Quand la drogue plane sur l'entreprise

Je n'avais pas de problème pour me lever. J'étais toujours au top. » Cheminot à la SNCF, Yannick a 34 ans. Pendant cinq ans, il a utilisé l'héroïne comme un dopant pour son activité professionnelle. Sa direction ne s'est jamais doutée de rien. Son comportement atypique était même très apprécié. « J'étais montré en exemple par rapport à ceux qui picolent et qui arrivent en retard », assure-t-il. Résultat, il grimpe trois échelons en trois ans. Sonia, 29 ans, a travaillé quatre ans dans une entreprise de transport spécialisée dans les primeurs comme chauffeur. Son patron lui infligeait des cadences d'enfer, sans tenir compte des plages de récupération nécessaires : 10 à 12 heures de conduite d'affilée entrecoupées par 3 à 4 heures de sommeil. À peine 15 heures de repos le week-end. 400 heures de travail par mois. Pour supporter ce « boulot de dingue », elle était « tout le temps sous coke » sans que cela gêne son chef qui « n'était pas dupe ». Sur les vingt chauffeurs de l'équipe, « plus de la moitié marchait à la coke ».dans tous les milieux sociauxYannick et Sonia sont loin d'être des cas à part. Pour Sarah Coscas, psychiatre addictologue à l'hôpital Paul-Brousse, il n'y a aucun doute : on assiste en France à une banalisation de la consommation du cannabis et de la cocaïne en milieu professionnel « dans tous les milieux sociaux, y compris les milieux perçus comme sains, comme les plombiers ou les boulangers ». Si le cannabis est largement en tête des produits illicites consommés sur le lieu de travail, l'usage de la cocaïne et des excitants serait désormais en nette augmentation. Sarah Coscas constate que « la cocaïne prend la place du cannabis d'il y a dix ans » et touche aujourd'hui tous les secteurs d'activité en raison de la multiplication de l'offre, de l'accessibilité et de la baisse de son prix. D'après l'Office français des toxicomanies, un gramme de cocaïne coûte environ 60 euros en France.Mais comment bascule-t-on dans la consommation de drogues au travail ? Pour Sarah Coscas, il y a deux phases distinctes. Dans un premier temps, les employés consommeraient d'abord des stimulants licites pour être plus efficaces dans leur travail. L'usage de drogues arriverait dans un deuxième temps, quand les salariés « dépassés par leur travail sont proches du ?burn out? ». Autre élément déclencheur, les difficultés passagères de la vie privée. D'après le sociologue Jacques Rhéaumes, l'employé submergé par le stress « court à la catastrophe le jour où il doit faire face à d'autres difficultés : rupture amoureuse, divorce, embarras financiers... ». au réveil, le trou noirC'est en quelque sorte ce qui est arrivé à Laurent, 40 ans, ancien technicien de maintenance. Le jour où sa mère lui apprend qu'elle a le cancer, il pioche dans sa trousse à médicaments et avale, en plus de sa consommation excessive quotidienne d'alcool et de cannabis, des comprimés de Diantalvic [médicament antidouleur dérivé de l'opium, Ndlr]. Le mélange lui donne « une pêche incroyable ». Autre avantage à ses yeux, il se réveille chaque jour avec un « trou noir », incapable de se souvenir de la journée de travail de la veille. Comme Laurent, de plus en plus de salariés utilisent ces « béquilles chimiques » anesthésiantes pour échapper momentanément aux pressions du monde professionnel. Ils consomment pour « tenir » le rythme de travail, se donner du courage ou altérer la notion du temps. Sonia le reconnaît : la cocaïne l'aidait à « ne pas trop penser ».La drogue peut également servir de bouclier social. D'après Sarah Coscas, les personnes qui ont une fragilité psychologique consomment des produits psychotropes pour leurs effets anxiolytiques et désinhibiteurs. Laurent confie d'ailleurs qu'il se droguait pour « plaire aux autres », pour soigner sa « timidit頻 au travail. Un brin nostalgique, il se souvient des effets du mélange : « J'étais à l'aise, cool, plus ouvert. » Quant à Damien, cocaïnomane de 31 ans, il affectionnait « le côté sociable de la coke ». Menuisier, il travaille dans le secteur de l'événementiel. Commandes groupées de drogue, allers-retours dans le camion pour sniffer, jusqu'à l'euphorie collective : « La coke nous unissait. On était tous dans le même délire. »Gaëtan, mécanicien de 24 ans, « picolait au boulot pour avoir un minimum de sourire et de bagout ». Un jour, un collègue de travail lui propose des amphétamines. La surprise est de taille. En quinze minutes, il réussit à changer un embrayage, opération qui demande en général une heure et demie de travail. « Je me suis surpris à sortir la boîte de vitesse d'une seule main ! », se souvient-il, le sourire aux lèvres. L'euphorie des superpouvoirs durera trois mois : « J'étais à 200 % mentalement et physiquement. Je travaillais de plus en plus vite. » Comme Gaëtan, de nombreux usagers se droguent pour augmenter leurs performances au travail. Damien l'explique à sa manière : « On bossait sept jours sur sept. C'était très physique. Grâce à la coke, tu boostes plus, tu tiens plus longtemps. » Autre métier, autre recherche de productivité pour Christophe, 30 ans, héroïnomane de 2000 à 2005. A l'époque, il est chauffeur de voiture de place à l'aéroport Charles-de-Gaulle. Ses yeux brillent quand il explique qu'il pouvait « conduire 8 heures d'affilée grâce à l'héroïne ». L'héroïne décuplait ses facultés de concentration : « J'étais plus efficace au volant. J'étais plus dedans. » Impression pour ces usagers réguliers de « disposer du double du temps ou, tout du moins, de vivre intensément », comme le suggère Astrid Fontaine dans son livre «Double Vie, les drogues et le travail». Les produits agiraient donc comme des dopants pour leur offrir un « double d'énergie », condition sine qua non pour mener de front vie privée et vie professionnelle.Si l'usage de produits psychotropes permet au départ d'affronter la réalité du monde de travail, leur consommation régulière finit par renforcer l'addiction. Sonia raconte qu'à la longue, « la cocaïne ne me procurait plus trop de plaisir » car elle en consommait beaucoup. Elle « reprenait de la cocaïne dès que les effets baissaient ». Comme Sonia, de nombreux usagers continuent à dissimuler leur mal-être sans le guérir, pris dans une spirale infernale. Damien explique le phénomène : « Quand tu arrêtes de sniffer de la coke, c'est le vide absolu, le trou noir dans ton corps. » Or, à terme, la cocaïne était devenue « un plus pour les soirées, un plus pour le boulot, un plus pour tout ».tout le monde ferme les yeuxTel est le paradoxe des dépendants. D'un côté, ils se droguent pour « tenir » au travail et évacuer la lassitude du quotidien. De l'autre côté, ils gardent un pied dans la réalité grâce à leur activité professionnelle. Christophe résume cette dualité par une formule : « Le travail me permettait d'assurer ma conso d'héro et l'héro me permettait d'assurer au travail. » Le monde du travail lui offrait donc une stabilité et une vie sociale en dehors de la drogue. Pourtant, la quasi-totalité des usagers « cachent leur addiction à leur employeur car ils n'ont pas de soutien là-dessus », observe Francisco Guevara, responsable du service infirmiers à la clinique Montévidéo, à Boulogne (Hauts-de-Seine), un établissement spécialisé dans le traitement des addictions. à vrai dire, les entreprises préfèrent éluder ce problème. Peu d'employeurs ont recours au dépistage. D'autant que la loi oblige ces derniers à prévenir le salarié à l'avance. La seule règle qui prime en la matière est celle du « pas vu, pas pris ». Une omerta fâcheuse alors que la lutte contre la consommation de stupéfiants est un enjeu majeur de santé publique.
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