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« S’adapter ou disparaître, la ville doit choisir », Pascal Picq

Le paléoanthropologue Pascal Picq met en garde : la ville ne peut pas être la « cité parfaite des utopies », celle par exemple transhumaniste qui voit proliférer les fameux smombies – zombies séides du smartphone. Tout comme pour les sociétés, il appartient à l’organisation, à la gouvernance, aux acteurs – y compris les entreprises – de la ville de décider de sa disparition ou de sa survie. Pour cela, elle doit se penser en termes d’adaptation et d’écosystème. (Article issu de "T" La Revue de La Tribune - N°3 Février 2021)
Pour Pascal Picq la ville doit réaffirmer ce qu'elle a toujours été avant l'inflation des mégapoles : un noeud des réseaux humains, sociaux, économiques, culturels et politiques, lieu des fusions à haute valeur anthropologique.
Pour Pascal Picq "la ville doit réaffirmer ce qu'elle a toujours été avant l'inflation des mégapoles : un noeud des réseaux humains, sociaux, économiques, culturels et politiques, lieu des fusions à haute valeur anthropologique". (Crédits : Hamilton de Oliveira)

L'habitat pour soi et l'habitat avec autrui forment un marqueur « général » de l'histoire de l'humanité, et « tout particulier » de l'anthropologue évolutionniste que vous êtes. Du hameau cévenol à la mégapole chinoise, ce que le collectif urbain est devenu aux quatre coins de la planète constitue une lecture civilisationnelle. Peut-on en extraire un fait saillant universel ? À quelles étapes clés dans la « Grande Histoire » l'évolution fait-elle référence ?

Pascal Picq L'Histoire, avec un grand H, est fille de la cité. C'est dans les villes que s'est faite et se fait l'Histoire. Et cela dès le ive millénaire avant J.-C., au Proche-Orient. Les historiens appellent cette période l'« âge axial », que signale l'apparition des grandes religions, des systèmes philosophiques fondateurs et des sociétés organisées en classes. Les cités vont émerger en à peine quelques siècles et, d'un coup, établissent des influences géopolitiques à l'échelle de vastes régions géographiques. C'est bref à l'échelle des temps de l'évolution, bien sûr, mais aussi des temps historiques. Cela ne peut se comprendre sans une profonde transformation économique, sociale, religieuse et politique. C'est aussi l'invention de l'organisation des espaces de la cité. Les villes garderont cette organisation jusqu'au xixe siècle, que marquent la révolution industrielle et le développement des faubourgs. Notons que depuis plus de 5 000 ans, les villes demeurent en quête d'une exigence urbaniste qui ne cesse de leur échapper.

Depuis 2007, l'humanité est entrée dans une nouvelle phase de son évolution : pour la première fois, la majorité de la population humaine est urbanisée. Les mégalopoles concentrent 90 % de l'activité et de la richesse économique mais sont aussi la cause de 70 % des émissions de CO2. En cette période de pandémie, il suffit de constater les changements imposés par les confinements sur ces activités pour s'en convaincre.

Deux tiers de l'humanité devraient être urbanisés d'ici la moitié du siècle actuel, ce qui n'est pas sans conséquences sur les problèmes inhérents aux villes : pollutions, sédentarité, insécurité, mobilité, santé, épidémie... Il y a encore peu, l'espérance de vie était plus élevée en ville, or désormais cette tendance s'inverse dans les mégalopoles. Et que dire de l'impact des maladies dites civilisationnelles ? Cette urbanisation laisse à penser que l'évolution s'arrête aux portes des cités. Rien n'est plus faux. Les villes deviennent des écosystèmes non sans avoir des effets écosystémiques à l'échelle de la planète. Tel est le nouveau terrain de jeu de notre évolution, notamment pour les virus, les bactéries et autres agents pathogènes.

 On « est » à partir des lieux où l'on naît, étudie, travaille, habite, se déplace, se cultive, fonde une famille, reçoit des amis. Plus la ville est grande, étendue, densifiée, plus le risque de ghettoïsation, de ségrégation est, potentiellement, élevé. La ville est souvent le reflet, voire l'amplificateur des morcellements sociologiques et des inégalités. Y cohabitent des extrêmes de plus en plus irréconciliables. Est-ce rédhibitoire ?

P.P. Impossible de nos jours d'imaginer l'incroyable mixité sociale qui régnait il y a encore peu entre les maraîchers, les forts des Halles, les ouvriers et les travailleurs du Paris qui s'éveille chanté par Jacques Dutronc, les étudiants, les bourgeois... Paname. Où sont passés les gars de Ménilmontant ? Qui parle de la Rive gauche et de la Rive droite ? Qu'est devenu le Quartier latin ?

La ville traduit les changements de société et là où nous habitons notre place dans la société. L'urbanisation a plus souvent été une réponse à des urgences sociales tandis que, à l'opposé, persiste une tradition utopique de la ville censée apporter du bonheur aux gens.

De Thomas Moore à Le Corbusier en passant par Ledoux, les phalanstères, les corons ou autres, difficile de saluer des réussites anthropologiques. La ville n'est jamais à sa place, courant après les transformations nécessaires pour accompagner les changements de sociétés ou, si elle prétend organiser une cité radieuse et socialement harmonieuse, sombre dans la dystopie. La ville est condamnée à s'adapter constamment ou à disparaître. La ville sur la Terre ne sera jamais la cité parfaite des utopies, si ce n'est dans les imaginaires sinistres des transhumanistes. Et elle souffre d'une double distanciation sociologique, spatiale et temporelle. Dans le RER à 6 h du matin, on ne rencontre pas les mêmes populations qu'à 9 h ou dans l'après-midi. C'est un voyage ethnographique souterrain. Aujourd'hui, les distanciations sociales réalisent ce que les utopies n'ont jamais réussi à imposer.

L'organisation architecturale et urbanistique est indissociable de cette compartimentation...

P.P. Absolument. Le pouvoir craint le peuple des villes, à l'instar de Louis XIV s'installant à Versailles. La transformation haussmannienne répondit à une nécessité urbaniste tout en redessinant socialement les quartiers. Il en fut de même avec les banlieues dans les années 1960 et, de nos jours, les gated cities - les villes avec portails - ne rassemblent que des personnes de même catégorie sociale. Tout est pensé pour éviter les mauvaises surprises : pas d'angles de rue, pas de petits passages, pas de jardins trop arborés... Que des perspectives dégagées. Toujours ce spectre des utopies urbaines et de leurs assignations éthologiques et sociales.

Le visage des villes reflète aussi les mouvements migratoires. Les arrondissements de la périphérie de Paris restent marqués par les migrations des personnes « montées à Paris » de leurs différentes provinces, et aujourd'hui d'autres migrations marquent les quartiers du nord de la capitale. Et que dire des migrations sociales, le plus souvent forcées par les dérives spéculatives de l'immobilier ? Les classes populaires et moyennes se retrouvent toujours plus loin, doivent emprunter les transports, mais les écologistes des villes aux profils socio-économiques plus favorisés n'en veulent pas...

À ces différences de classes socio-économiques s'ajoutent maintenant les lieux d'exercice des tâches dans les métiers, notamment avec le télétravail. Or, les personnes les plus engagées dans ces formes de travail plus ou moins collectives et présentielles sont les plus diplômées et sont associées à des métiers d'innovation et de création, notamment dans les secteurs des technologies du numérique. Les effets en cours du confinement en ville se font déjà ressentir sur l'immobilier. Quant au fameux phénomène de gentrification, il voit des classes aisées en quête de liens sociaux « authentiques » s'installer dans des quartiers populaires. Les prix augmentent et les personnes des classes populaires doivent partir plus loin, encore plus loin. La « lutte des classes » est dans la ville.

La ville est le terrain par excellence de déploiement des progrès technologiques. Lesquels, depuis le milieu du xxe siècle, n'escortent plus systématiquement vers le Progrès humain. Et même peuvent en être la négation. La grande difficulté de « faire ensemble » dans la ville n'en est-elle pas la démonstration ?

P.P. Cela s'inscrit dans cette tendance à l'atomisation sociale. La ville moderne a été façonnée par les transports, d'abord le rail, puis les voitures. Aux flux de personnes et de véhicules s'ajoutent maintenant les flux d'informations. La convergence de tous ces flux s'amorce avec l'urbanisation de la majorité de l'humanité, l'arrivée des smartphones et l'intelligence artificielle dite moderne, celle traitant des données. Elle se traduit par le concept de smart cities ou villes connectées (lire notre décryptage page 46, ndlr). Nouvelle utopie.

À la fragmentation sociale des lieux de vie s'additionne la fragmentation individuelle. Jankélévitch dénonçait le paradoxe d'un mode de vie où l'on va toujours de plus en plus loin et de plus en plus vite, mais sans changer le temps dédié aux déplacements, voire l'augmentation délirante de celui perdu dans les transports. Dans un ascenseur, nous faisons tout pour éviter le contact ou le regard avec les autres au risque de déclencher une réaction hostile ; ce syndrome vaut pour nos déplacements urbains. Alors, on fait mine de se précipiter. Et les technologies numériques et nomades n'arrangent rien.

Évidemment, ces technologies servies par le développement de l'IA proposent des solutions, mais imparfaites. Les flux du numérique, tels les assistants de guidage, permettent de fluidifier les flux des déplacements. Mais jusqu'à quand ? Fluidifier ne signifie pas favoriser les relations sociales.

Des villes comme Singapour proposent une vision des villes du futur. Les technologies du numérique servent à modéliser des quartiers et à réguler les flux de véhicules et de personnes. Exemples ? Une ambulance peut foncer au travers des rues sans s'arrêter, les logiciels animés par l'IA réglant les feux de signalisation. Les jumeaux numériques des quartiers et des immeubles assurent une meilleure régulation thermique, etc. De plus en plus de bâtiments supportent une végétalisation des murs, des terrasses, des balcons et des toits ; premières étapes vers le concept des green cities. Il existe aussi de vastes espaces verts, très créatifs, qui aèrent la ville et favorisent les déambulations. Sont-ce pour autant des villes éco-anthropologiques ?

Tout cela me rappelle une case de la première page d'Astérix et le Domaine des Dieux où Jules César déclare qu'à la place de la forêt qui protège et nourrit nos braves Gaulois, il veut réaliser un parc naturel. Notons d'ailleurs que, comme dans notre village gaulois, les villes européennes résistent encore et toujours à des expansions ectoplasmiques ; une chance qu'il faut préserver et cultiver.

La ville est-elle devenue, malgré elle, davantage un terrain de déshumanisation ? Est-elle victime du fantasme, de l'illusion technologistes ?

P.P. En Chine par exemple, des centaines de milliers de personnes venant des provinces travaillent comme des esclaves et se logent dans des cellules aussi exiguës que misérables, mais connectées. La seule façon d'échapper à la solitude est de communiquer avec les familles et les amis via les réseaux sociaux. Un pis-aller, qui rappelle l'ultime dystopie de Ready Player One de Steven Spielberg : les gens vivent dans des villes sinistres et ne trouvent d'échappatoire qu'au travers des réseaux et d'avatars sur de gigantesques plateformes de jeux.

Observez : les personnes déambulent le regard vissé sur leurs écrans et les oreilles sous des écouteurs. Nous sommes dans l'ère des smombies, néologisme composé à partir de smartphone et zombies. Les citadins marchent à rebours de l'évolution de la lignée humaine, que marquaient le redressement progressif du corps et l'acquisition d'une bipédie parfaitement verticale. Nous repartons en arrière. Les piétons ne regardent plus autour d'eux, la tête est rivée sur le sol. Ils sont abstraits de ce qui les entoure, ils percutent les autres, traversent n'importe comment, ce qui d'ailleurs entraîne une augmentation dramatique des accidents. Finies les flâneries et les promenades paisibles. Les parents ne regardent même plus leurs enfants jouer dans les squares. Des autorités municipales ont fait peindre sur les trottoirs des bandes de couleurs pour assister les smombies dans leurs déplacements... Ils marchent sans la tête ; on marche sur la tête. Et on fait courir, de manière dramatique, la perspective de l'utopie transhumaniste, fondée sur l'isolement et le contrôle des individus, et sur l'illusion d'élites libertariennes dans leurs ghettos se protégeant du délitement social.

La ville se prête aussi à asservir les technologies à des profits antidémocratiques.

P.P. Les grandes mégalopoles mondiales sises sur les rives ouest du Pacifique et en Chine font l'objet d'un maillage très dense des activités humaines. En Chine, traversez sans précaution, et un panneau affiche votre visage avec un rappel à l'ordre. À l'occasion de la gestion de la pandémie, les dispositifs de traçabilité et de surveillance via les nouvelles technologies se sont multipliés. Nous sommes dans la dystopie de 1984, de George Orwell - combien d'ailleurs les villes et l'humanité des hommes sont sinistres dans les films de fictions du futur, comme Blade Runner ou 2001 : L'Odyssée de l'espace.

L'expansion du télétravail en est une manifestation, mais elle n'est pas la seule : la pandémie Covid-19 et la somme des entraves - gestes « barrières », distanciation sociale, couvre-feux, fermeture des lieux de vie - provoquent une transformation des modes de vie, de consommation, de travail. Cette transformation pourrait, pour partie, s'enraciner au-delà de la fin de la pandémie. Comment notre « vivre-ensemble dans la ville » va-t-il s'adapter ?

P.P. Le manque de vivre ensemble ou plus simplement d'être en présence des autres nous affecte profondément. Nous mesurons à peine les conséquences psychosociales de la distanciation sociale. Et en effet, le phénomène actuel du télétravail met en exergue les avantages et les inconvénients qui seront très utiles à la compréhension de l'évolution des villes.

Vive le télétravail pour limiter les temps de transport, les stress, les pollutions... mais je l'affirme clairement : si le télétravail se motive par des causes secondaires comme le mieux-être des personnes (transport, etc.), la réduction des surfaces de bureaux ou encore des pollutions, il n'a pas d'avenir, car il sera synonyme d'isolement social et professionnel.

Il est illusoire de compter sur les technologies du numérique pour solutionner - le solutionnisme étant l'idéologie au cœur du transhumanisme - les conséquences de plus en plus ingérables de l'organisation du travail. Il faut changer de paradigme. Et, là aussi, comme dans l'évolution, il ne s'agit pas de tout inventer. De nombreuses initiatives existaient avant la pandémie et d'autres ont émergé avec elle. Reste à en faire une synthèse créatrice. Le problème, en France, c'est le prisme binaire, et c'est la manie culturelle de l'égalitarisme qui confond différences et inégalités.

Pour reprendre la terminologie marxiste, en quoi les nouvelles formes de travail vont-elles déterminer de nouvelles infrastructures ? D'un point de vue éthologique, on devrait passer de forme de vies organisées de façon séquentielle domicile-travail-loisirs (métro-boulot-dodo) à des organisations de fusion-fission, comme le font très bien les chimpanzés. On fusionne pour des raisons exigeant du présentiel, on fissionne de diverses façons selon les personnes et les lieux pour des relations ou des tâches plus précises. Il est bien plus intelligent de jouer de toutes les intelligences que de les opposer les unes aux autres.

Cette pandémie aura agi comme un formidable accélérateur de la mutation capitaliste. L'hégémonie du capitalisme numérique s'impose définitivement au capitalisme industriel - sans pour autant juguler les poisons du capitalisme financier, bien au contraire. Ce capitalisme numérique propulse notre époque dans l'ère de la digitalisation, à laquelle aucun métier, aucune filière, aucune pratique, aucune entreprise, aucun commerce, aucun raisonnement ne peut résister. À quelles conditions, demain, la ville ultra-connectée, la ville des relations sociales digitalisées, pourra-t-elle préserver un « équilibre humain » face à ce déferlement ?

P.P. La ville doit réaffirmer ce qu'elle a toujours été avant l'inflation des mégalopoles : un nœud des réseaux humains, sociaux, économiques, culturels et politiques, lieu des fusions à haute valeur anthropologique. C'est bien pour cette raison que la ville porte l'histoire. Le vrai défi est de réaffirmer son attractivité centripète opposée à l'éloignement centrifuge tiré par le numérique. Des expériences hybrides existent, comme le phygital combinant les avantages du commerce en magasins avec les outils du numérique. La querelle des librairies contre les acteurs du commerce en ligne est stupide. On ne reviendra pas en arrière avec de plus en plus de consommateurs omnicanaux. L'ensemble des acteurs (petits commerces en centres-villes, centres commerciaux en périphérie, etc.) doivent redéfinir leurs places respectives dans une approche écosystémique où chacun peut trouver de nouveaux avantages.

De nombreuses solutions existent déjà du côté des grandes entreprises, des start-up et des consommateurs. Le click and collect n'est que la moindre des solutions. Solution : là d'ailleurs est le problème. Le solutionnisme se limite à répondre à une contrainte en référence à une situation qui se détériore. Tout au contraire, il faut adopter une approche innovante à même de transformer une situation. C'est là que doivent intervenir les territoires, les communautés urbaines, les collectivités locales et les municipalités. Le charme des villes d'Europe réside dans leurs centres-villes. Il faut mettre en place des stratégies de plateforme intégrant les acteurs d'une rue, d'un quartier, d'une ville et de sa périphérie commerciale. À cette fin, il faut créer des modélisations numériques, des avatars appelés « jumeaux numériques » (digital twins). Il faut penser en termes d'écosystèmes, le maître mot dans le monde économique et des entreprises. Dans un écosystème, les acteurs doivent se rendre des services mutuels. Et comme dans l'évolution, il n'est pas nécessaire d'inventer. La sélection naturelle ne crée rien ni n'élimine ; elle favorise les solutions déjà existantes, et là nous pouvons faire confiance à La Poste, Cdiscount, Rue du Commerce, Leboncoin et tant d'autres. L'État centralisateur, déconnecté des réalités et numériquement, doit favoriser ces initiatives. Le rôle des édiles prend, dans ces conditions, une nouvelle dimension.

Certaines des nouvelles équipes municipales dites « vertes » veulent faire des villes des laboratoires d'expérimentations démocratiques. En matière d'initiative de démocratie locale, depuis plusieurs années le meilleur - lorsqu'elle est continue, concrète, fédératrice, impliquante, responsabilisante - côtoie l'indigent ou le démagogique. Que reste-t-il à inventer ? Au plus loin dans l'histoire, pourrait-on ressusciter certaines pratiques ?

P.P. Les écologistes semblent sensibles au processus de démocratie directe. Mais dans quel cadre et selon quelles orientations ? Là aussi, il faut s'inspirer des approches agiles consistant à faire intervenir les parties prenantes. Toutes les solutions ne viennent pas des entreprises, en revanche celles-ci utilisent des méthodes d'innovation qui font leurs preuves. Exemple : les approches innovantes dites de plateforme. Un problème est ouvert en ligne avec la définition d'une problématique très claire, et les personnes y font des propositions qui, à leur tour, font l'objet de sélection et de développement. Rien de plus darwinien. Par ailleurs, comme les innovations apparaissent le plus souvent en périphérie, cette logique permet d'être attentif aux initiatives des quartiers et de les développer dans la ville, ce que l'on dénomme des exaptations. Il ne s'agit ni de top-bottom ni de bottom-up, mais d'un tissu d'interactions avec boucles de rétractions et de duplications... à l'image des systèmes génétiques, cognitifs ou écologiques.

Les villes écologiques, je l'espère écosystémiques, doivent être bio-inspirées, à condition de comprendre le fonctionnement des écosystèmes, d'autant qu'elles hébergent aussi une biodiversité pas toujours bien connue. Une condition qui est loin d'être généralisée chez les verts, non exempts de conceptions naïves et utopiques de la nature.

La prolifération de bâtiments aux architectures toutes plus spectaculaires les unes que les autres « dit » beaucoup du narcissisme de notre époque, mais aussi du diktat marketing en matière d'attractivité des territoires. À l'image de certains musées, ils ont en commun de concentrer les regards sur le contenant au détriment du contenu - autre stigmate de notre contemporanéité. La ville peut-elle s'extraire de ce biais marchand et consumériste ?

P.P. Il existe un formidable contraste avec les premières concentrations urbaines du Néolithique (habitations accolées les unes aux autres, sans rue et sans place, accès par les toits). Il y a eu ensuite les petites cités (avec des maisons autour d'une place centrale faisant rempart au monde extérieur). Puis arrivent les vraies cités déjà dominées par de grands bâtiments affichant le pouvoir séculaire comme le pouvoir religieux, et contrôlant le monde extérieur. Aucun bâtiment ne dépasse en hauteur les résidences des princes, sauf les cathédrales : Dieu est au-dessus des rois et les rois au-dessus des hommes. Les bâtiments traduisent les pouvoirs sur la ville.

Un changement de pouvoir se manifeste à la fin du xixe siècle aux États-Unis. Avec les gratte-ciel, le pouvoir industriel et commercial s'élève sur la société. Un siècle plus tard, une inflation élévatrice contamine toutes les grandes cités du monde, hérissées de tours comme autant de cathédrales dédiées au dieu « Business ». Même l'Europe finit par céder à ces élévations phalliques. Rien ne résume mieux notre temps que la Trump Tower et son fondateur qui méprise tant les règles de la démocratie et a galvaudé les références à Dieu dans une Maison blanche qui, jusque-là, avait échappé au sort de la cathédrale Saint-Patrick.

« S'adapter ou périr » : ainsi avons-nous titré un dialogue que nous avons publié cet automne (L'Aube). Il s'applique à chacun, dans ses existences personnelles comme professionnelles. À chacun, et aussi à toute ville ?

P.P. Les civilisations finissent par mourir avec leurs cités. Rien ne l'illustre mieux que les réflexions de Saint Augustin dans la Cité de Dieu, notamment après le sac de Rome en 415 et le déclin de la ville éternelle. Il s'agit plus d'une réflexion théologique qu'urbanistique, mais qui souligne comment les conditions terrestres affectent la ville. Je me réfère souvent au sous-titre de l'essai Effondrement de Jared Diamond : « Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie ». On nous a appris à l'école que les disparitions des grandes cités étaient dues à des causes externes, comme les barbares contre Rome. Faux ! Les sociétés meurent avant tout à cause de leur incapacité à s'adapter à un monde qu'elles ont contribué à changer. Diamond montre que leurs effondrements résultent de l'accumulation de plusieurs facteurs : déforestation, salinisation des sols, dégradation des biodiversités, alimentation en eau, pollutions, démographie erratique... Pendant des millénaires, la ville n'a cure de la nature. Avez-vous remarqué que dans les représentations des villes utopiques il n'y a ni animaux, ni végétation ?

Aujourd'hui, changement de paradigme : la ville doit devenir écologique, protéger ses biodiversités et même inviter celles encore mal traitées, devenir plus verte (thermorégulation, production alimentaire, réduction des pollutions, lieux de récréations et de détente...) et de plus en plus autosuffisante pour ses ressources mais aussi pour gérer ses déchets (économie circulaire). Cependant, une écologie de la ville doit se penser comme un écosystème dynamique et adaptatif. L'évolution entre dans la cité.

Et l'évolution créa la femme, avez-vous également publié cet automne (Odile Jacob). L'évolution de la ville - urbanisme, déplacements, accessibilité, disposition des appartements, aménagements intérieurs, etc. - a « plus ou moins » épousé l'évolution de la condition des femmes. Toujours au profit de leur émancipation ? Ou, encore aujourd'hui, aux fins de protéger le diktat mâle ?

P.P. Un terrible constat émerge de cet essai : l'espace privé est le lieu des malheurs causés aux femmes. Ce qui devrait être l'endroit du confort, de la protection, des relations familiales, des échanges affectifs se trouve être le plus dangereux pour les femmes (et les enfants). Une fois de plus, le confinement a souligné l'ampleur dramatique de la coercition et des violences faites aux femmes. Deux tiers des meurtres et des viols sont commis par des partenaires, des proches ou des personnes familières.

La rue et les lieux publics sont aussi le théâtre de toutes sortes de comportements sexistes et de harcèlements, sans oublier les violences et les viols. Mais au fait, depuis quand les femmes peuvent-elles déambuler sans être embarquées par la police sous prétexte de racolage ? Voilà un immense défi pour la ville : inventer la cité où les femmes seront en sécurité à la fois dans les espaces privés et publics. Libérer la ville de la fureur éthologique des mâles.

« Penser la ville avec la mission idéelle - si ce n'est idéologique - d'apporter le bonheur aux autres est un projet social impossible. Les paradis terrestres ont toujours accouché de l'enfer social », estimez-vous. De l'enfer social, parfois même de néototalitarisme. Quelle ambition « raisonnable » fixez-vous aux villes - et à leurs gouvernances ?

P.P. Mon utopie est celle d'une ville péripatéticienne où nos pieds retrouveraient le loisir d'avancer à leur guise, comme dans la belle chanson d'Yves Montand. Quelles sont les villes des grands écrivains ? Celles où l'on marche. On parle des générations futures. Alors, que leurs gouvernances fassent que nos enfants et nos petits enfants puissent à nouveau courir en toute liberté dans la cité.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°3 - Rêvons nos villes - Février 2021 - Découvrez la version papier

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Commentaire 1
à écrit le 03/06/2021 à 9:20
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Ben oui mais c'est tellement pratique une ville pour mater les citoyens, ils sont tous réunis au même endroit, complètement déconnectés de la nature ils sont des proies tellement facile pour une oligarchie qui ne cherche plus que ça la facilité. Rega...

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