« La Pologne n'est plus un pays gris. » En cette fin du mois de septembre, le temps pluvieux qui s'abat sur Varsovie contraste avec l'optimisme de Joanna Kurowska, directrice des opérations en Europe du Nord de la chaîne américaine d'hôtels InterContinental. Une balade dans les rues de la capitale polonaise permet cependant de se rendre compte de l'impressionnante transformation du pays, de 38 millions d'habitants, depuis la chute du régime communiste en 1989. Surtout depuis son adhésion à l'Union européenne (UE) quinze ans plus tard.
« Il y a trente ans, la situation était catastrophique : l'économie était en ruines, le chômage élevé et l'inflation galopante. Depuis, nous avons connu vingt-huit années consécutives sans connaître la moindre récession, même pas lors de la crise économique de 2009 », rappelle Witold Orlowski, économiste en chef chez PwC Polska.
Le chômage, lui, se situe autour des 4 %. Et le salaire moyen est désormais supérieur à 1.000 euros par mois. « Une véritable success-story », s'enthousiasme Tadeusz Koscinski, le ministre des Finances. C'est dans ce contexte que les Polonais ont renouvelé, dimanche 13 octobre, leur confiance au parti au pouvoir, PiS pour « Droit et Justice ». En France, ces ultraconservateurs, très proches de l'Église catholique, sont avant tout connus pour leur très décriée réforme judiciaire, qu'ils présentent comme essentielle pour lutter contre les derniers relents de l'époque communiste. Et qui envenime depuis des mois les relations avec l'UE. En Pologne, les électeurs préfèrent, eux, retenir les mesures sociales de PiS, comme les allocations familiales et la prime versée aux retraités au printemps. « Lorsqu'ils étaient au pouvoir, les libéraux n'ont pas assez pris en compte cette dimension, explique François Colombié, ancien patron d'Auchan en Pologne. Ils ont voulu suivre le modèle américain, mais celui-ci n'a pas été accepté par la majorité dans un pays qui demeure très religieux. »
Renaissance économique
À Varsovie, le changement s'affiche à tous les coins de rue. « La ville s'est métamorphosée au cours des douze dernières années », se félicite Rafal Trzaskowski, le nouveau maire de la capitale de 1,8 million d'habitants. Et de citer l'exemple de la construction des deux premières lignes de métro, de dizaines d'écoles, d'une station d'épuration des eaux usées, du stade national pour l'Euro de football 2012, ou encore d'innombrables bureaux pour accompagner la renaissance économique de la ville. Le meilleur symbole de cette transformation est certainement l'arrondissement de Wola, un ancien quartier juif, tout près du ghetto de Varsovie et théâtre d'un massacre sanglant à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Entièrement détruit par les Allemands, il a été ensuite reconstruit par le régime communiste, qui le transforme en gigantesque zone industrielle.
Ici cohabitent les vestiges de cette période - des usines et entrepôts à l'abandon et des immeubles d'habitation aussi vétustes que rectangulaires - et des tours en verre ultramodernes. Dans les rues, les livreurs d'Uber Eats côtoient les trottinettes en libre-service de Bird et Lime. Et les enseignes occidentales pullulent. Au bout de la rue Prosta, le Warsaw Spire se dresse du haut de ses 220 mètres. C'est le deuxième plus grand immeuble du pays, dépassé d'une courte tête par l'imposant Palais de la culture et de la science, « offert » par l'URSS dans les années 1950. « En 2017, nous avons gagné le trophée du meilleur immeuble de bureaux du monde. Wola est en train de devenir le nouveau centre de Varsovie », s'enthousiasme Jaroslaw Zagorski, directeur commercial de Ghelamco, le promoteur belge à l'origine du projet.
La Pologne, principal bénéficiaire des fonds européens depuis 2004
Au 41e étage, la vue est imprenable sur la ville. Elle offre un aperçu sur la prochaine étape de développement. Autour du carrefour voisin, pas moins de huit immeubles, dont deux hôtels, sont en construction. Un peu plus loin, c'est la plus grande tour d'Europe qui est en train d'être érigée. Sur l'avenue Jean-Paul-II, la Varso Tower culminera à 310 mètres, antenne incluse. Son inauguration est prévue en 2020, mais plus de 85 % des bureaux sont déjà loués. De l'autre côté de la ville, au croisement de l'avenue Jérusalem et de la rue Nowy-Swiat, où trône une statue du général de Gaulle, la Bourse de Varsovie s'est installée derrière l'ancien siège du Parti communiste. Tout un symbole de deux époques qui s'entrechoquent. « Après tant d'années de communisme, les Polonais sont animés d'une incroyable énergie », s'enthousiasme Rafal Trzaskowski. « Ils ont envie de devenir le champion européen qu'ils auraient dû être », renchérit François Colombié.
Arrivé il y a vingt ans, l'ancien d'Auchan a vu le pays muer. En 1996, lorsque le distributeur français ouvre son premier supermarché en Pologne, les grandes surfaces n'existent pas. « La viande était encore vendue sur les étals non réfrigérés des marchés », se souvient-il. Aujourd'hui, Auchan compte plus de 100 magasins, pour un chiffre d'affaires proche des 3 milliards d'euros. Ses concurrents français sont également très présents. Carrefour, notamment, totalise plus de 850 points de vente dans le pays. Joanna Kurowska, aussi, peut témoigner de cette évolution.
« Quand j'étais à l'école primaire, il n'y avait qu'un seul grand hôtel à Varsovie, le Marriott, se remémore-t-elle. Aujourd'hui, la Pologne est un marché prioritaire pour les grands groupes hôteliers. »
Soutenu par la clientèle d'affaires et par le tourisme, le nombre de nuitées est passé de 57 millions en 2011 à 89 millions en 2018. La tendance devrait se poursuivre. « Au cours des trois prochaines années, le nombre de chambres va augmenter de 30 % à Varsovie », ajoute la responsable d'InterContinental. Entamée après la chute du bloc de l'Est, la métamorphose s'est fortement accélérée depuis quinze ans. Non seulement la Pologne a été le principal bénéficiaire des fonds européens depuis 2004, ce qui lui a permis de financer de vastes projets d'infrastructures.
Mais l'adhésion à l'Union européenne, couplée à l'entrée dans l'Otan, a également « fourni plus d'assurances pour les investisseurs », souligne Richard Stephens, fondateur de la revue Poland Today. Les investissements étrangers ont grimpé depuis.
80 % des exportations vont vers l'UE
La Pologne a aussi profité de son arrivée dans le marché unique. 80 % de ses exportations partent vers des pays de l'UE, dont 30 % vers l'Allemagne. Hormis Varsovie, qui est situé dans la partie est du pays, l'activité économique penche donc nettement vers l'Ouest. « La proximité avec la frontière allemande est un atout, note Dominik Rozkrut, directeur de l'institut public Statistics Poland. C'est dans ces régions qu'ont été réalisés les premiers investissements européens. »
À l'inverse, « les villes les plus à l'est se vident de leurs habitants ». Le principal atout de l'économie polonaise, c'est le coût du travail, trois fois moins élevé qu'en Europe occidentale. Le salaire minimum est fixé à 520 euros. « Nous avons tiré profit de cet avantage pour attirer des capitaux étrangers », reconnaît Tadeusz Koscinski. Après la production industrielle, les services informatiques ont pris le relais grâce à une main-d'œuvre bien formée et qui parle anglais. IBM, Hewlett-Packard, UBS emploient plusieurs milliers de personnes dans le pays. Tout comme les géants de l'externalisation informatique, Infosys et Capgemini.
« Nous devons maintenant nous diriger vers une économie basée sur l'innovation », prévient néanmoins le ministre des Finances.
Car l'avantage compétitif de la Pologne se réduit fortement: en période de faible chômage, voire de plein-emploi dans les grandes métropoles, les salaires grimpent. Pour y faire face, le pays se rêve désormais en hub technologique et finance des startups. Mais l'écosystème peine encore à attirer des investisseurs étrangers. Et attend toujours un succès majeur. De cet enjeu en découle un autre tout aussi vital : retenir les jeunes. Depuis 2004, « 2 millions de Polonais sont partis à l'étranger », souligne Dominik Rozkrut. Ils se sont surtout rendus au Royaume-Uni, acceptant souvent des postes inférieurs à leur niveau de formation. « Les gens ne partent plus », rétorque Tadeusz Koscinski.
Pour autant, le gouvernement continue de prendre des mesures pour inciter les jeunes diplômés à rester. Il vient, par exemple, de les exonérer d'impôts sur le revenu jusqu'à leurs 26 ans. Au-delà du recours à l'immigration, en provenance principalement de l'Ukraine voisine, les autorités cherchent aussi à attirer les expatriés. Une mission difficile. « Ils ne se rendent pas compte que le pays qu'ils ont quitté n'existe plus », admet Tadeusz Koscinski. Autre difficulté à surmonter : les salaires moins élevés. « Mais le coût de la vie est aussi plus faible », poursuit-il, qui espère profiter du Brexit pour convaincre les Polonais installés au Royaume-Uni de revenir.
Une croissance ininterrompue mais des relations exécrables avec l'UE
Après vingt-huit années de croissance ininterrompue, la Pologne a rattrapé une grande partie de son retard sur l'Europe de l'Ouest. Si le chemin reste encore long, « l'écart qui reste à combler pourrait l'être au cours des trente prochaines années », estime Witold Orlowski. Sous conditions toutefois.
« La Pologne est à la croisée des chemins », estime l'expert de PwC citant notamment la hausse des salaires, l'inflation élevée - qu'il prédit à 4,6 % en 2020 -, la dégradation des dépenses publiques à partir de 2021 ou encore la faiblesse de l'investissement des entreprises. Reste un autre problème de taille : les relations exécrables avec l'UE, qui risquent d'accentuer la baisse attendue des financements européens - plus riche, le pays bénéficiera moins de la politique de cohésion européenne.
Bruxelles semble en effet déterminé à sévir, proposant de lier l'octroi de certains fonds au respect de l'État de droit. « Une vraie inquiétude », s'alarme ainsi Rafal Trzaskowski, le maire de Varsovie. Et de regretter :
« Nous avions un rôle central. Aujourd'hui, nous sommes marginalisés. »
Dans un pays très europhile, ce problème n'a pourtant eu qu'un impact minimal sur le scrutin du 13 octobre.