le comprend ton efficacité est proche de zéro maintenant cela vient de l'idéologie que tu défends, des maîtres que tu sers, tels qu'ils soient j'i...

à écrit le 25/03/2022 à 17:22
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Ils n'ont qu'à faire comme les Suisses: Se boucher le nez !!

à écrit le 24/03/2022 à 17:49
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Critique facile et plutôt drôle quand la politique tarifaire de Paris et l’argent du golfe persique qui sent tellement meilleur avec le respect des droits de l’homme et j’ose même pas parler de ceux de la femme.

le 25/03/2022 à 8:37
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Juste magique ton commentaire NICO.

le 25/03/2022 à 21:26
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"quand la politique tarifaire de Paris et l’argent du golfe " il ne manque pas un bout de phrase (la fin) ? Ou "quant à la politique" ?

le 26/03/2022 à 11:59
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Vous devez avoir des intérêts dans cette station pour écrire de telles stupidités...

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