Inflation, climat, croissance : dans les coulisses de la Banque de France avec ceux qui prédisent l'économie

REPORTAGE - Percutée de plein fouet par une série de crises sévères, l'économie française a enregistré des variations inédites dans l'histoire économique récente. Face à ces secousses vertigineuses, la Banque de France a tenté d'adapter ces modèles de prévision. La percée de l'intelligence artificielle et l'accélération de la crise climatique risquent de mettre à rude épreuve le travail des prévisionnistes dans les années à venir.
Grégoire Normand
Maxime Ponsart, Mélanie Coueffé, Aldo Penalva, Pierre Aldama, Kea Baret et Youssef Ulgazi.
Maxime Ponsart, Mélanie Coueffé, Aldo Penalva, Pierre Aldama, Kea Baret et Youssef Ulgazi. (Crédits : Grégoire Normand)

Sous l'immense coupole du jardin d'hiver, la sérénité règne chez les économistes de la Banque de France en cette fin d'automne. Les kilomètres de couloirs et d'escaliers donnent aux lieux l'impression d'un vaste labyrinthe. Entre des salles de marché ultra sophistiquées et un patrimoine prestigieux, la Banque de France regorge de secrets bien gardés au coeur de Paris. Sur les toits qui dominent la capitale, les équipes profitent de la vue sur la façade monumentale du Conseil d'Etat, niché sur les jardins du Palais Royal. Derrière ces apparences de calme, la banque centrale a subi une avalanche de chocs inédits ces dernières années.

Depuis l'éclatement de la pandémie en mars 2020, les modèles de prévision des économistes sont mis à rude épreuve. Jamais dans l'histoire économique contemporaine, les économistes n'avaient eu à prévoir des variations d'une telle ampleur. « La crise sanitaire a chamboulé nos modèles à moyen terme. Il a fallu modifier notre approche de la prévision », explique Mélanie Coueffé, économiste au service du diagnostic conjoncturel. Peu connue du grand public, la prévision fait néanmoins partie des nombreuses missions à risques de la Banque de France.

Mélanie Coueffe

Mélanie Coueffé, économiste au service du diagnostic conjoncturel dans son bureau. Crédits : Grégoire Normand

L'art difficile de la prévision en temps de crise

Ces dernières années, l'économie planétaire est secouée de toutes parts. La mise sous cloche des économies et les confinements à répétition ont plongé les prévisionnistes dans un épais brouillard. « La pandémie, la guerre en Ukraine, la crise énergétique ont changé notre approche », indique Youssef Ulgazi, macroéconomiste, en charge des prévisions d'inflation pour la France.

Pour tenter d'y voir plus clair, la Banque de France a intégré des données à haute fréquence dans ses enquêtes telles que les données de carte bancaire ou les statistiques du trafic routier. « Depuis la fin de la pandémie, on est revenus à des modèles plus classiques », poursuit Mélanie Coueffe. Mais la guerre en Ukraine a de nouveau provoqué une onde de choc à la sortie de l'hiver 2022.

Le retour brutal de l'inflation dans les projections

Disparue des radars depuis des décennies, l'inflation a brutalement refait surface. En quelques semaines, les prix ont explosé dans de nombreux secteurs partout sur le Vieux continent. Résultat, la Banque de France a « intégré sur les enquêtes mensuelles de conjoncture quatre nouvelles questions relatives à l'inflation. On demande aux dirigeants comment ils perçoivent l'inflation actuelle et à court terme. Mais aussi leur perception sur l'inflation à l'horizon 3-5 ans et une question sur les salaires », explique Maxime Ponsart, responsable du pôle Enquête. Les statisticiens confient également avoir recours au« jugement » et prendre en compte « les erreurs du passé » pour affiner leurs prévisions comme le rappelle une note publiée à l'été.

Des modèles statistiques à rude épreuve

Pour prendre la température de l'économie tricolore, la Banque de France s'appuie principalement sur des enquêtes mensuelles de conjonctures. Les enquêtes s'appuient sur le réseau régional de la Banque de France. Près de 8.500 entreprises sont sondées chaque mois par les agents en région. Elles sont représentatives du tissu productif français souligne Maxime Ponsart.

À ces enquêtes s'ajoutent des modélisations statistiques particulièrement mises à rude épreuve. « Nous travaillons sur trois temporalités avec trois modèles (mensuelle à court terme, trimestrielle à moyen terme et annuelle pour les finances publiques) », indique Pierre Aldama, macroéconomiste et prévisionniste. Pour établir ses prévisions macroéconomiques, l'institution utilise principalement le modèle FR-BDF. Mais aussi le modèle MAPU pour les finances publiques ou encore ou le modèle MAPI pour l'inflation.

Réchauffement climatique : les prémices

L'autre événement majeur des dernières décennies est l'accélération du réchauffement climatique. Pour les économistes, la mesure de l'impact de ces phénomènes sur l'activité est encore balbutiante. Lors de la dernière enquête de conjoncture dévoilée ce lundi 11 décembre, la Banque de France a interrogé les entreprises sur les répercussions terribles des tempêtes de novembre qui ont frappé le grand ouest et le Nord de la France. Résultat, les conjoncturistes ont réussi à identifier les secteurs les plus affectés par des rafales de vent violent et les coupures électriques.

Mais il est encore difficile d'avoir une mesure précise de tous ces dégâts sur le PIB. « Nos modèles ne sont pas adaptés pour prendre en compte tous les effets du réchauffement climatique », reconnaît Pierre Aldama. Pour tenter de mieux cerner les enjeux du péril climatique sur l'économie, la Banque de France planche «actuellement sur un modèle qui distingue deux types de capital, carboné et décarboné, afin d'informer la prévision sur la transition énergétique ».

Lire aussiCOP 28 : comment la crise climatique chamboule le travail des économistes

L'intelligence artificielle déboule aussi dans les prévisions

La révolution de l'intelligence artificielle (IA) s'est brutalement accélérée ces derniers mois avec l'essor fracassant de ChatGPT. Pour les économistes, l'arrivée des ces algorithmes pourrait bien provoquer des changements profonds dans leur approche. Mais les statisticiens de la Banque de France veulent être confiants. « L'intelligence artificielle ne remplacera pas les prévisionnistes. On doit apporter du jugement », explique Youssef Ulgazi. Reste à savoir quelle sera l'ampleur des conséquences de l'intelligence artificielle sur le travail des économistes dans les années à venir. Une énigme encore difficile à anticiper pour ces statisticiens spécialistes des prévisions.

Et à l'Insee ou l'OFCE, comment ça se passe ?

L'institut de statistiques publiques utilise principalement le modèle Mesange pour évaluer l'impact macroéconomique d'une mesure ou faire des prévisions trimestrielles. Utilisé également à la direction générale du Trésor, ce modèle présente des limites car « il ne peut pas fournir d'impact à un niveau fin de la population des ménages ou des entreprises (impact par décile de revenus, par taille d'entreprise, par zone géographique) », explique l'Insee. Les statisticiens sont obligés de recourir à des modèles de micro-simulation. A l'OFCE, la direction a mis en place il y a quelques semaines un nouveau département spécialement dédié à la transition écologique. «Une grande partie de l'équipe travaille avec le modèle Threeme. Ce modèle donne une description assez fine de la production des entreprises et de la consommation des ménages. Il permet de mesurer l'impact des mesures sur les émissions de CO2. Il est utilisé en France par l'ADEME et bientôt par la Direction du Trésor » a récemment explique à La Tribune sa directrice Anne Epaulard.

Pour aller plus loin sur la critique des modèles économétriques, lire le grand entretien de l'économiste Robert Boyer, figure de l'école regulationniste en France : « Il est illusoire d'attendre la venue d'un nouveau Keynes » (Robert Boyer)

Grégoire Normand
Commentaires 6
à écrit le 14/12/2023 à 14:32
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La crise sanitaire a eu comme avantage de révéler les dysfonctionnements des économies de plusieurs pays, et qui a incité leurs gouvernements à revoir leur feuille de route. Certes les conséquences ont été fatales pour les économies des pays, mais ce...

à écrit le 14/12/2023 à 13:40
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Climat et croissance sont TOTALEMENT incompatibles , des clowns sans le moindre intérêt ,la Macronie ,quoi !

à écrit le 14/12/2023 à 10:44
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Parlons-en des économistes biberonnés à la pensée dominante e-o de cette jeune relève "mainstream" dont les diplômes ne permettent de sanctionner correctement des connaissances en histoire économique; puis ensuite de hautes fonctions revêtues mais in...

le 14/12/2023 à 19:47
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Je lis régulièrement vos longs développements et j'en conclue que jamais au grand jamais aucun de ceux qui se risquent à émettre une opinion qui ne corresponde à votre doxa personnelle ne trouvent grâce à vos yeux .Comment peut on imaginer que vous ...

le 15/12/2023 à 21:24
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@Idx. Oh mon pauvre, vous allez finir par me faire verser une larme. Vous devriez peut-être commencer par arrêter de déformer systématiquement mes propos ou les interpréter à votre sauce pour me discréditer et au fait, vous avez trouvé la différencia...

à écrit le 14/12/2023 à 7:55
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Un jour pendant une course autour du monde, Tabarly demanda à son équipage de changer de cap parce qu'une tempête arrivait. Un d'entre eux lui dit que pourtant la météo ne prévoit que du beau temps, il lui répondit"Tiens c'est bizarre ils se trompent...

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