Fortis, la forteresse belge, s'écroule

Un tiers des Belges pour clients, 80.000 salariés et des milliers de petits porteurs, la banque Fortis ne peut pas disparaître. Mais, en ce début d'automne 2008, c'est bien la faillite qui la guette. De la bataille pour ABN-Amro, au sauvetage par BNP Paribas, retour sur dix-huit mois de péripéties politico-financières.

Ambiance des grands soirs au stade de Liège, ce vendredi 26 septembre 2008. Le Standard, tenant du titre national de football, reçoit son rival, le club bruxellois Anderlecht. Dans les tribunes, trois hommes suivent le match, les mâchoires serrées : le Premier ministre de Belgique, Yves Leterme, son ministre des Finances, Didier Reynders, et le président de la Banque nationale, Guy Quaden. Subtilités belges : le Flamand Leterme est un supporter du Standard, comme ses compagnons, tous deux Liégeois. Leur équipe gagne, mais ils ne sont pas d'humeur à s'en réjouir. La défaite du onze d'Anderlecht en évoque une autre, celle de son sponsor, le bancassureur Fortis. Car Fortis, la forteresse financière dont le bilan pèse trois fois le PIB belge, est en train de s'écrouler !

Réunis dans une loge à la fin du match, le chef du gouvernement, son grand argentier et le banquier central passent en revue les dernières informations. En une seule journée, le titre a perdu un cinquième de sa valeur en Bourse, les institutionnels ont retiré 6 milliards d'euros de leurs comptes Fortis et les particuliers 900 millions. La banque avait besoin de 19,8 milliards d'euros de liquidités rien que pour survivre jusqu'à ce vendredi soir. Elle en a trouvé 14,8 sur le marché interbancaire et a dû solliciter d'urgence 5,4 milliards auprès de la Banque nationale de Belgique. Mais, dès lundi, Fortis cherchera à nouveau entre 25 et 30 milliards de trésorerie, qu'elle n'a aucune chance d'obtenir : ce sera la faillite. Impossible. Avec 80.000 salariés, un tiers des Belges pour clients et des actions réparties entre des milliers de petits porteurs, Fortis est, à l'échelon du Benelux voire de l'Europe, « too big to fail ». Les responsables belges ont deux jours devant eux pour éviter un cataclysme à la Lehman Brothers.

Pendant ce temps, à Bruxelles, 20, rue Royale, dans les locaux cossus de Fortis, un homme essaie de garder la tête froide. Le comte Maurice Lippens, 65 ans, attend d'un instant à l'autre l'arrivée d'une délégation de BNP Paribas. De futurs alliés, des sauveurs. Début septembre, le président du géant belge de la bancassurance a petit-déjeuné à Paris avec Michel Pébereau. Son homologue de BNP Paribas l'a rassuré : « Si vous estimez que notre présence peut être utile, nous serons toujours là. » Tout a mal tourné, c'est vrai, depuis quelques maudites semaines. Et ce n'est pas lui qui a invité Baudouin Prot, le directeur général de BNP Paribas, à venir, la nuit même, examiner tous les comptes de Fortis en vue d'un rachat. Le coup de fil a été passé par les autorités belges. Mais Maurice Lippens pense toujours tenir entre ses mains le sort de Fortis, sa créature. Issu d'une riche lignée francophone de Flandre, il a réussi, à partir des Assurances Générales (AG), à constituer un groupe à cheval sur les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg, actif à la fois dans la banque et l'assurance. Le nom de Fortis ? acceptable en français comme en néerlandais ? est choisi en 1991 et l'ensemble décuple en une décennie.

L'occasion de grandir encore lui a été apportée au printemps 2007 par sir Fred Goodwin, le fringant PDG de la Royal Bank of Scotland. Allié à Emilio Bottin, patron de l'espagnole Santander, il propose à Maurice Lippens d'attaquer ensemble ABN-Amro. La cible néerlandaise est chère, d'autant que Barclays, aussi sur les rangs, fait monter les prix. Mais, en s'y mettant à trois, c'est très jouable, pense le président de Fortis, séduit par le réseau d'agences et la banque d'aiaires et d'investissement d'ABN-Amro. Et c'est dans l'euphorie qu'en octobre 2007 la bataille est remportée pour 71 milliards d'euros, dont 24 milliards déboursés par Fortis. La plus grosse fusion bancaire de l'histoire. Sauf qu'au cours de l'été une activité qui avait été la vache à lait de Fortis s'est brutalement arrêtée : il n'y a plus de marché pour les CDO (« collateralized debt obligations »), ces produits structurés recyclant des prêts hypothécaires à risque, les fameux subprimes. Quand les investisseurs découvriront en 2008 que Fortis a sous-estimé sciemment ce risque d'un montant de 4 milliards d'euros, ils le lui feront payer cher. C'est peut-être à tout cela que songe Maurice Lippens aux petites heures du 27 septembre 2008. Le lendemain, il ne sera plus le patron de Fortis.

Non loin de là, les autorités belges et luxembourgeoises, rejointes par le ministre néerlandais des Finances, Wouter Bos, sont lancées dans un marathon sans sommeil. D'autant que le Premier ministre, Yves Leterme, doit régler un problème politique : ce libéral flamand élu sur une plate-forme quasi séparatiste ne peut pas jouer les sauveurs de la Belgique sans se débarrasser de son allié nationaliste flamand. Ce qu'il fait ce même samedi, pendant que les repreneurs potentiels de Fortis font leurs comptes. Le dimanche matin, BNP Paribas et le néerlandais ING annoncent leurs oires : 2 euros l'action pour le français, 1,5 euro pour ING, alors que Fortis cotait encore 5,2 vendredi. Inacceptable.

Entre-temps, Christine Lagarde, la ministre française des Finances (la France préside l'UE), et Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne, rallient Bruxelles. Yves Leterme les interroge anxieusement : si les États renflouent la banque, n'auront-ils pas les autorités européennes de la concurrence sur le dos ? Jean-Claude Trichet rétorque : « On va d'abord sauver la banque, on verra ensuite quel formulaire il faut remplir à la Commission. » Il y a le feu : en Allemagne, la banque Hypo Real Estate est en train de sombrer et, à Bruxelles, la franco-belge Dexia prend le même chemin. Ce sera donc un sauvetage trinational : la Belgique injecte 4,9 milliards dans Fortis Belgique, les Pays-Bas 4 milliards dans Fortis Nederland et le Luxembourg 2,5 milliards dans la filiale du grand-duché. La BCE, elle, octroie 60 milliards de liquidités exceptionnelles. Les Français sont rentrés bredouilles.

Tout est fini ? Tout repart ! Trois jours plus tard, le gouvernement des Pays-Bas revient sur son engagement : il ne paiera pas. La Haye entend récupérer tous les actifs d'ABN-Amro, et sans rien débourser. Il faudra que les deux chefs de gouvernement, Yves Leterme et Jan Peter Balkenende, négocient face à face pour parvenir à une transaction à 17 milliards d'euros. Baudouin Prot est rappelé à Bruxelles le 4 octobre. Cette fois, ce sont les Belges qui sont divisés. Il leur faudra deux jours complets pour accepter que Fortis leur échappe : BNP Paribas reprend 75 % de la banque belge et achète pour 5,5 milliards Fortis Insurance Belgium, les actifs toxiques sont cantonnés dans une structure partagée. L'État belge, lui, acquiert 11 % du capital de BNP Paribas.

Tout est fini ? Tout repart ! Les actionnaires belges, galvanisés par Pierre Nothomb (frère d'Amélie Nothomb, l'écrivain) du cabinet Deminor, attaquent l'accord en justice. Le 12 décembre 2008, la cour d'appel leur donne raison. Le 19 décembre, soupçonné d'avoir voulu influencer la justice, Yves Leterme doit démissionner. C'est son successeur, Herman Van Rompuy, qui écrira l'épilogue. Le 11 février 2009, les actionnaires belges repoussent l'oire de BNP Paribas. À un quart de point de majorité !

Tout est fini ? Tout repart ! Une nouvelle oire de BNP Paribas, qui laisse davantage d'actifs dans le holding belge (dont 75 % des assurances), est présentée au printemps. Entre-temps, la maison de la rue d'Antin a connu les doutes, les railleries. Elle a tenu bon. Fin avril, le vote des actionnaires belges est acquis à 73 %, celui des actionnaires néerlandais à 77 %. Fortis n'est plus indépendant, le groupe français est devenu la plus grande banque de dépôts d'Europe.

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