Levées de fonds : pourquoi la France ne va pas dépasser le Royaume-Uni de sitôt

Par Sylvain Rolland  |   |  1162  mots
(Crédits : La Tribune)
Avec 2,8 milliards d'euros de fonds levés par ses startups au premier semestre (+43% en valeur), la French Tech a connu un début d'année 2019 exceptionnel. De quoi semer l'Allemagne, mais le Royaume-Uni, malgré la perspective du Brexit, fait encore mieux sur tous les plans. Son secret : sa capacité à générer de gros "exits", qui alimentent l'écosystème en liquidités, ce qui reste le gros point faible de la France.

Cocorico ? Comme La Tribune le révélait dès le début du mois de juillet, les startups françaises ont levé le montant record de 2,8 milliards d'euros au premier semestre 2019, d'après le Baromètre du capital-risque du cabinet de conseil EY, publié ce mardi. C'est, en tous points, un record : +43% en valeur par rapport au deuxième semestre 2018, +16% en nombre d'opérations (387 contre 343). Les startups tricolores ont même fait mieux en six mois que sur toute l'année 2017 (2,6 milliards). Grâce à une nette augmentation des tours de table de plus de 20 millions d'euros, le ticket moyen est passé de 5,8 millions d'euros à 7,2 millions d'euros. Autrement dit : la France confirme son basculement de "startup nation" à "scale-up nation", et commence à retirer les fruits de son écosystème dynamique de startups, porté à bout de bras par Bpifrance pendant des années avant que le privé soit désormais capable de le faire grandir et grossir.

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La France sème l'Allemagne

Ainsi, la forte progression de la France lui permet, enfin, de doubler l'Allemagne, qui atteint un plafond. En valeur, la progression sur un semestre n'est que de 4% pour l'Allemagne, contre 43% pour la France et 75% pour le Royaume-Uni. Les montants levés outre-Rhin représentent seulement 56% des fonds levés l'an dernier, ce qui indique que l'Allemagne ne fera vraisemblablement pas beaucoup mieux en 2019 qu'en 2018. Au contraire, le Royaume-Uni a déjà levé en six mois 72% du total de 2018, et la France en est à 77%.

L'Hexagone semble donc désormais s'imposer comme un solide numéro deux en Europe. Son écosystème est plus profond : le nombre global d'opérations -387 opérations en France (+18%) contre 214 en Allemagne (-20%) en atteste. De plus, la French Tech commence à réaliser des méga-levées de plus de 100 millions d'euros à un rythme plus soutenu. Il y en a eu cinq ce semestre, le même nombre qu'en Allemagne : les 205 millions de Meero, les 150 millions de Doctolib, les 110 millions de ManoMano et de Ynsect, et les 100 millions de HR Path.

En revanche, aucune des méga-levées françaises n'accroche le top 10 européen.

[source : EY]

"La force de l'Allemagne, que n'a pas encore la France, est sa capacité à réaliser des méga-deals très importants, comme les 440 millions d'euros de GetYourGuide et les 272 millions d'euros de la fintech N26. Mais son écosystème est globalement moins dynamique", décrypte Franck Sebag, associé chez EY.

La marge de progression de la France vis-à-vis de l'Allemagne est donc forte car les deux pays ne sont pas au même niveau de maturité. "Les tours à un demi-milliard d'euros sont généralement une "phase 2", ils arrivent après une ou plusieurs méga-levées de plus de 100 millions. La France vit encore sa phase 1", ajoute l'analyste. Cela se traduit dans les chiffres : en valeur, les 5 méga-levées françaises du semestre pèsent 675 millions d'euros, contre 1,13 milliard d'euros pour les 5 méga-levées allemandes. Presque moitié moins !

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La France tient à peine la cadence face au Royaume-Uni

Mais si l'Allemagne marque le pas, le Royaume-Uni a connu une croissance semestrielle encore plus spectaculaire que celle de l'Hexagone. Autrement dit : l'exceptionnel semestre français ne lui permet pas de rattraper le puissant voisin anglais. En réalité, la France tient à peine à la cadence.

[source : EY. Dans notre propre baromètre, publié en juillet, nous comptons 5 méga-levées pour la France et non pas 4 comme EY. Ce dernier a écarté la levée de 100 millions d'euros de HR Path en avril, en raison de l'ancienneté de l'entreprise, créée en 2001. La Tribune considère que son hyper-croissance, son recours au capital-risque pour lever des fonds, sa technologie et son modèle économique justifient sa prise en compte dans le calcul].

Effectivement, avec 5,29 milliards d'euros levés en six mois, le Royaume-Uni pèse à lui seul la moitié des investissements européens du semestre, qui atteignent le montant record de 10,55 milliards d'euros. La croissance du marché anglais sur les deux indicateurs clés (montants levés et nombre d'opérations) reste largement supérieure à la France.

"Il ne faut pas oublier que le Royaume-Uni avait connu une stagnation anormale des investissements en capital-risque au deuxième semestre 2019, nuance Franck Sebag. A l'époque, on avait interprété ce refroidissement comme un attentisme vis-à-vis du Brexit, qui devait alors se tenir au 31 mars 2019. Comme on sait depuis le début de l'année qu'il se fera finalement le 31 octobre, il y a eu au premier semestre 2019 un effet de rattrapage qui fausse un peu la performance, même si elle reste indéniable", ajoute l'analyste.

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Les sorties, la clé du succès anglais

Pour Franck Sebag, la principale clé de lecture du succès anglais réside dans la très bonne tenue du marché des sorties (exit), c'est-à-dire les fusions/acquisitions et les entrées en Bourse. "Le nombre de sorties au Royaume-Uni, dont une quinzaine supérieure à 1 milliard d'euros en 2018, est sans commune mesure en Europe", affirme le spécialiste.

Effectivement, la valeur des sorties en Europe a atteint 107 milliards de dollars en 2018 (environ 97 milliards d'euros), dont 40 milliards (environ 36 milliards d'euros) pour le seul Royaume-Uni, d'après un rapport de Dealroom pour Tech Nation, l'équivalent britannique de la Mission French Tech. A titre de comparaison, ce chiffre atteint seulement près de 6 milliards de dollars pour l'Allemagne et environ 5,5 milliards pour la France.

"Le fruit des exits au Royaume-Uni permet de rendre l'argent aux fonds, qui réalisent enfin leur retour sur investissement. C'est un bon argument pour continuer à investir", décrit Franck Sebag.

C'est précisément ce qu'il manque en France : le marché des IPO (entrées en Bourse) a été faible en 2018, et très peu d'opérations de fusions/acquisitions ont dépassé le milliard d'euros. La faute à un marché boursier peu actif, avec un Euronext encore loin d'être aussi attractif que le Nasdaq américain. L'absence de leaders mondiaux dans la tech comparables aux Gafa, qui dynamisent le marché des M&A aux Etats-Unis, est aussi à déplorer, tout comme la timidité des grands groupes.

[source : Dealroom]

Bonne nouvelle : le fait que le Royaume-Uni continue d'accélérer à cette vitesse, permet à Franck Sebag d'estimer que le "pic" de la tech française est encore loin. "Contrairement à ce qu'on peut entendre, il n'y a pas trop d'argent. Plus le nombre de sorties augmente, plus les fonds d'investissement peuvent toucher des dividendes à réinvestir. C'est un cercle vertueux qui n'a pas encore connu de coût d'arrêt ces dix dernières années, partout dans le monde".

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