Laboratoires pharmaceutiques  : une industrie, aujourd'hui encore, plus réactive que prospective

OPINION. Par nature, les acteurs du secteur sont plus enclins à suivre les évolutions technologiques et règlementaires que les tendances macro-sociétales. Par Frédéric Jallat, ESCP Business School
(Crédits : Yves Herman)

 Dans un récent ouvrage, l'épidémiologiste Jean-David Zeitoun nous rappelle que nous avions perdu de vue le fait que l'amélioration de la santé humaine et l'accroissement de l'espérance de vie étaient davantage des anomalies que des règles établies à l'échelle de l'évolution.

Cette grande extension de notre espérance de vie n'a en effet commencé que fort récemment, autour du milieu du XVIIIe siècle en Occident. Les effets progressifs, discontinus, mais mutuellement bénéfiques de la désinfection, d'une meilleure alimentation, des progrès de la médecine et des découvertes scientifiques de l'industrie pharmaceutique ont, depuis lors, permis de faire progresser la durée de vie de 50 ans voire davantage dans les pays développés.

Or, nous alerte Jean-David Zeitoun, nous assistons aujourd'hui à un tassement voire aux prémices d'une possible diminution de l'espérance de vie, expliquée par l'émergence de deux types de méta-problèmes : les risques comportementaux d'une part (tabagisme, mauvaise alimentation, sédentarité parmi d'autres) et les risques environnementaux d'autre part (pollution, réchauffement climatique, déforestation, agriculture extensive notamment). À l'origine de nombreuses maladies chroniques, ces deux facteurs majeurs rendent désormais probable un recul de la santé humaine.

Organisations apprenantes

Pourtant, de l'aveu même de certains spécialistes ou hauts responsables du secteur de la santé, il ne se passe, au fond, qu'encore peu de choses en matière d'analyse prospective en santé.

Si l'attention des acteurs se concentre, assez logiquement aujourd'hui, sur la sécurité logistique et les veilles technologiques et règlementaires, elles restent beaucoup moins systématiques sur l'analyse de signaux faibles ou les scénarios géopolitiques et sociétaux comme cela peut être le cas dans l'énergie, ou encore le décodage de tendances socioculturelles à bas bruit dans la mode ou la communication média par exemple.

Par nature, la grande majorité des industriels réfléchissent en réalité davantage à la façon de pouvoir répondre le plus rapidement possible à des phénomènes émergents (exploitation) plutôt que d'anticiper des phénomènes complexes et multifactoriels sur le temps long (exploration).

À titre d'illustration et selon nos informations, plusieurs laboratoires ont décidé d'arrêter leurs recherches sur le SARS-CoV-1 au moment où le virus a disparu, sans beaucoup plus d'anticipation.

Pour utiliser une terminologie académique, on pourrait dire que les industries de santé représentent des organisations plus apprenantes qu'ambidextres. Dans le cas du Covid-19, les outils de séquençage à haut débit auront ainsi permis aux chercheurs de passer de la simple publication du virus à l'obtention de son génome détaillé en moins de 10 jours. Pour mémoire, il aura fallu 18 mois pour isoler le virus du sida et deux années supplémentaires pour en obtenir la séquence génétique complète...

Il est finalement peu surprenant que la veille autour des aspects macro-sociétaux et des pandémies soit l'apanage d'organismes publics, nationaux voire supranationaux, de fondations ou de think tanks indépendants du secteur industriel (Organisation mondiale de la santé, Biomedical Advanced Research and Development Authority, Gates Foundation, etc.) établis sur l'idée même d'observatoires indépendants, renseignés, en large partie abstraits des notions d'investissements, de prise de risque et de profitabilité.

A contrario, les contraintes de la financiarisation des industries de santé en cours depuis le début des années 2000, imposent aux acteurs des pratiques, des techniques et des logiques de rentabilité plus immédiates malgré les montants consacrés à la mise en place de solutions thérapeutiques innovantes et l'indéniable ampleur des investissements dédiés à la R&D (de 13 à 25 % de leur chiffre d'affaires sur prescription selon les laboratoires).

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La financiarisation des entreprises de la santé peut s'expliquer en partie par le fait que la productivité de cette R&D et l'augmentation des risques assumés par les acteurs privés ne sont nullement prises en considération par les acteurs publics. Il n'empêche que les impératifs de rentabilité empêchent, en partie, les industriels de poursuivre l'analyse prospective par la mise en place de solutions thérapeutiques capables de répondre à certaines des menaces importantes qui se font jour - aujourd'hui déjà - à l'instar de l'antibiorésistance, parmi d'autres.

700 000 décès par an

De quoi s'agit-il ? Chacun sait désormais que les bactéries exposées aux antibiotiques sont capables de développer des mécanismes de défense toujours plus efficaces contre les traitements proposés. Petit à petit, les antibiotiques ne sont plus à même de traiter les infections dues à des bactéries devenues résistantes.

La résistance aux antibiotiques est l'une des plus grandes menaces sanitaires à venir. Elle peut toucher n'importe qui, à tout âge et dans n'importe quel pays. On estime que la résistance bactérienne est responsable aujourd'hui de 700 000 décès par an dans le monde.

Les conséquences de ce phénomène sont doubles et laissent entrevoir des lendemains difficiles et une bataille toujours plus ardue contre les résistances bactériennes dont sont bien évidemment conscients les industriels :

  • La résistance aux antibiotiques compromet les progrès de la médecine moderne. Sans antibiotiques efficaces pour prévenir et traiter les infections, les transplantations d'organes, les chimiothérapies et certaines interventions chirurgicales seront entravées. Les maladies résistantes aux antibiotiques pourraient ainsi engendrer environ 10 millions de décès par an d'ici 2050 et rapidement devenir la principale cause de mortalité dans le monde.

  • Lorsqu'une infection ne peut plus être traitée par un antibiotique de première intention, des médicaments plus coûteux doivent alors être administrés. La prolongation de la durée de la maladie due à la résistance bactérienne augmente les coûts et la charge financière globale du traitement. La résistance aux antibiotiques pourrait ainsi causer des dommages économiques équivalents à ceux de la crise financière de 2008-2009. Selon l'OMS, la résistance aux antimicrobiens pourrait faire basculer jusqu'à 24 millions de personnes dans l'extrême pauvreté d'ici 10 ans.

Or, même si la mise à disposition de nouvelles classes d'antibiotiques, ciblant les germes multi-résistants, devrait naturellement être considérée comme une mesure d'urgence, on constate que de moins en moins d'antibiotiques innovants sont aujourd'hui commercialisés sur le marché. La rentabilité souvent faible de la production et de la commercialisation des antibiotiques en est la cause première.

Sans soutien ni financements publics, le coût de développement d'un antibiotique, estimé à plus d'un milliard et demi de dollars, reste souvent prohibitif pour des acteurs privés tenus de générer un retour sur investissement suffisant. C'est pourquoi de nombreuses entreprises pharmaceutiques renoncent à se lancer dans le développement de traitements antibiotiques, préférant diriger leurs efforts vers des aires plus rentables et des besoins plus immédiats, l'oncologie par exemple.

Un ensemble de paramètres à considérer

Face à ces risques, comme nous avions pu le montrer dans un récent article, gouvernants, acteurs de santé publique, personnel médical et hospitalier, médecins de ville et pharmaciens de proximité tireraient profit de la modélisation fine et prospective, via des solutions de big data, d'un ensemble de paramètres, résultat d'une combinatoire de données de santé et de données extrinsèques plus générales, parmi lesquelles :

  • Les changements écologiques, climatiques et l'exploitation intensive des terres arables.

  • Les déplacements de population, le tourisme mondial (affaires ou agrément), le transport de marchandises et les mouvements migratoires.

  • Des facteurs socio-démographiques tels que la densité des populations, la pauvreté, l'hygiène et l'alimentation.

  • L'insuffisance ou l'application erronée des mesures de santé publique.

Pour autant, qu'ils ne soient ni techniques ni médicaux, la prise en compte et la maîtrise de ces facteurs extrinsèques sont également indispensables à l'analyse et la caractérisation d'une maladie infectieuse. Et quand bien même semblent-ils marginaux de prime abord, chacun d'eux est absolument instrumental, favorisant l'émergence et la propagation des maladies infectieuses.

A lire aussi : notre série internationale « Planet pharma »

De notre analyse ressort une conclusion sans équivoque : afin d'appréhender le processus pandémique de façon efficace et prospective, en vue de le bloquer le plus tôt possible, il devient impératif d'adopter une démarche analytique interdisciplinaire reposant sur le partage de données abondantes, hétérogènes, complexes, multifactorielles, essentiellement non structurées qui permettent aux acteurs publics et privés de mettre en place un système de veille et d'alerte plus efficace des phénomènes épidémiologiques à l'échelle planétaire.

Autrement dit, identifier l'émergence d'une maladie nouvelle et prédire sa capacité à se transformer en pandémie, requiert le travail conjoint de professionnels de santé associé à l'expertise d'autres corps de métier (sociologues, économistes, climatologues, géopolitologues notamment) que les industriels de la santé ne connaissent ni ne convoquent par manque de proximité professionnelle et de relations suivies.

The Conversation ______

Par Frédéric Jallat, Professeur de marketing, directeur scientifique du mastère spécialisé en management pharmaceutique et des biotechnologies , ESCP Business School.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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