Derrière la crise polono-européenne, une vraie interrogation démocratique

OPINION. La Pologne n’est pas la seule à remettre en cause la primauté du droit de l’UE sur le droit national. La France et l’Allemagne l’ont déjà fait par le passé. Mais les motivations diffèrent. Par Vincent Sizaire, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières.
(Crédits : Kacper Pempel)

Alors que l'offensive du gouvernement polonais contre les structures de l'État de droit en général - et de l'indépendance de la Justice en particulier - se déroule depuis plusieurs années dans une relative indifférence médiatique, l'arrêt par lequel la Cour constitutionnelle de Varsovie a jugé que la Constitution nationale devait primer sur le droit européen aura subitement remis cette question sur le devant de la scène.Il faut dire qu'une telle décision porte en germe la remise en cause du principe même de l'Union européenne : si l'on admet que la Constitution d'un État membre puisse faire échec à l'application du droit européen, c'est toute la pérennité de l'édifice commun qui est menacée. C'est la raison pour laquelle la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) juge de longue date que la primauté du droit de l'Union s'impose à toute norme de droit interne, fût-elle de nature constitutionnelle. Une interprétation qui procède de l'économie générale de la construction européenne, fondée non sur une logique intergouvernementale mais bien sur une logique fédérale, dès lors que la législation commune est adoptée à la majorité des États.Une posture partagée par la FranceSi les gouvernements français et allemands ont très rapidement souhaité affirmer leur détermination à garantir la primauté du droit de l'Union européenne, la position de nos autorités est en réalité beaucoup plus ambiguë.D'une part, certains responsables politiques français, à l'image de Michel Barnier, appellent ouvertement à désobéir aux règles européennes, notamment en matière de droit des étrangers. D'autre part et surtout, les plus hautes juridictions françaises défendent toujours une conception de la hiérarchie des normes équivalente à celle adoptée par leur homologue polonaise.

Selon la formule consacrée, le Conseil d'État considère ainsi que « la suprématie conférée par l'article 55 de la Constitution aux engagements internationaux ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ». Une telle interprétation fait logiquement primer les normes constitutionnelles sur les normes internationales ayant vocation à s'appliquer directement en droit interne. Elle est du reste partagée tant par le Conseil constitutionnel que par la Cour de cassation.

Dans un arrêt du 21 avril 2021, le Conseil d'État s'est partiellement opposé à la reconnaissance de la décision de la CJUE encadrant rigoureusement la possibilité pour les États de recourir à la surveillance généralisée de nos échanges numériques, au motif qu'elle priverait de garanties certaines normes constitutionnelles. Passée presque inaperçue en France, cette solution a soulevé chez nos voisins des critiques acerbes, brocardée comme l'expression d'une volonté de « Frexit » ou même d'un « foyer d'infection » au sein de l'ordre juridique de l'UE.

Le rôle clé des Cours constitutionnelles des États membres

Toutefois, on ne saurait balayer d'un revers de la main la problématique soulevée par ces décisions comme l'expression d'un souverainisme suranné. En effet, la construction européenne comporte depuis l'origine une dimension proprement technocratique, qui fait parfois des institutions un moyen non d'associer, mais de contourner la souveraineté des États membres pour imposer des réformes économiques sans passer par la délibération démocratique. Une dynamique dont le droit communautaire constitue la cheville ouvrière, faisant de la CJUE l'instrument - pour reprendre la formule de l'ancien président de la Cour constitutionnelle allemande Dieter Grimm - d'une « hyperconstitutionnalisation » de politiques publiques qui devraient être laissées à l'appréciation des peuples.

C'est précisément pour compenser un tel « déficit démocratique » - pour reprendre la bien pudique formule consacrée - que, de longue date, la Cour constitutionnelle allemande (dite Cour de Karlsruhe) veille à la compatibilité des exigences de l'intégration européenne avec la loi fondamentale, en s'assurant que les droits et libertés que les citoyens tirent de la Constitution ne soient pas remis en cause par les règles de l'Union européenne.

Cette approche apparaît particulièrement cohérente d'un point de vue démocratique : comme le rappelle la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 - dont l'article 2 énonce que « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme » -, la délégation consentie à nos représentants n'a d'autre objet que la garantie de nos libertés en société. C'est pourquoi les accords internationaux qu'ils adoptent en notre nom ne sauraient avoir pour effet d'en limiter la portée.

Contrairement à la décision de la Cour constitutionnelle polonaise ou à celle du Conseil d'État français, une telle approche ne s'oppose pas frontalement à l'idée d'intégration juridique européenne. Faut-il le rappeler, le traité instituant l'Union européenne énonce sans ambiguïté en son article 6 que « les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l'Union en tant que principes généraux ». Dans une telle perspective, le rôle que peuvent jouer les juges constitutionnels nationaux en veillant à ce que la construction européenne se fasse en harmonie avec le plein respect des droits et libertés garantis par les Constitutions des différents États apparaît essentiel : il permet, avec d'autres leviers, de veiller à ce que la construction européenne tende effectivement au progrès démocratique de l'ensemble de ses membres.

Et si la démocratie sortait gagnante de cette séquence ?

Ce n'est malheureusement pas la pente suivie par les autorités polonaises qui, à l'image de la Hongrie, ne refusent l'application des exigences européennes que dans la mesure où elles contrarient leur entreprise d'amoindrissement des libertés publiques, à commencer par le droit de tout citoyen à une justice indépendante.

Mais, paradoxalement, la crise institutionnelle que nous traversons peut être l'occasion d'un nouvel élan de l'intégration politique des pays européens, en faisant du respect des structures de l'État de droit démocratique un élément central de l'appartenance à l'Union européenne. Dans un contexte de montée des autoritarismes et des replis identitaires, faire de l'Union un instrument concret du renforcement des libertés de tous ses citoyens constitue sans doute le meilleur moyen d'assurer sa pérennité.

The Conversation ______

(*) Par Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre - Université Paris Lumières.

 La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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Commentaires 3
à écrit le 19/10/2021 à 13:54
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La Pologne fait ce qu'elle veut pas L’Allemagne ne peut pas se passer de son marché de travailleurs au rabais, je ne pense pas qu'il en découlera du positif pour cette UE et jusqu'à présent les faits me donnent raison et il y en a eu un paquet de fai...

à écrit le 19/10/2021 à 13:12
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Dès lors, imposer une primauté du droit européen revient à se constituer complice de ces visions. Nombre de citoyens des pays d’Europe sont farouchement opposés à cela. C’est bien joli de faire passer cela sous le paravent du droit, mais cela ne répo...

à écrit le 19/10/2021 à 10:59
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La France est un assemblage de régions qui sont de "petits pays" regroupés, un jour l'UE aura peut-être comme "régions" les pays actuels ? Les lois françaises s'appliquent-elle pareillement en Côte d'Azur ou en Normandie ? Ça demandera du temps, l'év...

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