ChatGPT : Microsoft et OpenAI sont-ils en train de créer un monopole dans l'intelligence artificielle ?

Depuis le déploiement de ChatGPT fin novembre, OpenAI a relancé l'engouement autour de l'intelligence artificielle. Cette démonstration de force lui a permis de renforcer son partenariat -à la fois financier et de recherche- avec Microsoft, et de prendre une longueur d'avance sur le marché. Avec 100 millions d'utilisateurs en seulement 2 mois -record battu-, assiste-t-on à la naissance d'un monopole dans l'IA ? Et faut-il réguler vite pour l'empêcher ?
François Manens
Microsoft et OpenAI sont-ils en train de créer un monopole ?
Microsoft et OpenAI sont-ils en train de créer un monopole ? (Crédits : DADO RUVIC)

Mercredi, OpenAI, l'entreprise derrière le désormais célèbre outil de discussion ChatGPT a acheté le nom de domaine « ai.com », dérivé de l'acronyme « AI » qui signifie « intelligence artificielle » en anglais. Derrière cet acte symbolique, la startup fait passer un message fort : intelligence artificielle rime avec OpenAI, et inversement. L'entreprise veut dominer le marché de l'IA et elle le fait savoir.

Depuis la sortie fin novembre de ChatGPT, OpenAI et son partenaire et investisseur exclusif Microsoft dictent les tendances de la tech. Le duo a remis à lui-seul l'IA au centre de l'intérêt des entreprises et du grand public, qui s'était détourné vers d'autres technologies, à l'instar du métavers. Mieux, OpenAI et Microsoft ont pris de court les autres références du secteur, à commencer par Google et Meta. Les deux poursuivants affirment qu'ils ont la technologie pour rivaliser, sans joindre l'acte à la parole pour l'instant. En attendant, ChatGPT a battu un record dans l'histoire de la tech : le service a atteint les 100 millions d'utilisateurs en à peine deux mois. TikTok, qui détenait le record jusqu'à présent, avait eu besoin de 9 mois, et la troisième place du podium est détenue par Instagram (30 mois).

La naissance d'un futur monopole ?

« J'aimerais que les gens prennent du recul, et qu'ils voient les IA génératives comme une technologie fondamentale qui va changer l'écosystème de la tech de la même façon que l'iPhone a transformé le marché des téléphones », met en garde Steven Weber, professeur à l'université de Berkeley et spécialiste de l'économie de l'innovation technologique. Pour lui, les grands modèles algorithmiques de compréhension du langage (ou NLP, dans le jargon) comme celui qui alimente ChatGPT, doivent d'ores et déjà être régulés, avant que les entreprises n'aient le temps de s'accaparer ce nouveau marché.

Ses inquiétudes sont motivées par l'histoire de la tech. Les Gafam (Google, Apple, Facebook devenu Meta, Amazon et Microsoft) ont acquis leurs divers monopoles -Android de Google et iOS d'Apple dans les smartphones, Google sur la recherche en ligne, Amazon dans le e-commerce, Google et Meta dans la publicité en ligne...- grâce à leur avance technologique. Cette pratique a donné naissance à une expression, « the winner takes it all » (le gagnant rafle tout), particulièrement adaptée à la tech où l'effet de réseau donne un avantage au premier arrivé. Microsoft a lui-même une longue histoire de domination de marchés avec Windows et sa suite de bureautique Office (Word, Excel, PowerPoint...). « Depuis que Satya Nadella a pris la direction en 2014, il a fait beaucoup d'efforts pour montrer que le nouveau Microsoft est plus accueillant envers les concurrents et qu'il est plus ouvert sur les questions technologiques. Mais les vieilles habitudes ont la peau dure », grince Steven Weber.

Bien connus, les monopoles des Gafam ont été possibles car les régulateurs ont trop tardé avant d'encadrer leurs pratiques. Alors forcément, quand ChatGPT émerge comme une technologie avant-gardiste et attire plus de 100 millions d'utilisateurs en deux mois et que Microsoft obtient le droit exclusif de l'intégrer à ses outils, le spécialiste de la concurrence s'inquiète. « La situation actuelle ressemble à une chasse gardée. C'est une bonne situation pour l'entreprise, mais c'est aussi une situation sous-optimale pour le développement de la technologie », estime Steven Weber. Le professeur projette que ChatGPT et les autres dérivées de GPT -le gigantesque modèle à son origine- pourraient rapidement devenir incontournables. Mais pour lui, si la technologie n'est pas ouverte, et avec une concurrence moindre, elle mènera à un monopole défavorable à tous... sauf à OpenAI et Microsoft. « Puisque les outils d'OpenAI sont optimisés avec Azure [le cloud de Microsoft, ndlr], les autres entreprises pourraient ne jamais avoir accès au même niveau de technologie, et toujours courir après Microsoft », estime-t-il.

La concurrence n'est pas prête

La question du monopole est étroitement liée à une autre : qui peut créer des outils capables de rivaliser techniquement avec ceux d'OpenAI ? D'après les concurrents de Microsoft eux-mêmes, ils seraient beaucoup. « Il n'y a rien de révolutionnaire [dans ChatGPT], bien que ce soit perçu ainsi par le grand public. C'est juste que c'est bien assemblé, joliment réalisé  », estimait fin janvier Yann Le Cun, directeur scientifique de Meta et reconnu comme un des pères fondateurs du deep learning. « OpenAI n'est pas particulièrement en avance par rapport aux autres laboratoires », évaluait-il alors, et d'ajouter, « ce n'est pas que Google et Meta, il y a une douzaine de startups qui disposent d'une technologie très similaire. »

Pourtant, trois mois après la sortie de ChatGPT, aucun de ces concurrents potentiels n'a lancé d'outil sur le marché, et seul Google a fait des annonces. Dans une bataille de communication avec Microsoft où chacun essayait de se griller la politesse, Google a présenté la semaine dernière le lancement prochain de Bard, son concurrent pour ChatGPT. Le problème ? Non seulement l'outil n'est accessible qu'à un nombre très limité de testeurs, mais en plus il a répondu incorrectement à une question lors de la démonstration de présentation, ce qui a fait plonger le cours de Google en Bourse.

Quant à l'arrivée d'un acteur tiers sur le marché, elle paraît difficilement envisageable. « Le ticket d'entrée pour développer ce genre de technologie est tellement élevé que la capacité financière va être un élément structurant du marché. Même le coût de fonctionnement est délirant, ce qui devrait limiter le nombre d'acteurs », explique Stéphane Roder, président de AI Builder, un cabinet de conseil spécialisé en intelligence artificielle.

Les estimations autour du coût de fonctionnement de ChatGPT se comptent en millions d'euros par mois. Et pour cause : cinq jours après le lancement de l'outil, le dirigeant d'OpenAI Sam Altman expliquait que chaque discussion coûtait quelques centimes de dollars à l'entreprise. A cette facture s'ajoutent les besoins colossaux en ressources informatiques pour entraîner ce genre d'algorithme, qui compte plusieurs dizaines de milliards de paramètres. Microsoft a dû récemment injecter plus de dix milliards de dollars supplémentaires dans OpenAI, et continue de lui fournir du matériel de calcul de pointe. En conséquence, seuls des gens technologiques, ou d'importants fonds d'investissements, peuvent se positionner sur le marché... de quoi inquiéter les régulateurs.

Prévenir plutôt que guérir

L'autorité de la concurrence américaine, la Federal Trade Commission (FTC), a changé de posture ces dernières années, à la faveur de l'arrivée à sa tête de Lina Khan en 2021. Cette trentenaire, réputée pour ses travaux sur le monopole d'Amazon dans l'e-commerce, est devenue le symbole d'un changement de paradigme de l'antitrust américain, devenu plus activiste. Son positionnement : corriger le marché avant qu'il ne se consolide, plutôt qu'agir une fois le monopole en place.

Pour le professeur Steven Weber, cette conception du droit de la concurrence s'applique parfaitement au marché de l'IA, mais pour l'instant, la FTC ne s'en saisit pas. De l'autre côté de l'Atlantique, la régulation est déjà en route : fin mars, les députés européens vont voter sur la promulgation de l'Artificial intelligence act, un texte pensé comme un RGPD de l'IA, qui encadrera d'ores et déjà certains usages de ChatGPT.

Mais si les inquiétudes sur une domination d'OpenAI et Microsoft sont bien réelles, il existe un scénario où la technologie ne trouve pas son marché, malgré sa popularité. Par exemple, Bing Chat, l'équivalent de ChatGPT intégré au moteur de recherche de Microsoft, concentre déjà les critiques. Ses premiers utilisateurs testent ses limites et parviennent à le faire mentir voir à le rendre agressif, au point de remettre en cause son utilité. Certains experts s'interrogent donc déjà sur son utilité pour la recherche en ligne, et les risques auxquels il expose l'entreprise. « Le problème n'est pas là. Même si ChatGPT et les autres IA génératives ne sont qu'une nouvelle tendance qui ne mène nulle part, ce qui ne sera probablement pas le cas, alors anticiper dans la régulation ne causera aucun dégât », conclut Steven Weber.

François Manens

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 5
à écrit le 19/02/2023 à 4:35
Signaler
Imagine les hurlements quelques semaines après qu'une entreprise française ait lancé une technologie étonnante et populaire, les régulateurs américains ont commencé à en parler et à en planifier la réglementation pour empêcher tout succès commercial....

à écrit le 19/02/2023 à 2:03
Signaler
Est-ce la leçon qui a été tirée de la lenteur et de l'incapacité de l'Europe à être compétitive dans le domaine de la technologie numérique ? Que le problème est que nous sommes trop lents à subvertir et à jeter des peaux de bananes glissantes sur le...

à écrit le 17/02/2023 à 20:40
Signaler
Il faut réguler...ou pas. Sans régulation il est possible que toutes ces "couillonades" finissent par saturer tellement l'espace Internet qu'à la fin le rejet soit massif. On peut encore rêver...non? ( ou espérer dans l'humanité 😵‍💫)

à écrit le 17/02/2023 à 17:36
Signaler
Bien sûr qu'il faut réguler l'Europe et surtout la France avec un botin de lois technocratiques. Il ne manquerait plus que par le plus grand des hasards un geek arrive à passer toutes les barrieres juridiques et administratives déjà existantes pour n...

à écrit le 17/02/2023 à 14:56
Signaler
Tout est fait pour vous faire perdre la boussole et le contrôle de votre esprit ! En payant ! ;-)

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.