Guerre en Ukraine : vers une rupture radicale de l'Internet russe avec l'Internet mondial ?

Les restrictions imposées par les géants du numérique, mais aussi les mesures de mise au pas du Web prises par le gouvernement russe, réveillent le spectre d’une fragmentation de la toile. Si l’écosystème russe n’est pas aussi mûr et autarcique que son homologue chinois, le pouvoir se prépare depuis plusieurs années à la perspective d’une grande déconnexion. Décryptage.
(Crédits : Reuters)

L'invasion de l'Ukraine par la Russie a donné lieu à la fermeture et à la limitation de certains services technologiques en Russie, ressuscitant la crainte de voir émerger un "splinternet" : un Internet mondial fracturé en plusieurs zones, avec chacune des technologies, des règles, voire même des infrastructures différentes.

Certaines restrictions mises en place depuis le début du conflit sont le fait du Kremlin, soucieux de contrôler les flux d'informations délivrés à sa population. Les autorités russes ont par exemple restreint l'accès à Facebook, accusé de censurer les médias russes comme Russia Today (RT).

Une possible mise au ban de l'Internet russe

D'autres sont à l'initiative des géants technologiques internationaux, soucieux de montrer leur soutien aux Ukrainiens, en réponse à la pression du public et des gouvernements occidentaux : Apple Pay et Google Pay ont par exemple été coupés en Russie à l'initiative des deux géants californiens.

Mais les choses pourraient aller encore bien plus loin : ce mardi, le gouvernement ukrainien a appelé l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann), une autorité de régulation du net basée en Californie, qui gère notamment l'adressage IP et les noms de domaine, à déconnecter le domaine national .ru, ce qui compliquerait considérablement l'accès à tous les sites russes.

Si la mesure a peu de chance d'être mise en place, tant elle constituerait un précédent qui nuirait à la neutralité, et donc à la légitimité de l'Icann, elle montre que l'Internet mondial, que nous tenons pour acquis, est en réalité vulnérable à une fragmentation, que les événements exceptionnels des derniers jours rendent plus probable que jamais.

L'essor de RuNet

Dans ce contexte, le risque est réel de voir l'Internet russe se séparer de manière radicale de l'Internet mondial, au profit de son propre Web souverain, avec des échanges d'informations très limités entre les deux. D'autant que la Russie se prépare à cette éventualité depuis plusieurs années, en accentuant son contrôle sur la toile et en augmentant la résilience de ses infrastructures internet.

« Une telle éventualité s'inscrirait dans la droite ligne de la loi russe sur l'internet souverain, qui désigne une série d'amendements qui ont été mis en place en Russie en 2019, et qui donnent au gouvernement davantage de pouvoir pour surveiller les internautes et contrôler les contenus auxquels ils ont accès. Elle prépare également la partition de la Russie de l'Internet mondial, avec par exemple des serveurs racines de noms de domaines russes », note Konstantinos Komaitis, expert de la régulation du net.

L'objectif étant la mise en place d'un intranet russe étanche aux sanctions internationales, baptisé « RuNet ». Le gouvernement russe affirme ainsi avoir mené une série de tests en 2015, 2019 et en 2021 pour déconnecter cet intranet de l'Internet mondial, et ainsi déterminer la capacité du RuNet à fonctionner en cas de distorsions externes, de blocages, sanctions et autres menaces venues de l'étranger. « Le gouvernement russe affirme que ces tests se sont avérés fructueux, même s'il n'existe à ma connaissance aucune preuve qu'ils ont bien été effectués », commente Kieron O'Hara, co-auteur, avec Wendy Hall, de l'étude Four Internets: Data, Geopolitics, and the Governance of Cyberspace, consacrée à la fragmentation du net.

Une autre loi plus récente contraint les entreprises web avec une audience d'au moins 500.000 personnes à mettre en place un bureau en Russie, qui serait responsable de la violation des lois Internet russes. Une autre façon d'accroître la pression sur ces entreprises et de les inciter à se plier aux lois qui régissent l'Internet russe.

L'exemple chinois

Dans ses efforts pour construire un Internet souverain, la Russie peut prendre exemple sur la Chine, qui a redoublé d'efforts au cours des deux dernières décennies pour bâtir son propre internet, avec ses propres entreprises, régulations et infrastructures. De Facebook à Google, en passant par Twitter et YouTube, nombre de multinationales du web sont bannies de l'Empire du Milieu grâce au Grand Firewall de Chine, qui bloquerait au total pas moins de 311 000 noms de domaine, contribuant à faire de l'Internet chinois un havre isolé du reste du monde.

Une autarcie que le plan Made in China 2025 devrait encore renforcer. Face à la situation actuelle, la Chine a toutes les chances de persévérer, voire d'accélérer dans cette voie, notamment si, comme le craignent nombre d'experts en géopolitique, et comme le suggèrent certains discours de Xi Jinping, elle met en œuvre sa volonté d'annexer Taiwan, afin d'accroître sa résilience face aux sanctions occidentales qui ne manqueraient alors pas de pleuvoir.

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Une lente dérive plutôt qu'une rupture

Pour Kieron O'Hara, si la guerre en Ukraine accentue bel et bien le risque d'une balkanisation de la toile déjà en germe depuis plusieurs années, le risque d'une rupture franche et massive est toutefois assez faible.

« Un scénario plus probable est celui d'une situation dans laquelle il sera beaucoup plus difficile de faire circuler des informations entre l'Occident et la Russie. Il deviendrait par exemple plus complexe de télécharger des contenus d'un côté vers l'autre, mais il demeurerait possible de le faire en contournant les restrictions en place, à condition d'être déterminé et d'employer des logiciels spéciaux, comme des VPNs. »

Mais pour l'expert, si la construction d'un Internet souverain et étanche aurait des avantages pour le pouvoir russe, elle aurait également des inconvénients non négligeables. « Les acteurs russes étatiques et non étatiques se servent de l'Internet pour attaquer l'Occident, via des cyberattaques, la diffusion de désinformation, en influençant des élections ou en dérobant des secrets militaires et commerciaux. Plus ils se couperont de l'internet mondial, plus il sera difficile pour eux d'exploiter ce filon. »

Un jeu dangereux

De même, si isoler la Russie sur le plan numérique est une stratégie tentante du côté occidental, il s'agit d'un jeu dangereux, selon Konstantinos Komaitis. « En limitant l'accès de la population russe à l'Internet occidental, une telle stratégie priverait celle-ci de l'accès à des sources d'information alternatives, lui laissant pour seule option celles qui sont contrôlées par le pouvoir russe », s'inquiète l'expert, également préoccupé par la décision de l'Union européenne de bannir les médias Russia Today et Sputnik : « on ne peut pas combattre la dictature en limitant la démocratie. »

Pour Kieron O'Hara, une chose demeure certaine : la balkanisation de la toile, même limitée, rendrait tout le monde perdant.

« Le commerce dépend directement des communications, tout comme l'éducation. La science a besoin d'une abondance de données pour progresser. On ne peut lutter contre le réchauffement climatique sans des flux de données provenant du monde entier. Si RuNet se séparait du web, nous perdrions accès à la culture et aux perspectives russes, et réciproquement.

D'un point de vue purement pratique, songez combien l'Occident a bénéficié du renseignement de sources ouvertes. Les mouvements de troupes russes ont été repérés non seulement grâce à l'imagerie par satellite, mais aussi grâce aux vidéos que Russes et Biélorusses ont postées sur les réseaux sociaux... »

La fragmentation du net entraînerait un aveuglement partiel, qui limiterait notre capacité à nous informer, et donc à agir.

Commentaires 5
à écrit le 03/03/2022 à 14:23
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parfait, mais si les russes ne sont plus connectes au net, il faut alors couper tout acces, histoire qu'ils ne gardent juste pas quelques acces pour des attaques.......ce qu'ils ont, c'est un gros intranet, controle par un admin

à écrit le 02/03/2022 à 23:56
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C'est sur , des opportunités économique vont éclore de ce conflit .Certains pays se rendent compte qu'ils ont une sacrée chaîne à la patte : Swift ,GAFA ,web ect ..Ils vont réfléchir sur le bien fondé de mettre tous leurs oeufs dans le panier de la m...

à écrit le 02/03/2022 à 16:05
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Le rêve de Poutine est d'arriver à copier le système chinois: un control total des "citoyens" grâce à internet et aux nouvelles technologies. La dictature parfaite, rêve de tout dictateur.

à écrit le 02/03/2022 à 13:11
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Je pense qu'on devrait penser à la guerre d'Algérie, des généraux va t'en guerre colonialistes, mais de façon souterraine les appelés du contingent accrochés à leurs transistors technologie toute nouvelle qui écoutent une voix venant de loin et refus...

à écrit le 02/03/2022 à 11:09
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"Apple Pay et Google Pay ont par exemple été coupés en Russie à l'initiative des deux géants californiens." Les russes ne vont pas s'en remettre c’est sûr... sinon moi je les vire immédiatement des smartphones vu qu'il n'y a aucune sécurité à 100%.

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