Satya Nadella, dix ans de succès pour hisser Microsoft au sommet de l'intelligence artificielle

À L'AFFICHE. Pour la première fois depuis les années 1990, Microsoft mène la danse dans le secteur de la tech. Devenue l'entreprise la mieux valorisée au monde, à plus de 3.000 milliards de dollars, elle surfe à pleine vitesse sur la vague de l'intelligence artificielle générative grâce à son partenariat avec OpenAI, le créateur de ChatGPT. Cette dynamique est une consécration pour Satya Nadella, pur produit de Microsoft devenu directeur général en 2014, en pleine crise existentielle de l'entreprise. Retour sur une décennie de bons choix.
François Manens
Satya Nadella, l'architecte du retour de Microsoft au sommet.
Satya Nadella, l'architecte du retour de Microsoft au sommet. (Crédits : DR)

Demain, Satya Nadella va fêter ses dix ans à la tête de Microsoft, fort d'un bilan exceptionnel. En une décennie, le directeur général a multiplié par dix la valorisation de son entreprise, qui vient de dépasser la barre des 3.000 milliards de dollars. Seul Apple avait déjà atteint ce sommet, l'année dernière, avant d'en redescendre. Microsoft pourrait quant à lui aller encore au-delà, tant il semble bien lancé dans son ascension.

Grâce à ses liens étroits avec OpenAI, le géant de la tech s'est imposé comme la locomotive incontournable de l'intelligence artificielle générative, une technologie qualifiée de révolutionnaire par de nombreux grands dirigeants. En plus d'avoir l'exclusivité sur les ventes indirectes des modèles d'IA les plus performants du marché, dont le célèbre ChatGPT, Microsoft a pris un temps d'avance dans l'injection de l'IA dans ses produits, que ce soit sur son cloud Azure ou dans ses logiciels les plus populaires, comme Microsoft 365 (Word, Excel, PowerPoint...).

Résultat : il en récolte déjà les fruits. Au dernier trimestre (d'octobre à décembre), son chiffre d'affaires a bondi de 18% par rapport à l'année précédente, à 62 milliards de dollars, pour un bénéfice net de 20,7 milliards de dollars, en croissance de 52%. Une dynamique tirée par sa division cloud, Azure, comme depuis le début du mandat de Nadella, mais accéléré par l'IA sur les trois derniers exercices trimestriels. « Avant, nous parlions de l'IA, maintenant nous l'appliquons à l'échelle. En infusant l'IA à toutes nos couches techniques, nous gagnons des clients », déclarait mardi soir le directeur général. Et ce n'est qu'un début : d'après les analyses de Evercore, cité par Fast Company, l'intelligence artificielle pourrait ajouter entre 50 milliards et 100 milliards de dollars au chiffre d'affaires annuel de Microsoft d'ici 2027.

Investisseur avisé

Sa place sur le toit du monde économique, Microsoft la doit avant tout à un pari pris par Satya Nadella à l'été 2019, lorsqu'il décide d'investir un milliard de dollars dans OpenAI... contre l'avis de Bill Gates, son célèbre cofondateur. Ce dernier a de bonnes raisons de s'inquiéter : si la startup possède déjà un des meilleurs laboratoires de recherche en IA au monde, elle perd des centaines de millions de dollars par an et n'a même pas un début de modèle économique. Surtout, l'investissement n'offre à Microsoft aucun pouvoir décisionnel sur l'activité de l'entreprise, en raison de son statut juridique particulier.

Mais Satya Nadella, qui s'est appuyé sur son directeur technique Kevin Scott pour valider son intuition, estime que son entreprise doit se renforcer coûte que coûte dans la course à l'IA. Le dirigeant, qui a pris la direction de l'entreprise cinq en plus tôt, a réussi à faire repartir de l'avant une machine qui stagnait depuis une décennie. Mais il ne parvient pas à effacer les années de retard de recherche en IA de son groupe par rapport à Google et Facebook. Avec OpenAI, il se donne enfin l'opportunité de jouer les premiers rôles, même si c'est de façon indirecte. En remettant plus de 10 milliards de dollars dans la machine début 2023, il s'est aussi offert une quasi-exclusivité sur l'exploitation des modèles de la startup, à commencer par ChatGPT. Seul OpenAI lui-même a le droit de les commercialiser également.

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De l'autre côté de la balance, le soutien de Microsoft donne à OpenAI les moyens de ses ambitions, que ce soit la puissance de calcul pour construire des modèles de la taille de GPT-4 ou la masse salariale nécessaire pour séduire les meilleurs chercheurs et chercheuses mondiaux. Face à lui, son némésis, le britannique DeepMind, s'appuie sur la puissance financière de Google, qui l'a racheté en 2014, tandis que les laboratoires Fair de Facebook, créés en 2013, profitent eux-aussi des ressources hors normes d'un géant du net.

Pilote du redressement de Microsoft

En réalité, Microsoft n'est considéré comme le numéro un de l'IA que depuis 2023. Il paraissait à la traîne, lorsqu'en 2016, Sundar Pichai, fraîchement nommé directeur général de Google, déclarait que son entreprise se préparait à entrer dans un monde « AI first », où des « assistants intelligents » envahiraient le quotidien des utilisateurs.

Mais avant de se concentrer lui aussi sur l'IA, Satya Nadella avait d'autres chantiers prioritaires. Arrivé en février 2014 à la tête de Microsoft, il s'attèle d'abord à transformer en profondeur la culture de l'entreprise, considérée comme has been et trop enfermée sur elle-même. Côté business, il a pour mission de trouver de nouveaux moteurs de croissance : la chute des ventes de PC depuis le début des années 2010, affecte les revenus des deux vaches à lait de l'entreprise, le système d'exploitation Windows et la suite Office. Le problème, c'est que Microsoft a successivement raté le virage d'Internet, où son moteur de recherche Bing se heurte au monopole de Google, puis le virage du smartphone, lancé par Apple et son iPhone et bien suivi par Google et sa filiale Android. Comme un reflet de ces échecs, l'action Microsoft a stagné entre l'an 2000 et l'arrivée du nouveau dirigeant.

Pur produit de la maison, dont il gravit les échelons depuis son entrée en 1992, le profil de Satya Nadella a donc de quoi faire douter certains investisseurs à la recherche de renouveau. Mais le dirigeant indien prouve rapidement sa capacité à prendre des décisions fortes. En 2016, il ferme la division téléphonique dédiée aux Windows Phone, qui peine à gagner plus de 1% de parts de marché, avec pour conséquence le licenciement de 18.000 employés, soit 14% des effectifs du groupe, du jamais vu dans l'histoire de l'entreprise. À grand coup d'actions symboliques, il impose une politique d'ouverture. Le quadragénaire se montre en conférence avec un iPhone en main, ouvre la commercialisation de Microsoft Office sur les iPad ou encore propose une offre Linux [le plus grand système d'exploitation open source alternatif à Windows, ndlr] sur Azure. Autant d'actions inimaginables sous ses deux prédécesseurs.

L'architecte du cloud

En contrepartie, Satya Nadella concentre les efforts de l'entreprise sur le développement de sa plateforme d'informatique dématérialisée, le cloud Azure, qu'il pilotait en tant que vice-président avant sa nomination comme directeur général. « Tout va être connecté au cloud et aux données », annonce-t-il lors d'un échange avec ses employés peu de temps après sa prise de poste. Dans la foulée, il opère une réorganisation massive de ses équipes d'ingénieurs, qui donne au cloud la priorité sur le sacro-saint Windows, et multiplie les partenariats, rachats et investissements visant à renforcer Azure. Sous Nadella, les logiciels Word, Excel, Teams ou encore Dynamics sont tous commercialisés sous forme d'abonnement dans le cloud. Autrement, la priorité n'est plus à la vente de licences Windows et de suites Office, mais à la signature d'abonnés aux offres SaaS [software-as-a-service, ndlr] dans le cloud, susceptibles de fournir des revenus récurrents.

Bingo : le secteur du cloud explose, et Microsoft s'impose rapidement comme un solide numéro deux mondial, derrière Amazon Web Service, et devant Google Cloud, le trio imposant une domination écrasante au marché. La firme de Redmond a retrouvé de sa gloire : si au début des années 2010, la presse et le monde politique parle des « Gafa » --un acronyme composé des initiales de Google, Apple, Facebook et Amazon-- pour parler des géants de la tech, le « M » de Microsoft rejoint la queue de l'acronyme à la fin de la décennie.

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Pour autant, Microsoft reste discret dans le monde de l'IA. Certes, Nadella a réorganisé l'entreprise pour créer en 2016 un groupe de 8.000 employés dédié aux projets d'intelligence artificielle, mais elle se fait remarquer avant tout par ses échecs. Son assistant vocal Cortana, sorti en 2014, tombe rapidement dans l'indifférence, la faute à un manque de cas d'usages intéressants. Mais le vrai désastre a lieu en 2016, lorsque l'entreprise déploie sur Twitter un bot conversationnel du nom de Tay, présenté sous les traits d'une adolescente de 16 ans et capable d'apprendre de ses discussions avec les utilisateurs de la plateforme. En moins de 24 heures, le bot devient raciste, misogyne et tient même des propos nazis. Débranché en catastrophe par Microsoft et plus jamais remis en route, Tay reste à ce jour l'exemple le plus marquant pour illustrer la nécessité d'encadrer les intelligences artificielles. D'ailleurs, l'épisode pousse l'entreprise à devenir un avant-gardiste du concept d'IA responsable, afin d'éviter qu'une telle débâcle se reproduise.

Pour ne pas manquer la marche de l'IA, Satya Nadella fait donc avec OpenAI ce qu'il fait de mieux : investir dans des entreprises prometteuses. En dix ans, le dirigeant a mené plus de 100 acquisitions, dont une belle liste d'opérations d'ampleur, dans des secteurs très variés. On y retrouve le studio de jeu vidéo Mojang, à l'origine de Minecraft, pour 2,5 milliards de dollars en 2014 ;  le réseau social professionnel LinkedIn pour 26 milliards de dollars en 2016 ; la plateforme de développeurs informatiques GitHub pour 7,5 milliards de dollars en 2018 ; et dernièrement le numéro 4 des éditeurs de jeu vidéo, Activision-Blizzard, pour 75 milliards de dollars. De nombreux succès, qui nourrissent aujourd'hui la croissance du groupe.

Force tranquille

Mais Satya Nadella n'est pas qu'un visionnaire, c'est aussi un gestionnaire : sans lui, le pari de Microsoft dans l'IA aurait pu tourner au vinaigre avant qu'il puisse en récolter les fruits. Le 18 novembre 2023, le conseil d'administration d'OpenAI décide de licencier brutalement son cofondateur et dirigeant de toujours, Sam Altman. Satya Nadella ne reçoit l'information qu'à peine quelques minutes avant qu'elle ne devienne publique, bien que Microsoft possède --au terme d'un montage financier complexe-- 49% des parts de l'entreprise. C'est un double coup de poignard : non seulement le dirigeant n'a pas été consulté avant la décision, mais en plus, il perd en Sam Altman un allié de choix avec qui il partage une vision commune du développement de l'intelligence artificielle. Pour ne rien arranger, le conseil d'administration nomme un nouveau CEO, Emmet Shear, qui ouvre la voie à un ralentissement drastique du rythme de déploiement des IA par l'entreprise, justifié par des mesures de sûreté renforcées. Une vision incompatible avec les ambitions de Satya Nadella, déjà tourné vers le marché.

En pleine gestion de crise, l'expérimenté directeur de Microsoft doit jongler entre son travail avec sa plus grande passion : le cricket. Son pays d'origine, l'Inde, joue contre l'Australie en finale de la coupe du monde. Comme le raconte le Wall Street Journal, le dirigeant suit le score d'un match d'un œil, et de l'autre, participe en coulisses aux pourparlers pour réintroduire Sam Altman. Il sortira grand vainqueur de ces négociations, au contraire de l'équipe nationale, défaite dans un match crève-cœur. Et il le fera dans un style qui lui est propre : dans l'ombre, sans élever la voix. Un style opposé à la personnalité aussi explosive de Steve Ballmer, son prédécesseur à la direction de Microsoft, connu pour haranguer les foules et finir les conférences en nage dans ses chemises mais aussi pour ses colères.

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En l'espace de quelques jours, Satya Nadella a fait en sorte que Microsoft sorte gagnant quoiqu'il arrive : soit le conseil d'administration pliait à son lobby et faisait revenir Sam Altman, soit le dirigeant ouvrait une unité de recherche sur-mesure pour l'entrepreneur au sein de Microsoft, avec une porte ouverte à tout employé de OpenAI qui souhaiterait le suivre. Manœuvre réussie. Deux jours plus tard, plus de 90% des employés du spécialiste de l'IA signent une lettre pour demander au conseil d'administration le retour de leur dirigeant de toujours, sans quoi ils rejoindraient eux aussi Microsoft. Face au risque de vider l'entreprise de sa substance, le conseil rappelle Altman, à qui Shear laisse la place en démissionnant.

La firme de Redmond, en banlieue de Seattle, sort renforcée du feuilleton hollywoodien. L'entreprise devrait obtenir au moins un siège dans le nouveau conseil d'administration, dont la composition complète n'est toujours pas fixée. Son allié Sam Altman surfe désormais sur le soutien unanime de ses équipes pour dérouler sa stratégie de développement. Quant à Satya Nadella, cette démonstration de force le consolide plus que jamais à la tête de Microsoft, qui file à toute allure vers de nouveaux sommets.

François Manens

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Commentaires 4
à écrit le 03/02/2024 à 14:35
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Quand on vous confit une société numéro 1 dans son secteur avec autant de cash qui est un monopole mondial et qu'il n'y a pas de concurence( pour l'instant) , nul exploit ! Un enfant de dix ans ferait aussi bien . L'exploit c'est Bill Gate (avec Paul...

à écrit le 03/02/2024 à 8:28
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Et c'est clair qu’aucune entreprise en europe n'arrive à la cheville de Microsoft. Mais ni de facebook non plus, ou google, ou amazone ou apple, comme il fallait s'en douter nos investisseurs européens moyenâgeux se sont fait submerger par l'ère inte...

le 04/02/2024 à 14:49
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Les chercheurs aux US sont dans le privé ou travaillent dans les campus directement pour le privé, en France ils sont fonctionnaires aux CNRS ou dans les labos d'Université. Ils sont très bien payés aux US, viennent du monde entier pour gagner et ...

le 05/02/2024 à 7:52
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"Vous voyez différence. ?" Ben oui je vois des milliers de chercheurs qui cherchent des trucs pour mieux nous vendre des produits dont nous n'avons pas besoin. Mais bon je suis content que tu dises comme moi à savoir que la guerre est perdue nous imp...

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