Le piège du capitalisme nostalgique

Face à la crise financière actuelle, la nostalgie du passé se fait jour, dans lequel la finance était simple, efficace, au service des autres secteurs plutôt qu'un facteur de risque pour ceux-ci. Une nostalgie trompeuse, injuste et dangereuse, selon Nicolas Véron, économiste au sein du Centre de réflexion européen Bruegel, associé de la société de conseil Ecif.

Chaque semaine semble rendre la crise financière à la fois plus grave et plus complexe. La partie simple, "classique", a été provoquée par un retournement du marché immobilier américain. Mais elle se définit aujourd'hui par les interdépendances entre différents compartiments de marché liés à des instruments financiers nouveaux et sophistiqués, affectés à tour de rôle par l'effondrement de la confiance collective, la chute des cours, l'irruption d'une volatilité inédite, l'évaporation de la liquidité conduisant à une absence de prix de marché.

Dans ce jeu de taquin à l'échelle mondiale, les frontières deviennent dérisoires. En Europe, l'expression "système financier national" paraît de plus en plus vide de sens. Alors que toutes les autorités publiques sont soumises aux mêmes chocs, faire cavalier seul revient le plus souvent à se condamner à l'échec. C'est ainsi que la Banque d'Angleterre, qui avait d'abord cherché à affirmer sa différence en refusant d'aider les banques qu'elle jugeait imprudentes, a dû aligner ses interventions sur celles de la Banque centrale européenne après le désastre Northern Rock.

La complexité et la déterritorialisation de la finance, au coeur de cette crise, suscitent en retour de violentes réactions de rejet. Les politiques, les médias, les patrons de grandes entreprises et jusqu'à certains financiers emploient des mots très durs pour rejeter une innovation financière presque aussi décriée que la "créativité comptable" du temps d'Enron. Le président de la république, suivi par sa majorité comme par l'opposition, dénonce le "capitalisme de spéculateurs". La nostalgie du passé se fait jour, dans lequel la finance était simple, efficace, au service des autres secteurs plutôt qu'un facteur de risque pour ceux-ci.

Mais ce discours nostalgique est trompeur, injuste et dangereux. Trompeur, car il pare le passé d'attributs fictifs. Dans l'expansion industrielle des années 1850-1929, la finance était aussi arrogante et internationalisée qu'aujourd'hui, ainsi qu'elle apparaît dans L'Argent de Zola (1891), décrivant le succès puis la chute d'une banque parisienne engagée dans le financement d'infrastructures au Proche-Orient. Puis, en Europe continentale et jusqu'à récemment, la finance a été mise sous tutelle par l'État au prix de sévères inefficacités. Mais elle n'a jamais été une humble servante de "l'économie réelle".

Injuste, car l'appel au capitalisme nostalgique méconnaît la contribution récente du système financier à la croissance. La titrisation et plus généralement l'innovation financière ont mauvaise presse, et certaines dérives ne font aucun doute. Mais ces techniques ont dans l'ensemble permis d'améliorer substantiellement l'efficacité de l'allocation des capitaux et de la gestion des risques. Elles représentent l'une des causes de l'expansion mondiale exceptionnelle des quinze dernières années.

Dangereux enfin, car la tentation du retour à un antan idéalisé risque d'avoir l'effet inverse de celui recherché. Certaines pistes évoquées dans le débat public pourraient se révéler pires que le mal, et retarder les réactions correctrices du marché. Réguler les agences de notation risquerait de conforter l'oligopole actuel sans pour autant augmenter la qualité des notations.

S'inspirer du Glass-Steagall Act américain de 1933 (abrogé en 1999) pour séparer les activités de banque commerciale régulées de celles de banques d'investissement dérégulées ne limiterait qu'en apparence l'engagement public, car les grandes banques d'investissement continueront de porter un risque systémique et donc de bénéficier en fait, sinon en droit, d'une garantie publique.

Obliger les créateurs de produits titrisés à conserver une partie du risque de crédit diminuerait d'autant les bénéfices économiques de la diffusion du risque. La crise financière a révélé desdysfonctionnements majeurs, et appelle des initiatives publiquesen réponse. Mais prenons garde à ce que celles-ci ne reviennent pas à combattre en retard d'une guerre, en se focalisant sur des dérives auxquelles le marché a déjà mis fin depuis août dernier. Il est probable que nous vivions une sérieuse crise de croissance et d'assimilation des innovations financières frénétiques des deux dernières décennies, plutôt qu'une remise en cause radicale de celles-ci.

Les nécessités du moment sont une meilleure compréhension collective des risques; des normes de transparence financière plus exigeantes pour les banques et surtout un contrôle plus exigeant de leur mise en oeuvre; et une redéfinition des responsabilités respectives entre différents niveaux d'intervention publique, en prenant acte des leçons des derniers mois. Les risques à gérer aujourd'hui sont ceux à venir, et ils ne seront pas dissipés avec des réponses du passé.

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.