Alors que nous pourrions échapper à un troisième confinement, l'épidémie est loin d'être sous contrôle dans notre pays. Sans parquer tous les Français, seule la stratégie Tester-Tracer-Isoler pourrait casser les chaînes de contamination. Comme le dit la campagne publicitaire du gouvernement, "Tester, alerter, protéger, le bon choix, c'est de faire les trois !" Pour mieux maîtriser la circulation du virus SRAS-CoV-2, la "police épidémique", doit identifier les personnes contaminées, transformées malgré elles en véritables bombes biologiques pendant sept à dix jours. Mais aussi retrouver toutes celles que le virus a piratées à leur contact et isoler tous ces "complices" de la progression du CoV-2 malgré eux. En trois épisodes, La Tribune analyse les failles et les stratégies à mettre en œuvre pour que le triptyque Tester-Tracer-Isoler devienne vraiment efficace. Et nous évite les incessants allers et retours qui ruinent, non seulement notre économie, mais la santé mentale des Français.
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Épisode 2. Comment mettre en place un traçage efficace ?
Après le dépistage d'un cas positif, commence une nouvelle phase de l'enquête épidémique. Le traçage consiste à suivre le parcours du contaminant malgré lui pour retrouver les autres personnes que le virus a piratées à son contact. Cet outil de prédilection des épidémiologistes a déjà fait ses preuves, notamment en Afrique avec le virus Ebola. Dans la lutte contre l'impitoyable SARS-CoV-2, les pays champions de cette pratique, Japon et Taiwan en tête, s'illustrent par une meilleure gestion de la pandémie. Mais, seul, un pistage méticuleux ne suffit pas. Pour être efficace, il doit être couplé à un ensemble de mesures sanitaires et appuyé sur l'adhésion complète de la population.
En France, le « contact tracing » est piloté par la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) depuis le 13 mai 2020. Les collaborateurs assument un rôle d'enquêteur, interrogeant le patient contaminé par téléphone à la recherche de ceux qu'il aurait pu infecter. Mi-décembre environ 2,2 millions de personnes infectées avaient ainsi été identifiées, permettant de repérer 4,5 millions de "victimes" potentielles (dont 4 millions rappelées par ces brigades sanitaires).
Le traçage constitue également une source d'informations précieuse pour connaître les modes de propagation de l'épidémie, des données malheureusement mal exploitées. Michèle Legeas, enseignante à l'École de hautes études en santé publique (EHESP), spécialiste de l'analyse et de la gestion de situations à risque, observe :
« Nous aurions besoin de déterminer le taux de contagion en fonction du type d'exposition au patient infecté (dans la rue, dans les magasins, dans les foyers...). L'exploitation des données de la Cnam et celle des codes professionnels des patients pourraient nous en apprendre d'avantage sur les contaminations par type de profession plus souvent en situation d'exposition (en dehors des professionnels de santé pour lesquels ces données sont exploitées). Il y a encore bien des études à mener. »
Manque de moyens
Trop lent et incomplet, le système s'est vite retrouvé submergé. Les éléments de langage si souvent entendus sont clairs : les "trous dans la raquette" apparaissent dès la mi-août face à l'explosion des tests PCR. En septembre, environ 80% des personnes dépistées positives n'étaient pas identifiées dans une chaîne de transmission.
Débordés, les laboratoires ont souvent tardé à renseigner le Système d'information de dépistage populationnel (SI-DEP), outil recensant les cas positifs pour renseigner le fichier de contact tracing. Résultat, les patients ont été contactés trop tard. Ils n'étaient plus contagieux et bien incapables de se remémorer la liste de toutes les personnes croisées.
L'arrivée de renforts en septembre et les moyens considérables déployés par l'Assurance maladie - avec plus de 11.000 agents mobilisés sept jours sur sept début novembre - n'ont pas suffi. À l'automne, l'épidémie est totalement hors de contrôle et le reconfinement inévitable.
Il faut dire qu'un véritable traçage demande bien plus de ressources que celles mobilisées par l'Assurance maladie. D'après une étude de la Johns-Hopkins University (à Baltimore, États-Unis), un dispositif efficace nécessite 30 personnes pour 100.000 habitants. En France, cela représenterait près de 20.000 enquêteurs à plein temps! Le manque d'effectifs n'est pas la seule faille. Autre gros point faible : les contaminateurs potentiels revoient largement à la baisse leurs interactions sociales. Avant le confinement de cet automne, ils déclaraient en moyenne n'avoir été en contact qu'avec deux personnes depuis leur contamination, chiffre peu vraisemblable. Par ailleurs, si l'isolement n'est pas respecté, quelle est l'utilité du traçage?
L'échec du "tracing" version "2.0"
Alors, pour limiter au maximum le délai entre la détection d'un patient positif et l'identification de ses cas contacts, place au "tracing 2.0". Le contaminé reçoit désormais un SMS l'invitant à se rendre sur une page Web pour reconstituer ses souvenirs avant l'appel de l'enquêteur. Les cas contacts ont aussi droit à un message, qui les renvoie vers un site informatif. Objectif ? Réduire la durée de l'entretien et récolter un maximum d'informations.
Mais les épidémiologistes sont formels: pour bien identifier les chaînes, il faut accepter de rencontrer et d'accompagner les patients contaminés, en prenant tout le temps nécessaire. Bref, échec garanti pour cette nouvelle version SMS.
L'AP-HP pionnière de l'intervention à domicile
Toutefois, depuis fin janvier, l'Assurance maladie a renforcé ses efforts pour épauler les personnes testées positives via la venue à domicile d'un infirmier (16.000 la première semaine) pour expliquer et rappeler les consignes d'isolement, les gestes barrières, mais aussi dépister les autres membres du foyer. Dans le cas des personnes infectées par un variant du virus, cette visite est automatiquement programmée.
L'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) s'impose comme une pionnière en la matière. Depuis avril dernier, son dispositif Covisan permet l'intervention à domicile d'équipes mobiles de soignants en vue de tester l'ensemble des habitants d'un même foyer mais aussi de définir un « protocole d'isolement » et de prodiguer des conseils personnalisés.
"Supercontaminateurs": les vertus du traçage "à la japonaise"
À rebours de l'approche européenne, le traçage rétrospectif, dit « à la japonaise », consiste à traquer la source de l'infection. Il permettrait de repérer les "super-contaminateurs", partant du principe que 15% à 20% des infectés seraient responsables de 80% des transmissions. Autre objectif, identifier les lieux à haut risque en vue d'adopter les mesures sanitaires adéquates.
Au Japon, l'application précoce de cette méthode a permis jusqu'ici d'éviter la mise en place de mesures drastiques (même si la situation se dégrade depuis le début d'année). Elle suppose toutefois des investigations beaucoup plus poussées. Par exemple, les enquêteurs canadiens demandent aux cas positifs s'ils se sont trouvés à proximité de personnes ayant chanté (les projections favorisant la diffusion). « On sait que le fait de parler favorise beaucoup la transmission », précise Michèle Legeas.
S'il a fait ses preuves dans une large partie des pays d'Asie du Sud-Est, ce système ne fonctionne qu'avec une circulation modérée du virus. La semaine dernière, le ministre de la Santé, Olivier Véran, annonçait ainsi l'introduction d'une dose de cette méthode pour tracer spécifiquement les variants.
La technique slovaque, radicale mais, elle aussi, imparfaite
La technique slovaque est encore plus radicale : tester massivement pour isoler le plus vite possible les personnes positives. Des opérations de ce type ont été conduites depuis la fin 2020 et en début d'année au Havre (Seine-Maritime), à Charleville-Mézières (Ardennes,) Roubaix (Nord) et Saint-Étienne (Loire). Mais les stratégies très ciblées ont aussi leurs limites. Catherine Hill, épidémiologiste à Gustave Roussy, explique :
« Au départ, le principe d'identification par cluster était très pertinent car le virus circulait peu et seuls des rassemblements pouvaient expliquer le nombre de contaminations. Mais aujourd'hui, le virus se diffuse partout et dans tout le territoire. »
En somme, pas de recette miracle dans le contexte actuel. Et le manque total de culture des Français en matière de santé publique ne simplifie pas la tâche des autorités sanitaires.
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SOMMAIRE DE NOTRE SÉRIE "SORTIR DU COVID"
- (1/3) Tester, alerter, protéger, pourquoi la police épidémique est en échec
- (2/3) Comment mettre en place un traçage efficace ?
- (3/3) Comment isoler les cas positifs sans emprisonner
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+Notre dossier: La course aux vaccins