Procédure d'exception avec et sans état d'urgence

Le projet de réforme pénale est synonyme de restriction des libertés. Par Jean-Claude Paye, sociologue

L'Assemblée nationale vient d'adopter solennellement, le 9 mars, le projet de loi le nouveau projet de loi de réforme pénale «renforçant la lutte contre le terrorisme et le crime organisé». Ce texte fait entrer dans le droit commun, des dispositions prévues uniquement quand l'état d'urgence est déclaré.
Bien que l'objet des deux textes soient en étroite relation, ce projet de loi ne doit pas être confondu avec la loi du 20 novembre 2015 qui prolonge l'état d'exception de trois mois, tout en renforçant les restrictions aux libertés privées et publiques prévues par la loi de 1955 sur l'état d'urgence. Bien que ces dispositions d'exception aient été, de nouveau, prolongées pour une nouvelle période de trois mois, le gouvernement n'a pas abandonné son intention de réformer la procédure pénale. Il s'agit d'y inscrire des mesures liberticides autorisées par l'état d'urgence, sans que celui-ci soit déclaré.

Liquider le pouvoir judiciaire

L'État d'urgence a pour objet de s'affranchir du principe de séparation des pouvoirs, de liquider le pouvoir judiciaire et de concentrer l'ensemble des prérogatives aux mains de l'exécutif et de la police. Le projet de réforme de la procédure pénale s'inscrit aussi dans cet objectif. Il fait suite à une série rapprochée de lois antiterroristes et de la loi relative au renseignement de juillet 2015 , dont elle représente le volet judiciaire. La succession de mesures liberticides finit par transformer profondément le droit commun, si bien que l'on ne peut plus le distinguer de ce que on considérait comme un droit d'exception.

Renforcement formel du procureur et mise à l'écart du juge d'instruction.

Le projet de loi renforce considérablement les pouvoirs du procureur, un magistrat fortement dépendant du pouvoir exécutif. Il devient un «directeur d'enquête», comme le précise le texte adopté par l'Assemblée nationale. Le procureur conduit les «enquêtes préliminaires», dans le cadre desquelles il a la faculté de renvoyer le suspect devant un tribunal. Ensuite, il porte l'accusation dans un procès qu'il a initié. Au four et au moulin, il lui reviendra aussi de vérifier si les «enquêtes effectuées par la police judiciaire sont bien menées à charge et à décharge».

Le projet de loi introduit une modification majeure du système pénal, le passage d'une procédure inquisitoire, centrée autour du juge d'instruction, à un système qui se rapproche de la démarche accusatoire en vogue dans les pays Anglo-saxons. Ainsi, le texte prévoit d'introduire, dès le stade de l'enquête préliminaire d'investigations d'une durée de plus d'un an, le débat contradictoire avec les suspects et leurs avocats. Ces derniers auraient la possibilité de demander au procureur des actes déterminés, tels que des auditions ou des expertises. L'introduction de ces nouvelles procédures fait que comme aux Etats-Unis, seules les personnes fortunées seront en mesure de se défendre.

Simplification des modalités de comparution

D'ailleurs, pour les autres, le projet de loi a déjà prévu de simplifier les modalités de comparution devant le juge des libertés et de la détention, afin de pouvoir les juger encore plus rapidement dans le cadre de la comparution immédiate. La convocation en justice peut maintenant être effectuée par le délégué du procureur.
Le procureur dispose ainsi de plus en plus des prérogatives, jusqu'à présent réservées au juge d'instruction. Celui-ci est écarté par le projet de loi, alors que, en France, il est déjà cantonné à une petite fraction des affaires. Moins d'un tiers des dossiers arrivent dans ses mains.

Ce magistrat, dont l'indépendance est garantie statutairement, se voit ainsi enlever la spécificité de son action : décider du renvoi du prévenu devant un tribunal et enquêter à charge et à décharge et cela au profit du procureur et de la police judiciaire qui, rappelons le dépend non du ministère de la Justice, mais bien de l'Intérieur, indiquant bien, par là, la primauté de sa fonction de maintient de l'ordre.
Police surpuissante et incontrôlable.

 Toute surveillance du travail de la police devenue impossible

Cependant, le renforcement du procureur n'existe que par rapport à celui du juge d'instruction. En ce qui concerne la police judiciaire, le contrôle de ce magistrat reste purement formel. En Belgique, lors de la commission parlementaire en relation avec la mise en place en 1999 de la police unique, dite «structurée à deux niveaux», les procureurs ont fait savoir que, une fois l'autorisation de l'enquête donnée, ils n'avaient plus le contrôle effectif de son déroulement. Ce fait est encore plus criant en France, où le Parquet est particulièrement débordé, puisque, peu nombreux, les procureurs ont un pouvoir de quasi-juridiction et traitent la grande majorité des dossiers judiciaires. Les nouvelles prérogatives que lui donnent ce projet de loi ne pourront qu'accentuer le surcroît de travail et rendre impossible toute surveillance du travail de la police. Cette dernière est en fait la grande gagnante de ces réformes, confirmant ainsi son rôle central dans l'exercice actuel du pouvoir d'Etat.

L'accroissement des pouvoirs de la police est confirmé par l'extension du cadre de la légitime défense pour les forces de l'ordre. Les policiers seront reconnus pénalement « irresponsables » s'ils font feu, en cas « d'absolue nécessité », sur «une personne ayant tué ou tenté de tuer et sur le point de recommencer». Les policiers pourront aussi retenir une personne, même mineure, et hors la présence d'un avocat, même si celle-ci a une pièce d'identité et cela à la condition floue et hypothétique, qu'il y ait « des raisons sérieuses » de penser qu'elle a un lien avec une activité terroriste;

L'alibi du juge des libertés et de la détention

Le pouvoir exécutif ne peut contrôler le travail de la police par la courroie du procureur. Le pouvoir judiciaire en est totalement incapable à travers l'autre figure, mise en avant par le projet de loi, celle du juge des libertés et de la détention, sur qui repose la plupart des autorisations de mise en oeuvre des dispositions de la loi. Le contrôle de la légalité et de la proportionnalité des mesures demandée ne peut qu'être formelle, car ce juge n'a pas accès au fond du dossier. Une fois l'autorisation accordée, il ne dispose d'aucun moyen lui permettant de contrôler l'action du procureur et de la police.

Ainsi, en matière de terrorisme et avec l'autorisation préalable du juge des libertés et de la détention, les perquisitions de nuit seront autorisées dans les habitations et cela dès l'enquête préliminaire. Cette procédure se substitue à l'autorisation donnée par le juge d'instruction dans la phase de l'enquête proprement dite. ( Dans le cadre de l'état d'urgence, elles peuvent être ordonnées par le Préfet). Désormais, les perquisitions pourront aussi avoir lieu de manière préventive, sur base de l'éventualité d'un danger, lorsqu'il s'agira «de prévenir un risque d'atteinte à la vie ou à l'intégrité physique».

Le texte prévoit aussi l'élargissement des possibilités de surveillance dans les lieux publics, et le recours aux IMSI-catchers, ces fausses antenne-relais qui espionnent les téléphones et les ordinateurs à l'insu de leur utilisateur. Elles captent aussi tous les portables situés dans leur rayon d'action. Ce dispositif sera aussi autorisé par le juge de la liberté et de la détention ou, «en urgence», par le procureur de la République, sachant que c'est la police elle-même qui nomme ce qui est une situation d'urgence. Jusqu'à présent, les IMSI-catchers pouvaient seulement être autorisées dans le cadre d'informations judiciaires, mais ont été peu utilisées par les juges d'instruction, vu le flou juridique du dispositif. La loi sur le Renseignement a légalisé leur utilisation par les services secrets.
La surveillance vidéo, la captation d'image et la sonorisation d'un lieu ou d'un domicile étaient aussi, jusqu'ici, réservées aux informations judiciaires confiées à un juge d'instruction. Elles pourront désormais être décidées dès l'enquête préliminaire, après une simple autorisation du juge des libertés et de la détention.

Le Préfet : agent d'un état d'exception permanent

Comme dans l'état d'urgence, le préfet voit son action renforcée. Le projet de réforme relatif à la procédure pénale est en étroite correspondance avec la loi du 20 novembre 2015. Les articles de cette loi prolongeant l'état d'urgence sont particulièrement flous et laissent une marge d'interprétation quasiment illimitée. Ils criminalisent des comportements et des intentions, en lieu et place d'actes concrets. L'intention terroriste attribuée aux personnes revenant de Syrie est aussi au centre du dispositif de "surveillance» autorisé par le préfet.

Aujourd'hui, les «retours de Syrie», sont judiciarisés. Les suspects sont mis en examen, écroués ou placés sous contrôle judiciaire. Désormais, les préfets pourront, pendant un mois, les assigner à résidence et leur demander, pendant trois mois, les codes de leurs téléphones et ordinateurs, les obliger à signaler leurs déplacements et leur interdire de parler à certaines personnes. Cette disposition présente bien les attributs d'une procédure judiciaire, mais il s'agit bien d'un pur acte administratif, un contrôle sans juge. Elle laisse toute la place à l'arbitraire et ne donne, à la personne suspectée, aucune possibilité de confronter les allégations portées contre elle. C'est l'intention de la personne qui est attaquée, sans qu'elle puisse se défendre.
Dans un cadre purement administratif de «prévention du terrorisme» et sur autorisation du préfet, la police pourra aussi procéder à l'inspection visuelle, à la fouille des bagages et à la visite des véhicules. La police est ainsi libérée de l'autorisation préalable du procureur, s'il s'agit d'installations ou d'établissements déclarés «sensibles» par la police et le préfet.

 Inflation de lois antiterroristes

En moins de deux ans, la France a connu une inflation de lois antiterroristes. D'abord la Loi de programmation militaire, promulguée le 13 novembre 2014 , ensuite la Loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme du 14 novembre 2014 et la Loi sur le Renseignement définitivement, adoptée par l'Assemblée nationale le 24 juin 2015 .

Ces trois lois s'inscrivent dans une mutation du droit pénal débutant avec la Loi d'Orientation et de Programmation de la Sécurité Intérieure (LOPSI 1), définitivement adoptée le 29 août 2002. La LOPSI 1 donne déjà à la police l'accès, à distance, aux données conservées par les opérateurs et les fournisseurs d'accès Internet. Par rapport à la Loi sur la Sécurité Quotidienne de 2001, , elle permet de contourner le passage obligé par une réquisition adressée à un opérateur de télécommunications. Formellement, cette étape impose une vérification, par le pouvoir judiciaire, de la légalité de la requête adressée à un opérateur.

Cet impératif, qui nécessite une commission rogatoire, impose le respect de la procédure d'instruction et permet d'éventuels recours contre la mesure ordonnée. En abandonnant la nécessité de recourir à une demande du pouvoir judiciaire, la loi de 2002 constituait déjà un pas important dans l'orientation de l'enquête policière vers le travail de renseignement. Quant à la LOPPSI 2 , définitivement adoptée le 8 février 2011, elle permet de filtrer progressivement le Net et légalise l'introduction de mouchards (chevaux de Troie) dans les ordinateurs privés .

 
Jean-Claude Paye, sociologue, auteur de L'emprise de l'image. De Guantanamo à Tarnac, Editions Yves Michel 2012.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 1
à écrit le 11/03/2016 à 9:37
Signaler
Malgré le silence assourdissant des médias et de la classe politique, comment ne pas se rendre compte que depuis de nombreuses années, tous les textes nous conduisent à une compatibilité grandissante avec les usages US. Comme si le hasard des proposi...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.