"La lutte anticorruption ne peut être abandonnée à un seul Etat"

Alors que trois géants européens sont sous le coup d'enquêtes anticorruption, le Professeur Mark Pieth, président du Groupe de travail de l'OCDE sur la corruption internationale, explique les enjeux de ces affaires.

Trois entreprises européennes, trois géants mondiaux, trois leaders dans leurs pays, sont aujourd'hui sous les feux d'enquêtes anticorruption : l'allemand Siemens, le français Total et l'anglais BAE systems. Ces affaires ont été permises par l'existence d'une convention internationale contre la corruption, celle de l'OCDE, dont on fête cette année les 10 ans.
Son application dans les différents pays est surveillée par le Groupe de travail de l'OCDE sur la corruption internationale. Son président, Mark Pieth, professeur de droit pénal et de criminologie à l'Université de Bâle, a accordé à latribune.fr l'un de ses très rares entretiens à la presse.

latribune.fr - Total, Siemens et BAE systems sont toutes trois sous le coup d'enquêtes anticorruption. Comment jugez-vous leur attitude respective ?

Mark Pieth - Chacune de ces entreprises réagit différemment. Si nous parlons d'abord de Total, nous avons eu plusieurs contacts avec la direction du groupe, au plus haut niveau. Mais l'entreprise reste réservée, timide dans ses approches contre la corruption. Nous souhaitons qu'elle participe plus activement aux instances internationales, comme, par exemple, le Partnering Against Corruption Initiative (PACI) du World Economic Forum. Siemens a accepté la démission des dirigeants les plus hauts placés de l'entreprise. Mais qu'en est-il de l'entreprise en elle-même ? Quant à BAE systems, le gouvernement britannique a réagi très brutalement en bloquant une enquête de la justice britannique. Je crains que d'autres pays ne s'appuient sur cette réaction pour ignorer à l'avenir leurs obligations internationales découlant de la convention OCDE. Ce serait absolument dramatique pour la lutte contre la corruption ...

latribune.fr - Plus globalement, quels pays travaillent avec vous correctement ?

M.P. - Les attitudes sont assez mitigées. Certains pays rencontrent des difficultés substantielles pour mettre en oeuvre la convention. C'est le cas du Japon ou du Luxembourg, par exemple. De même, l'Irlande s'est d'abord montrée peu attentive. Cependant, le vice Premier Ministre vient de changer la donne en invitant le Groupe de travail à renouveler sa visite de suivi de l'application de la convention en Irlande. D'autres pays semblent agir vigoureusement, mais laissent ouvertes quelques failles. C'est le cas des Etats-Unis. Certes, ils effectuent actuellement des enquêtes à propos d'une soixantaine d'entreprises. Mais traitent-ils de la même manière les entreprises nationales et les entreprises étrangères ? Enfin, la France et l'Italie agissent sérieusement contre la corruption. En France, l'indépendance des juridictions d'instruction aide beaucoup.

latribune.fr - Certains pays disposent donc d'échappatoires de par leur législation nationale ....

M.P. - En effet. C'est très clairement le cas du Royaume-Uni. La législation reste très incertaine et laisse aux autorités la possibilité de bloquer une enquête. En Allemagne, la responsabilité des personnes morales est peu efficace. Or, parce qu'elle permet de mettre en cause une entreprise dans son ensemble et non pas seulement un dirigeant, cette responsabilité est, pour nous, un outil fondamental de lutte contre la corruption. Il faut bien garder à l'esprit que la convention ne peut être appliquée que par le biais de lois nationales. Si celles-ci laissent trop de failles, la convention est inopérante.

latribune.fr - Qu'en est-il des pays émergents ?

M.P. - C'est une question très importante. Nous souhaitons englober dans la convention anticorruption les acteurs majeurs du commerce international. La Chine, la Russie et l'Inde sont prêtes à participer à nos efforts. La Russie a formulé une demande pour devenir partie à la convention. Nous avons eu des contacts positifs avec la Chine, qui nous donnent bon espoir de parvenir à un accord à moyen terme. L'Inde s'ouvre au fil du temps. En juin 2007, nous avons accueilli la République Sud-africaine dans notre Groupe.

latribune.fr - Dans un discours très remarqué, prononcé le 16 octobre 2006, et disponible sur latribune.fr, Alice S. Fischer, ministre adjoint de la justice américaine, indique que la lutte anticorruption sera menée par les autorités américaines via leur législation nationale, les FCPA. Cela fragilise-t-il votre position ?

M.P. - L'existence de systèmes juridiques concurrents suscite effectivement l'interrogation. Aujourd'hui, ce renfort américain stimule la lutte conte la corruption à l'échelle internationale. Les investigations de la Securities and Exchange Commission (SEC), le gendarme de Wall street, sont d'une grande efficacité et les entreprises craignent sérieusement d'être interdites de séjour aux Etats-Unis si elles sont condamnées pour corruption. Mais, à long terme, cette double commande n'est pas tenable. J'insiste beaucoup sur le fait que, pour des raisons évidentes, la lutte anticorruption ne peut être abandonnée à un seul Etat, aussi motivé soit-il, mais dont les entreprises vendent du matériel militaire ou achètent du pétrole.

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