Notre liberté est-elle en danger ?

Nos sociétés démocratiques semblent incapables de maîtriser leur avenir technologique. Par Mickaël Berrebi, économiste et auteur de "L'Avenir de notre liberté. Faut-il démanteler Google... et quelques autres ?" avec Jean-Hervé Lorenzi.
Mickaël Berrebi, économiste.
Mickaël Berrebi, économiste. (Crédits : DR)

La notion de danger caractérise une menace de grande gravité, susceptible d'entraîner la mort. Peut-on alors, en ce début de XXIe siècle, sérieusement imaginer la mort de notre liberté ? Oui, très certainement. Depuis la crise financière de 2007-2008, le monde est perplexe. Il prend enfin conscience des grandes contraintes auxquelles il doit faire face : le vieillissement et le choc démographique, le ralentissement des gains de productivité, l'explosion des inégalités, la finance non maîtrisée...

Les politiques monétaires accommodantes arrivent à leur terme, alors que les politiques budgétaires deviennent de plus en plus limitées par le poids de la dette. L'environnement politique, quant à lui, est marqué un peu partout dans le monde par la montée des extrémismes et du populisme. Dans cet environnement si fragmenté, les États semblent bien affaiblis et dans l'impossibilité de définir toute nouvelle trajectoire. Et face à ce vide politique, certains gourous et patrons de grandes sociétés technologiques se sont emparés d'une place qui était à prendre...

Qu'il s'agisse d'entreprises spécialisées dans le numérique, le génie génétique, l'énergie ou le transport spatial, ces nouveaux prophètes, que l'on pourrait qualifier de prophètes technologiques, dessinent pour nous le monde qu'ils veulent pour eux. Il n'y a qu'à les écouter décrire ce paradis terrestre, cet éden technologique, dans lequel il serait possible de créer des villes autonomes sur Mars, repousser les limites de la mort et faire de l'homme un surhomme aux capacités augmentées. Quelles perspective !

Adeptes d'un monde meilleur

Les principales accusations envers ces grandes entreprises technologiques - les Gafa pour le moment, bientôt certainement l'ensemble des big techs internationales s'articulent autour de sujets bien précis : la fiscalité et les techniques d'optimisation fiscale ; les accusations de pratiques commerciales abusives et l'abus de position dominante ; le non-respect de la vie privée et l'exploitation de données à des fins commerciales et politiques ; les risques liés à l'information en ligne et aux fake news.

Mais qu'y a-t-il de si particulier à ce qu'une entreprise soit tentée par la pratique de techniques légales d'optimisation fiscale ? Pourquoi être surpris lorsqu'on apprend qu'une société tire profit de données collectées en échange d'un service gratuit ? Même si ces comportements sont bien loin de l'image bienveillante et positive que souhaitent véhiculer les firmes de la Silicon Valley, et que cela peut paraître en totale contradiction avec leur devise de faire de notre monde un monde meilleur, n'oublions pas qu'il ne s'agit, après tout, que d'entreprises à but lucratif... Et si effectivement ces sujets relèvent d'une grande importance, ils vont très probablement se résoudre dans un avenir plus ou moins proche par la mise en place de nouvelles règles pour les contraindre.

On pourrait aussi penser que le danger pour notre liberté proviendrait de cette puissance colossale générée par les big techs, et des Gafa plus particulièrement. Mais là encore, la situation actuelle n'a rien d'original si l'on se penche sur l'histoire économique depuis la fin du XIXe siècle.

Déjà dans le passé, on a vu de grandes entreprises capables d'une telle concentration de puissances. Des entreprises alliant une puissance technologique, en attirant les meilleurs talents ; une puissance financière, en étant capable de racheter n'importe quelle startup ou concurrent potentiel ; une puissance politique toujours plus considérable, à travers un rapport de force avec les États. Souvenons-nous de l'empire des télécommunications que représentait la société AT & T et son million de salariés. Qui pouvait alors imaginer qu'un simple juge à la Cour du district de Columbia allait pouvoir attaquer l'icône AT & T et provoquer la chute de l'empire, en 1984 ? Craindre un danger pour notre liberté ne relève donc pas uniquement de la puissance excessive de certaines de ces grandes entreprises technologiques.

En réalité, la véritable nouveauté, c'est le fait d'avoir des entreprises privées qui dessinent et imposent un nouveau projet sociétal, et qui sont capables d'attirer un tel auditoire. Revenons à notre éden technologique et à cet espoir naïf de voir les contraintes humaines surmontées par le progrès technique et la science. Si l'on évoque certaines technologies dites « de rupture », on peut s'apercevoir du caractère si emblématique du système de valeurs vers lequel nous nous dirigeons : l'intelligence artificielle et le risque d'aliénation qu'elle suppose ; le big data et la disparition du libre arbitre ; et, surtout, le génie génétique, avec la tentation pour l'homme de devenir un homme-dieu et de tendre vers l'immortalité.

La politique doit reprendre le dessus

Craindre pour l'avenir de notre liberté ne signifie pas non plus de rejeter le progrès technique, bien au contraire. Ces sociétés ont à leur tête des hommes exceptionnels, des innovateurs et des industriels remarquables. Mais le fait d'être des innovateurs n'autorise absolument pas des entreprises à tracer la route de l'Humanité. C'est à la réflexion collective, et donc politique, de reprendre le dessus pour définir l'avenir de notre liberté. Bien sûr, chacune de ces innovations technologiques fait l'objet de beaucoup d'espoirs. Mais chacune d'entre elles suppose aussi des débats économiques et philosophiques que nous devons aborder!

Aujourd'hui, nos sociétés démocratiques semblent incapables de maîtriser leur avenir technologique, un avenir qui pourrait très bien converger vers l'un des deux scénarios extrêmes suivants : l'un, terrifiant, qui ressemblerait à ces séries télévisées mettant en oeuvre des technologies dystopiques ; l'autre, plus apaisé et relevant tout autant de l'utopie, qui aurait la vertu de redonner au politique son rayonnement et sa capacité à se projeter dans un avenir construit par et pour les hommes.

Déjà, à l'époque du Sherman Antitrust Act, en 1890, le sénateur américain expliquait que « si nous refusons qu'un roi gouverne notre pays, nous ne pouvons accepter qu'un roi gouverne notre production, nos transports ou la vente de nos produits ». Aujourd'hui, ce sont de plus en plus de voix qui s'élèvent contre l'influence des Gafa... Mais, comme toujours dans l'histoire économique, les citoyens seront à l'origine d'un bouleversement dans la prédominance de grands trusts. À la réflexion collective de reprendre la main !

___

Par Mickaël Berrebi, économiste et auteur de "L'Avenir de notre liberté. Faut-il démanteler Google... et quelques autres ?" avec Jean-Hervé Lorenzi (Éyrolles, 260 pages, 17 euros).

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 8
à écrit le 23/04/2018 à 18:45
Signaler
Pour ceux qui ont vécu la vie avant l’ordinateur et maintenant la dématérialisation, au delà du côté soit disant pratique ... eh bien tout ce passe dans la tête , la vie n’est plus pareille Il y a une perte de «  confiance «  car le virtuel en ligne ...

à écrit le 23/04/2018 à 10:09
Signaler
Remettez l'économie au service de l'humain.

à écrit le 23/04/2018 à 9:08
Signaler
Notre liberté existe t'elle vraiment ou bien n'est t'elle pas plutôt un beau leurre, une histoire que l'on adore croire ? Parce que c'est tellement rassurant et confortable de se dire que tout va bien. "Traité de Lisbonne sans référendum :: Un dé...

à écrit le 22/04/2018 à 23:34
Signaler
Heureusement que nous vivons cette période car elle va enfin offrir la gratuité pour tous. En plus en France il n’y a pas le niveau pour faire...

à écrit le 22/04/2018 à 23:22
Signaler
C’est vraiment navrant de passer dune promesse de démocratie d’après guerre à ce qui se passe actuellement. Les populations n’ont pas été préparées à tous ces changements brutaux d’où la montée des «  négatifs «  La dignité chaque humain le possède ...

à écrit le 22/04/2018 à 9:55
Signaler
"Faut-il démanteler Google... et quelques autres ?" Google ne doit pas en croire ses yeux, et pourtant, l'État français vient de lui offrir un joli cadeau. La Direction générale des finances publiques (DGFIP) a décidé d'utiliser YouTube pour héber...

le 22/04/2018 à 23:31
Signaler
Créateur de logiciels depuis 30 ans je peux vous certifier que Google n’a pas besoin de cela pour collecter des infos, les gens les donnent d’eux même ...

à écrit le 22/04/2018 à 8:56
Signaler
Mais évidemment que c'est un danger... Tout comme l'hégémonie des banques et de la finance. l'intérêt public existe justement pour nous protéger des intérêts privés. Hors quand ceux ci contrôlent les représentants du premier... Ca donne notre soc...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.