L'alliance entre Mistral et Microsoft met fin à l'illusion de l'indépendance technologique européenne

Par François Manens  |   |  2068  mots
(Crédits : F.M. pour La Tribune)
Alors qu'il défendait mordicus l'open source comme valeur cardinale pour s'imposer face aux géants américains, le champion français de l'intelligence artificielle, Mistral AI, a développé son plus puissant modèle de langage de manière fermée, et a conclu un partenariat pour l'heure exclusif avec Microsoft pour sa distribution, laissant même l'Américain entrer symboliquement à son capital. Si ce virage stratégique aux allures de séisme fait sens d'un point de vue économique et bénéficie du soutien de la France, il rend furieux à Bruxelles et parmi les défenseurs de l'IA européenne. Par ricochet, l'entrée de Mistral, comme OpenAI avant lui, dans le giron du géant Microsoft, est une claque pour la souveraineté numérique européenne, et acte la position déjà dominante des Américains dans la course à l'intelligence artificielle.

Lundi, le champion français Mistral AI a fait son entrée dans la cour des grands. Avec son modèle d'intelligence artificielle Mistral Large, il a définitivement prouvé qu'il avait les capacités pour se mêler à la course à la performance contre OpenAI, Google et tous les meilleurs américains. Cocorico ! La France a enfin réussi à positionner une de ses pépites comme un futur géant technologique dans l'intelligence artificielle, après avoir raté dans les grandes largeurs le virage de l'informatique puis celui d'Internet.

Mais ce succès vient au prix du sacrifice d'un certain idéal européen. Pour atteindre ses ambitions, Mistral a signé un partenariat avec le géant américain et numéro un de l'IA Microsoft, doublé d'un investissement de ce dernier au capital de la startup à hauteur de 15 millions d'euros. Il a également décidé qu'il garderait désormais entièrement secrète la recette de ses meilleurs modèles d'IA, alors qu'il publiait jusqu'ici tous ses travaux en open source. Dans sa quête de réussite, le champion français a donc rompu avec son image du porte-étendard d'une vision alternative de l'intelligence artificielle, européenne et open source, afin de se calquer sur l'exact modèle qui a propulsé OpenAI en tête de la course mondiale.

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David s'associe avec Goliath

Du côté de l'Union européenne, le virage de dernière minute de Mistral fait grincer des dents. La startup française avait fait à l'automne un intense lobbying pour affaiblir l'IA Act, le texte de régulation des IA, qui était alors en cours de négociation à Bruxelles. La France l'avait suivi dans sa croisade, au nom de la souveraineté. Tout comme l'Allemagne, engagée derrière son propre champion, Aleph Alpha. Ne voulant pas rater la chance d'avoir enfin un géant technologique de rang mondial dans l'IA, les deux pays avaient ainsi réussi à faire plier les élus européens vers un allègement de l'encadrement des modèles dits « de fondation », comme le futur Mistral Large... mais aussi comme GPT-4 d'OpenAI ou Gemini de Google. En connaissance de cause, l'effort français a profité par ricochet aux géants américains de l'IA, même si la version finale du texte impose tout de même des obligations supplémentaires aux modèles les plus puissants.

« Mistral AI fait du lobbying, c'est normal. Mais nous ne sommes pas dupes. Il défend son business et non l'intérêt général », prévenait le Commissaire européen Thierry Breton lors de la conférence AI Marseille organisée par La Tribune, en plein pic des débats sur l'IA Act. Face à lui, le gouvernement français n'en démordait pas : pour une fois qu'une entreprise française avait ses chances dans une course technologique, il allait tout faire pour empêcher qu'une régulation européenne trop stricte entrave sa croissance, alors qu'en face les géants américains auraient été en capacité d'encaisser la nouvelle charge réglementaire.

Dans sa course pour rattraper le duo OpenAI-Microsoft, Mistral était présenté à l'Union européenne tel David contre Goliath. Le problème ? A peine le texte a-t-il été voté que David a signé un partenariat (unique, pour l'instant) avec Goliath. Autrement dit, pendant que Mistral défendait l'open source et se présentait comme l'alternative nécessaire aux Gafam pour justifier l'atténuation de l'IA Act, il négociait son alliance avec Microsoft et préparait un nouveau modèle de langage fermé, rompant avec les valeurs portées par l'UE.

Interrogé sur ce dernier point, la startup a pour l'instant décliné de répondre. Le gouvernement n'a de son côté pas de tabou. Dans La Tribune, la nouvelle secrétaire d'Etat au Numérique, Marina Ferrari, a annoncé que la France n'était pas au courant des discussions entre Microsoft et Mistral lorsqu'elle a soutenu son lobby. Le double jeu de la startup n'empêche pas l'Etat de « se réjouir » aujourd'hui du deal. Après tout, la France a enfin son champion mondial de l'IA. Tant pis s'il entre, comme OpenAI, dans l'écosystème de Microsoft et qu'il rompt avec l'ouverture et la transparence permises par l'open source.

Un double jeu qui passe mal à Bruxelles

Si le gouvernement français ne s'indigne pas de la manœuvre de Mistral, d'autres voient rouge. « L'Allemagne et la France ont poussé pour épargner les modèles de fondation des restrictions imposées par l'IA Act, alors que ces modèles sont au cœur du futur de l'IA », rappelle à La Tribune un chercheur spécialiste de la sécurité des IA. Le résultat, d'après lui : les créateurs de modèles, relativement peu nombreux, ne vont porter qu'une petite partie de la charge réglementaire, qui serait reportée sur les développeurs d'applications d'IA, plus nombreux et donc plus difficiles à réguler et moins outillés pour répondre aux exigences. Particulièrement contrarié, le spécialiste va même plus loin : « pour défendre l'intérêt d'une startup d'une vingtaine de personnes, on a mis en danger la politique régulatoire de toute l'Europe ».

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Même son de cloche dans certains cercles du Parlement européen. « Tant d'un point de vue technique que d'un point de vue politique, nous sommes extrêmement furieux », peste auprès d'Euronews Kai Zenner, le directeur de cabinet de l'élu allemand Axel Voss (EPP), spécialiste de la tech. D'après lui, Mistral avançait lors des négociations l'argument qu'il serait contraint à coopérer avec des entreprises comme Microsoft si l'IA Act n'était pas allégé. « Ils ont obtenu ce qu'ils voulaient dans les négociations et ils sont quand même allés vers Microsoft, je trouve cela juste ridicule », maugrée-t-il.

Les critiques de Mistral appellent désormais à l'ouverture d'une enquête sur le lobby de la startup française et ses liens avec Microsoft, afin de déterminer si la jeune pousse a bien respecté le cadre des campagnes d'influence. Le rôle de Cédric O, l'ancien secrétaire d'Etat au Numérique devenu lobbyiste pour Mistral, pose aussi question.

En attendant, la Commission européenne, sous sa casquette d'autorité de la concurrence, a indiqué qu'elle allait examiner l'investissement du géant américain dans Mistral. L'entreprise de Satya Nadella se retrouve désormais au capital de deux (Mistral et OpenAI) des cinq entreprises (avec Google, Meta et Anthropic) les plus avancées dans la création de très grands modèles de langages. Cet examen pourrait déboucher sur une enquête pour pratiques anti-concurrentielles. Par ailleurs, Microsoft est depuis janvier sous le coup d'une procédure similaire pour son investissement de plus de 13 milliards de dollars dans OpenAI, qui lui a permis de s'octroyer 49% des parts de l'entreprise phare de l'IA générative.

Le concept d'une IA européenne vole en éclats

Mais l'alliance avec Microsoft n'est pas le seul choc provoqué par Mistral : sa mise de côté de l'open source est tout autant un séisme. Avant les annonces de lundi, l'intelligence artificielle européenne semblait se construire unanimement autour de l'open source comme choix technique, mais aussi comme choix politique autour d'un ensemble de valeurs (partage, sécurité, transparence...).

Avec des champions comme Stability AI, Hugging Face (dont le siège est à New York mais le gros des équipes à Paris), Mistral AI ou encore des plus petits comme Giskard, l'écosystème partait sur de bonnes bases. Mais suite au virage de Mistral vers la création de modèles fermés -prévu de longue date selon l'entreprise, avec pour preuve son pitch deck, premier document présenté aux investisseurs qui en fait mention-, cette vision commune se trouble.

Car si Hugging Face s'est imposé comme la plaque tournante de l'open source, Mistral en était le principal porte-étendard auprès du grand public. Sur X, le cofondateur de Hugging Face Thomas Wolf et celui de Stability AI Emad Mostaque ont donc tous deux rassuré leur audience et rappelé leur engagement pour l'open source, sans mentionner directement la décision de leur homologue français.

Et pour cause : le virage de Mistral est bel et bien un choc. A son lancement, la startup se présentait comme le nouveau « fer de lance » des modèles ouverts. « Nous pensons qu'une approche ouverte à l'IA générative est nécessaire », écrivait l'entreprise, afin de « combattre la censure et les biais dans une technologie qui va modeler notre futur. » L'open source -ou concrètement, la publication en accès libre de nombreuses informations techniques sur le modèle- était présenté comme la voie idéale pour faire face aux géants américains et corriger leurs erreurs.

Mistral ambitionnait de « fermer l'écart de performance entre les solutions boîtes noires et les solutions ouvertes ». Problème : désormais, l'entreprise fait elle-même cet écart au sein de ses propres solutions. Certes, Mistral compte continuer de déployer des modèles open source, mais il propose aussi des modèles « optimisés », fermés, dont certains sont des versions améliorées des modèles ouverts.

Les plus pessimistes suggèrent même que Mistral n'a jamais vraiment cru à son propre discours sur l'open source. « Mistral a répété que l'open source était la meilleure solution pour la sécurité des modèles, ce qui peut être discuté, et on se rend compte aujourd'hui que ce discours était creux, puisqu'ils n'ont pas hésité à faire des modèles fermés... », tacle un chercheur.

La fin justifie les moyens ?

Reste que même les critiques les plus virulents s'accordent pour dire que le virage de Mistral est une excellente décision économique. En s'écartant de l'open source, Mistral facilite grandement la monétisation de ses modèles, puisque les utilisateurs seront obligés de passer par lui ou par Microsoft pour s'équiper. Ils devront donc mettre la main au portefeuille, là où n'importe qui peut accéder gratuitement aux deux premiers modèles de Mistral en open source.

Et si l'accord avec Microsoft détourne Mistral de l'idéal de la souveraineté européenne, il lui offre en contrepartie un accès sans égal à une large clientèle, la puissance commerciale d'un géant mondial ou encore de la capacité de calcul du numéro deux du cloud mondial. « Mistral a pris un raccourci qui se défend, mais qui n'est pas forcément le bon choix pour le futur s'ils veulent construire des IA sûres », estime le chercheur.

Les yeux rivés sur les meilleures entreprises du secteur, Mistral, dont les fondateurs viennent de Google et de Meta, n'a pas attendu que l'écosystème européen grandisse avec lui. Il est allé chercher l'argent là où il se trouve en abondance -aux Etats-Unis- lors de sa deuxième levée de fonds de près de 385 millions d'euros. Puis il est allé chercher un des seuls acteurs capable à la fois de lui ouvrir le marché et de l'accompagner techniquement.

En ce sens, c'est un véritablement renoncement à l'ambition de créer une autre voie dans l'IA que celle imposée par les Gafam. Par ricochet, la décision des fondateurs de Mistral acte que les Américains ont déjà acquis une position dominante, incontournable, dans la course naissante à l'intelligence artificielle. Elle étale de manière brutale une réalité que les gouvernements ne veulent pas voir, à savoir que l'indépendance technologique européenne reste, du moins pour l'heure, une illusion.

Quoiqu'il arrive, Mistral sera un champion européen aux allures de Gafam. Reste à voir où il parviendra à marquer sa différence européenne. « Il est très important que les grands modèles de langage intègrent les langues et la culture européennes. C'est une forte plus-value de Mistral, et c'est essentiel pour les entreprises et les citoyens européens », félicite la ministre française du Numérique. Et peut-être que c'est déjà largement satisfaisant pour que l'entreprise française reste une fierté européenne.