Zone euro : l'Allemagne perd-elle la main ?

Par Romaric Godin  |   |  1765  mots
Sale temps pour Wolfgang Schäuble, le miistre fédéral des Finances...
L'assouplissement quantitatif décidé par la BCE le 22 janvier est perçu outre-Rhin comme une défaite de la "culture de stabilité" allemande. La logique de Berlin subit quelques assauts ces derniers temps, mais ces défaites ne sont que partielles.

On peut évidemment douter de l'efficacité de la politique d'assouplissement quantitatif (QE) que vient de lancer Mario Draghi. Mais nul ne peut nier que son existence même est une défaite pour la logique qui domine en Allemagne, particulièrement à la Bundesbank et au siège du ministère fédéral des Finances, Wilhelmstrasse, à Berlin. Rappelons cette logique : il n'y a pas de risque inflationniste. Toute injection monétaire (rappelons au passage qu'il ne s'agit pas de « création monétaire » nette puisque la dette achetée par la BCE devra être remboursée par les Etats) risque de créer un « aléa moral », une distorsion du prix de la dette sur le marché qui encouragera les « mauvais élèves » à réduire leurs « efforts » et leur volonté de « réformes structurelles. » Le QE est donc nocif parce qu'il empêche le marché de fonctionner normalement. Il encourage une « croissance à la pompe » (« Wachstum auf Pump » comme on dit en Allemagne) qui n'est qu'un leurre et se terminera mal...

Un QE, malgré la Buba...

Mario Draghi, en décidant d'injecter au moins 1.140 milliards d'euros dans le circuit financier européen (rappelons au passage qu'en zone euro, l'économie réelle ne profite pas directement de cet argent), a clairement pris le contre-pied de cette logique. Il a choisi de mettre l'accent sur le risque lié à une inflation faible prolongée sur la croissance. Pour lui, le QE est, au contraire, un soutien aux « réformes » en ceci qu'il va permettre de compenser (et peut-être plus) les effets négatifs de ces réformes et qu'il va permettre d'en voir plus rapidement les effets positifs.

Résistance de Mario Draghi à la logique allemande

Le président de la BCE a donc persisté dans sa résistance à la logique allemande. Il avait déjà démontré sa détermination lors de la conférence de presse de novembre dernier, lorsqu'il avait dû faire face à une offensive germanophile au sein même de la BCE. Des « sources internes » avaient alors critiqué la gestion de Mario Draghi, regrettant le très orthodoxe Jean-Claude Trichet... La rumeur avait laissé entendre qu'un coup d'Etat interne était possible, mais Mario Draghi avait fermement repris le contrôle de la situation et annoncé le QE... Avec cette décision de la BCE, la défaite de la Buba est donc consommée. Il suffit de lire les éditoriaux des journaux conservateurs allemands de ce vendredi 23 janvier pour s'en convaincre. Bild Zeitung titre ainsi sur une erreur factuelle : « la BCE détruit-elle notre argent ? », la Frankfurter Allgemeine Zeitung estime que « la BCE a détruit la confiance. »

Stratégie allemande en échec en Europe

Il est vrai que, depuis quelques semaines, la stratégie « maximaliste » allemande, celle incarnée par le ministre des Finances fédéral Wolfgang Schäuble, est clairement sur le repoussoir en Europe. Wolfgang Schäuble plaide pour la poursuite inflexible d'une austérité qu'il ne voit que comme un assainissement inévitable et si « purifiant » qu'il créera par une « amélioration de la compétitivité » les conditions d'une croissance « saine », la seule qui vaille. Il plaide aussi désormais ouvertement pour l'affirmation à l'ensemble de la zone euro du « modèle allemand », exportateur et excédentaire. Tout le monde devrait dégager des excédents courants, ainsi toute nouvelle crise de la dette sera impossible.

La Commission favorise la flexibilité

Cette stratégie a longtemps pesé lourd sur la zone euro. Elle a ruiné quelques économies, de la Grèce à l'Italie, et a conduit à une crainte généralisée de la prochaine cure d'austérité qui a progressivement plongé l'ensemble de la zone euro dans une apathie qui menace désormais de se muer en déflation. On se souvient qu'à l'été 2014, Wolfgang Schäuble avait asséné sa logique dans la presse européenne pour enterrer la « flexibilité » voulue par Matteo Renzi. D'où, du reste, la volonté de Mario Draghi, mais aussi - plus partiellement et prudemment - de la Commission de freiner cette logique pour redonner un peu d'air et d'espoir aux agents économiques.

Ainsi, la décision, prise le 13 janvier, de la Commission de « flexibiliser » le pacte de stabilité, s'il n'est sans doute pas économiquement efficace, a été une pierre de plus dans le jardin de Wolfgang Schäuble. En renonçant à demander des « efforts » aux pays lorsque la croissance est négative, la logique ordo-libérale de Berlin a été ouvertement écornée. C'est - enfin, timidement et indirectement - la reconnaissance des erreurs de la troïka qui, au plus fort de la récession, demandait toujours plus à la Grèce ou au Portugal. Officiellement donc, la logique de la seule et rapide consolidation budgétaire n'est plus de mise. C'est là aussi une défaite pour la Wilhelmstrasse.

L'échec du « chantage » à la Grèce

Mais sans doute le coup le plus dur à Wolfgang Schäuble a été porté par le peuple grec. Lui qui plaide depuis 2011 pour une sortie de la Grèce de la zone euro a tenté de refaire pression sur le choix démocratique des Hellènes avec cette fameuse information du 5 janvier parue dans le Spiegel et selon laquelle le gouvernement allemand se préparait au « Grexit. » La réponse grecque a été cinglante : Syriza n'a cessé de grimper dans les sondages et de creuser l'écart avec le parti d'Antonis Samaras, poulain de Berlin. Une victoire d'Alexis Tsipras dimanche serait aussi un désaveu cinglant de la logique économique allemande imposée à ce pays et à laquelle les Grecs ont fait confiance - non sans pression - en juin 2012. Elle sera surtout un défi lancé à la face de la principale promesse faite par Angela Merkel à ses électeurs-contribuables dès mars 2010 : « pas un euro pour la Grèce. » Pire même, sur ce dossier grec, Berlin a été désavouée par quelques alliés très proches dans la zone euro : notamment le gouvernement autrichien ou encore jeudi matin, par le premier ministre finlandais Alexander Stubb.

L'échec d'une politique

Comment s'étonner que cette logique subisse aujourd'hui de tels revers ? Depuis cinq ans, elle a plongé l'Europe dans une crise profonde qui, partant du cas très particulier de la Grèce, s'est répandu comme une trainée de poudre dans toute la zone euro. Inévitablement, la justesse de cette stratégie a été mise en doute. Néanmoins, il serait entièrement erroné de parler de « défaite de l'Allemagne. »

Les concessions de Mario Draghi : pas de relance...

En effet, cette « voie moyenne » économique que semble chercher assez maladroitement la zone euro aujourd'hui reste en effet sous le « contrôle » des impératifs allemands. Le QE, ainsi, n'est qu'une victoire partielle de Mario Draghi qui a dû mettre beaucoup d'eau dans son vin depuis la première évocation, à Jackson Hole, du QE. Résultat : ce QE n'a pu voir le jour que moyennant l'abandon d'une politique de relance coordonnée, puis d'une politique de relance tout court. Jeudi, Mario Draghi a été très clair : « le QE ne doit pas être l'occasion d'une expansion budgétaire, ce serait une erreur ! » Exactement l'inverse de ce qu'il disait à Jackson Hole. Mais le « nein » allemand sur toute relance a été bien retenu et est devenu un point non négociable de la politique de la BCE. Ce n'est pas un point négligeable, car le QE, sans impulsion de la demande pourrait bien être fort inefficace.

...ni de mutualisation

L'autre concession faite à l'Allemagne est la très faible mutualisation (en réalité 8 % des rachats puisque les 12 autres pourcents « mutualisés » sont de la dette des institutions européennes, déjà mutualisée) du risque de ce QE. L'inclusion sous condition des titres grecs et chypriotes ne fait que renforcer cette concession. Pour ne pas heurter trop les Allemands, Mario Draghi a pris un risque insensé : fragmenter la zone euro au sein même de l'unique modèle « fédéral » qui fonctionnait, l'Eurosystème... Il a aussi renoncé à utiliser la force conjuguée de l'union monétaire pour lutter contre la déflation afin de réduire le risque pour le contribuable allemand et passer entre les gouttes du tribunal constitutionnel de Karlsruhe.

L'Allemagne va tenir sa ligne

Surtout, les difficultés actuelles n'ont pas rompu la coalition allemande. Les Sociaux-démocrates ne semblent pas vouloir exploiter ces difficultés pour peser davantage sur la politique européenne de l'Allemagne. Il est vrai que, outre-Rhin, la SPD reste en position de faiblesse dans les sondages, à 22-23 %, 20 points derrière la CDU/CSU d'Angela Merkel. Le vice-chancelier et ministre de l'Economie Sigmar Gabriel est même très proche de Wolfgang Schäuble ces derniers temps. En revanche, malgré leurs difficultés internes, les Eurosceptiques d'Alternative für Deutschland, qui sont encore plus « maximalistes » sur le plan économique que Wolfgang Schäuble, restent au dessus des 5 % nécessaires à l'entrée au Bundestag. Toute faiblesse du gouvernement fédéral vis-à-vis de l'Europe risque de les renforcer. Angela Merkel le sait et ne le veut pas. Elle ne cédera donc pas sur sa ligne économique européenne. Bref, l'Allemagne va continuer à résister à la tendance décrite ci-dessus. Et à l'édulcorer pour, au final, rendre moins efficace les mesures « non orthodoxes » qui seront prises...

Le test grec

Dans ce contexte, l'inévitable conflit qui opposera le nouveau gouvernement grec aux autorités de la zone euro et à la BCE sera un test important pour mesurer jusqu'à quel point ce « tournant » est réel ou non. Car Syriza réclame non seulement la fin de la stratégie absurde de cavalerie financière lancée en 2010, mais aussi une réflexion économique d'ensemble au niveau de la zone euro. Si les dirigeants de la zone euro décident de ne rien céder à la Grèce, s'ils contraignent Syriza ou à sortir de l'union monétaire ou à renoncer à l'essentiel de ses engagements sur la dette et la relance, alors preuve aura été faite que rien n'a réellement changé. Que lorsqu'il s'agit de défendre la logique austéritaire, BCE, Commission européenne, Allemagne et France savent se retrouver. Malgré le QE, Wolfgang Schäuble aura gagné : l'Europe n'aura ni relance, ni mutualisation de la dette, et le débat démocratique sur la politique économique sera clos. L'Europe devra apprendre à accepter cette citation de Ludwig Erhard, ancien ministre de l'Economie et chancelier allemand, maître à penser de la Wilhelmstrasse : « le marché est le seul juge démocratique qui existe dans une économie moderne. »