Mondialisation : et si l’Internet se fragmentait ?

DOSSIER MONDIALISATION- La guerre en Ukraine fait peser un risque sur l’un des plus puissants piliers de la mondialisation : l’internet mondial. Le conflit réveille en effet le spectre d’un splinternet, une fragmentation du web en une série d’internets régionaux régis chacun par leurs propres règles, et interagissant peu ou pas du tout les uns avec les autres.
(Crédits : Reuters)

En mars dernier, peu de temps après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, une lettre rédigée par Andrei Chernenko, ministre russe du numérique, fuite sur la toile. Il y invite les sites internet gouvernementaux utilisant des serveurs étrangers à passer sur des serveurs russes, et à supprimer sur leurs pages tout code JavaScript téléchargé depuis une source étrangère.

Le ministre indique également que les services web sous contrôle étatique devront immédiatement basculer sur un système de nom de domaine (DNS) dont les serveurs sont hébergés sur le territoire russe. De quoi relancer les rumeurs, nées avec RuNet, projet d'intranet russe souverain, selon lesquelles la Russie s'apprêterait à se couper de l'internet mondial. Peu de temps après la fuite, Andrei Chernenko a réagi en niant toute volonté d'isoler la Russie du reste de la toile, indiquant que ses consignes visaient avant tout à protéger les sites russes des attaques étrangères.

Le spectre du splinternet

Que le ministre russe du numérique dise ou non la vérité, l'invasion de l'Ukraine par son pays a relancé la crainte de voir l'internet mondial se fragmenter en divers internets nationaux ou régionaux : de passer de l'internet au splinternet, pour reprendre l'expression couramment employée.

« L'expression "splinternet" désigne le fait d'avoir, en lieu et place d'un seul réseau mondial, des îlots numériques distincts, sans interopérabilité. Cela signifie que ces réseaux ne se parlent pas les uns les autres, voire même qu'ils opèrent sur des technologies différentes et incompatibles », explique Konstantinos Komaitis, expert de la régulation du net.

En sachant que la fragmentation est plutôt un processus qu'un événement ponctuel, comme le rappelle Kieron O'Hara, co-auteur, avec Wendy Hall, de l'étude Four Internets: Data, Geopolitics, and the Governance of Cyberspace, consacrée à la fragmentation du net. « D'une certaine manière, l'internet se fragmente en permanence. Régulièrement, des gouvernements coupent ainsi l'accès à la toile : l'Inde a déjà mis le Kashmir hors-ligne à plusieurs reprises, et le Tigray est actuellement privé d'internet en Ethiopie. Myanmar impose également des restrictions fluctuantes depuis le coup d'État.

Mais la fragmentation peut également se produire dans un contexte technologique particulier. Par exemple, des standards 5G incompatibles pourraient entraîner un splinternet des objets, ou un splinternet mobile, tandis que d'autres types d'appareils continuent d'interagir sans problème. La mise en place de régulations par les gouvernements pourrait aussi entraîner l'apparition de clouds nationaux... »

Autoritarisme et splinternet

Comme l'illustre l'exemple russe, le mouvement vers le splinternet est principalement initié par des régimes autoritaires soucieux à la fois de contrôler l'accès à l'information de leurs populations, et de se protéger de menaces venues de l'étranger (qu'elles soient perçues ou réelles). L'exemple le plus connu est sans doute le Golden Shield Project chinois, surnommé Grand Firewall de Chine, qui encadre sévèrement les contenus auxquels les internautes de l'Empire du Milieu peuvent accéder.

Sur les 1 000 sites internet les plus populaires dans le monde, 150 sont inaccessibles en Chine, parmi lesquels Facebook, Google, Twitter et YouTube. Le pays s'est également doté d'une loi très stricte sur la localisation des données, stipulant que les infrastructures servant à stocker les informations des utilisateurs doivent être gérées par des entreprises chinoises.

D'autres pays exercent un contrôle encore plus sévère sur la toile. La Corée du Nord a Kwangmyong, un intranet étroitement contrôlé par Pyongyang, basé sur une version réduite et encadrée de Linux baptisée Red Star. Cuba possède également son intranet, RedCubana, qui abrite des versions locales de sites populaires comme Wikipedia, ainsi qu'un serveur d'emails et des applications locales. L'Iran s'est également doté d'un dispositif similaire.

« Tout régime autoritaire a pour souci de surveiller les informations auxquelles peut accéder sa population, il est donc inévitable qu'il mette en place des mesures pour restreindre l'accès à l'internet mondial. La Corée du Nord constitue sans doute l'exemple le plus extrême, mais d'autres pays ont également adopté leurs propres restrictions, comme la Chine ou Cuba. L'évolution vers le splinternet dépend donc directement du nombre de pays autoritaires dans le monde, et du degré d'autoritarisme de ces derniers », résume Josh Bernoff, un ancien analyste chez Forrester qui a conduit dès 2010 des recherches sur le splinternet.

Toute régulation entraîne une fragmentation

La fragmentation de la toile peut toutefois également être le fait des démocraties. En 2013, Dilma Rousseff, alors présidente du Brésil, affirmait ainsi à l'ONU que chaque nation devrait se doter d'infrastructures internet souveraines pour ses services gouvernementaux, dans une optique d'indépendance nationale. Un souverainisme numérique également de plus en plus répandu en Europe, selon Konstantinos Komaitis.

« Cette vision se traduit par la volonté de l'Union de construire ses propres infrastructures DNS, avec une capacité intégrée à filtrer les contenus, ce qui va immanquablement s'avérer dommageable à l'aspect mondial de l'internet. L'Union européenne travaille également sur un Data Act, qui vise à réguler la gouvernance des données au sein de l'Union et impose notamment des limites quant à la manière dont les flots de données non personnelles peuvent transiter entre les frontières. »

Les motivations qui se trouvent derrière la fragmentation du net ne sont ainsi pas toujours inavouables. La fragmentation peut également être la conséquence de régulations tout à fait légitimes, visant par exemple à protéger la vie privée des citoyens, comme le RGPD, note Kieron O'Hara.

« Toute régulation mise en place à l'échelle locale entraîne un risque de fragmentation de la toile, mais elle peut naturellement être totalement justifiée. Au Royaume-Uni, la Online Safety Bill risque par exemple de rendre l'accès au marché britannique plus difficile pour les entreprises. Si un marché est suffisamment grand, il peut parvenir à imposer son approche au niveau mondial, ce qui est par exemple le cas du RGPD, qui est en train de devenir un standard pour la protection des données. D'autres idées, comme la souveraineté des données, qui implique que les informations concernant les individus devraient être hébergées dans le pays dont ils sont citoyens, sont également plus faciles à faire respecter si l'on est la Chine ou l'Inde que le Kenya ou le Paraguay.

À l'heure actuelle, les lois qui vont le plus dans le sens du splinternet sont celles qui concernent les flux des données. Celles-ci sont la sève des technologies numériques, et empêcher les données de circuler du point A au point B limite considérablement les interactions potentielles entre ces deux points. »

Le rôle accélérateur du conflit ukrainien

Si la fragmentation du web est un processus déjà à l'œuvre depuis plusieurs années, le conflit ukrainien a incontestablement joué un rôle d'accélérateur, et fait naître la crainte inédite d'une rupture radicale de l'internet russe avec le reste du monde.

Début mars, le gouvernement ukrainien a effectué une demande auprès de l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann), une autorité de régulation du net basée en Californie, qui gère notamment l'adressage IP et les noms de domaine. L'Ukraine voulait que l'Icann déconnecte le domaine national .ru, ce qui aurait considérablement compliqué l'accès à tous les sites russes. Si la demande a été rejetée, le simple fait qu'elle ait été formulée montre que l'unité du web ne va plus de soi.

D'autant qu'à la même période, Cogent, un opérateur de télécommunications américain, a annoncé qu'il ne connecterait plus ses clients russes, comme l'opérateur Rostelecom, au cœur de son infrastructure pour faire circuler le trafic internet à travers le monde, affirmant qu'il ne voulait pas que son réseau soit utilisé pour déployer des cyberattaques ou de fausses informations.

La Russie se prépare en outre à cette éventualité depuis déjà quelques années. En 2019, Vladimir Poutine a ainsi signé une loi visant à renforcer la souveraineté et la résilience de l'internet russe face aux attaques étrangères. Celle-ci oblige les fournisseurs internet nationaux à installer des équipements permettant de filtrer, tracker et rerouter le trafic internet. Ceux-ci permettent au gendarme russe des télécommunications, Roskomnadzor, de bloquer de manière indépendante et extra-judiciaire l'accès à des contenus que le gouvernement juge dangereux, selon Human Rights Watch.

Le gouvernement russe entend également construire son propre intranet autonome, RuNet, et affirme avoir mené une série de tests concluants en 2015, 2019 et en 2021 pour déconnecter celui-ci de l'internet mondial. « Pour l'heure, rien ne permet toutefois d'indiquer que la Russie ait atteint cet objectif », note Konstantinos Komaitis.

Le fait de se séparer durablement de l'internet mondial serait du reste un acte suicidaire de la part des autorités russes, selon Josh Bernoff.

« Bloquer tout contenu web extérieur à la Russie, reviendrait à rendre le pays aussi isolé que la Corée du Nord. Le niveau d'innovation baisserait drastiquement, l'économie stagnerait sur le long terme... Ils ne peuvent tout simplement pas se permettre de se couper ainsi durablement de l'internet, et donc de l'économie mondiale. »

À l'est, du nouveau ?

Le splinternet ne serait toutefois pas qu'un problème pour la Russie : tout le monde sortirait perdant d'une telle évolution. « D'un environnement plutôt centré sur l'utilisateur, l'internet entrerait sous le contrôle des États. Les internautes ne s'en rendraient peut-être pas compte tout de suite, mais au fil du temps la centralisation de la gestion de l'internet les empêcherait de contribuer activement à son évolution. Celle-ci serait entièrement sous le contrôle des États et leurs objectifs politiques.

Il n'y a aucun doute quant aux effets négatifs d'une telle évolution. Les internautes ne pourraient plus accéder à tous les services et informations disponibles, les entreprises ne pourraient plus distribuer leurs biens et services partout dans le monde, les chaînes de valeur technologiques s'effondreraient Les utilisateurs devraient se contenter d'un panel limité de produits et services numériques autorisés par l'État. Dans l'éventualité d'une nouvelle pandémie, la coordination deviendrait difficile, voire impossible, en fonction du niveau de fragmentation », s'inquiète Konstantinos Komaitis.

En dépit des inquiétudes soulevées aujourd'hui par le conflit ukrainien, le véritable test pour la solidité du net pourrait bien venir plus à l'Est encore, pour Kieron O'Hara. « Ni la Russie, ni l'Ukraine ne sont des acteurs majeurs de l'économie numérique. Un risque bien plus grand pour l'intégrité de l'internet pourrait survenir si la Chine décide d'envahir Taïwan.

Si cela se produit, la pression exercée, particulièrement de la part des États-Unis, pour rompre les relations entre la Chine et l'Occident pourrait devenir irrésistible pour les principales parties prenantes de la gouvernance de la toile, qui sont pour la plupart basées en Californie. Une telle attaque serait en outre dévastatrice pour l'industrie de l'informatique, étant donnée la suprématie de Taïwan dans les semi-conducteurs. »

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Au SOMMAIRE de notre DOSSIER SPÉCIAL MONDIALISATION (30 articles au total)

Commentaires 11
à écrit le 21/07/2022 à 19:55
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Vivement la régulation nationale par le bloquage du streaming international à défaut de disposer d'une licence de diffusion numérique sous le contrôle du CSA. Il est urgent de défendre les valeurs françaises plutôt que subir la décadence cultur...

à écrit le 21/07/2022 à 15:27
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Il faut arrêter de niveler par le bas et se sortir les doigts de la fénéantise ; se couper du monde c'est comme rester dans sa tente en polyester au camping un jour de canicule.

à écrit le 21/07/2022 à 12:06
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C'est donc bien difficile de reconnaître que ce n'est pas le conflit en Ukraine qui sera la cause de la fragmentation d'Internet mais l'hystérie des réactions occidentales, lesquelles sont du niveau de la guerre sainte...

le 21/07/2022 à 18:55
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C est viotre stupidité et aveuglement géo stratégique qui consiste à ne pas regarder e. Face ce qui est la dictature russe …qui en sera responsable ..

le 21/07/2022 à 18:56
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C est viotre stupidité et aveuglement géo stratégique qui consiste à ne pas regarder e. Face ce qui est la dictature russe …qui en sera responsable ..

à écrit le 21/07/2022 à 11:26
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Voilà qui semblerait plus raisonnable au lieu de s'envoyer des invectives a tout bout de champ et d'engendrer l'irrespect par une mondialisation! Faire le ménage chez soi est bien plus démocratique!

à écrit le 21/07/2022 à 11:11
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Je suis pour. La souveraineté on en cause pis on s'assoit dessus ? Le net c'est les usa point barre. Le net sans régulation c'est le crétinisme à tout les étages. Le net dans l'absolu ce doit être un outil de la connaissance, du savoir. En gros Wiki...

le 21/07/2022 à 18:53
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... super "et alors ?"

le 21/07/2022 à 18:58
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Le net c est l espionnage us et chinois .. que font les parents irresponsables qui laissent leurs enfants sur tiktok?…. À quand un écosystème internet européen ?.. avec des data centers en Europe et bon concentrés sur un seul pays - continent hors ...

à écrit le 21/07/2022 à 9:51
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Est ce une si mauvaise nouvelle?. Pas de Russie sur le Net c'est autant de désinformation en moins. Idem pour la Chine, mais a la différence de la Russie, elle a des choses à nous vendre autre que des matières premières. Pour cette dernière, se c...

le 21/07/2022 à 13:13
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Donc vous qui êtes venu nous raconter avoir passer ( perdu ) votre vie sur Facebook venez donner votre avis " pertinent "... peur de rien..

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