« Macron est un néolibéral chimiquement pur » (Bruno Amable)

ENTRETIEN. De la crise économique des années 70 à la pandémie mondiale de 2020, le professeur d'économie politique à l'université de Genève, Bruno Amable, dissèque avec précision dans son dernier ouvrage "La résistible ascension du néolibéralisme" l'évolution tourmentée des blocs traditionnels de droite et de gauche et la montée singulière du néolibéralisme français soutenu par "un bloc bourgeois". L'économiste souligne le rôle considérable des gouvernements de gauche dans le développement de cette doctrine à travers le paysage politique français.
Grégoire Normand
(Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE - Quelle est la genèse de votre dernier ouvrage ?

BRUNO AMABLE - Cet ouvrage paru en anglais il y a cinq ans et actualisé aujourd'hui s'inscrit dans la lignée de deux précédents livres. Le premier "Les Cinq Capitalismes. Diversité des systèmes économiques et sociaux dans la mondialisation" qui datait de 2005 était une comparaison des modèles socio-économiques dans le monde et dans l'OCDE. Le second paru en 2012 écrit avec Stefano Palombarini et Elvire Guillaud "L'Économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l'Italie" faisait une comparaison sur l'évolution des groupes sociaux et des forces politiques et l'évolution des politiques économiques. Ce livre est l'approfondissement d'une trajectoire de recherche entamée il y a longtemps pour expliquer comment les modèles socio-économiques évoluent.

Votre travail se focalise principalement sur le néolibéralisme en France. Quelles sont les principales spécificités de ce néolibéralisme à la française ?

Le néolibéralisme français a des racines très anciennes. L'une des caractéristiques spécifique à la France est qu'il est perçu comme un néolibéralisme interventionniste. On le retrouve comme une forme de doctrine spontanée dans l'administration économique notamment. Il est vu comme une justification du mode d'intervention particulier de l'administration dans l'économie.

L'originalité de votre ouvrage est que vous examinez avec précision l'émergence de blocs sur le plan politique. Pouvez-vous revenir sur l'évolution des différents blocs politiques en France sur les quarante dernières années ?

Le début de la période étudiée commence avec deux blocs relativement bien établis. Il s'agit d'un bloc de gauche et d'un bloc de droite. Ces blocs correspondaient à deux projets socio-économiques très différents. Du point de vue du bloc de gauche, le modèle envisagé correspondait à une progression vers le socialisme en passant par un approfondissement des aspects sociaux-démocrates du capitalisme français.

Du côté du bloc de droite, le projet défendu correspondait à une lente transition vers une transformation néolibérale du modèle économique. Ces deux blocs ont connu des fissures qui se sont transformées en ruptures. Cela a permis l'émergence d'un nouveau bloc social et d'une nouvelle stratégie politique associée. Il s'agit ce qu'avec Stefano Palombarini nous avons appelé "le bloc bourgeois".

La crise économique de 1973 a-t-elle été le catalyseur de ce néolibéralisme ?

La stratégie néolibérale est apparue sous Valéry Giscard d'Estaing avec le premier ministre Raymond Barre. Le septennat de Giscard ne prend conscience de l'ampleur de la crise de 1973 qu'au fur et à mesure de sa propagation. Ce n'est qu'au milieu des années 70 que la vision néolibérale de transformation du modèle va commencer.

Malgré les alternances politiques ces 40 dernières années, il y a une certaine continuité dans les politiques économiques menées. Comment expliquez-vous l'absence réelle de rupture ?

Le bloc social qui aurait pu appuyer une rupture n'existe plus. Le bloc de gauche n'existe plus et les seuls blocs qui restent sont relativement favorables aux politiques néolibérales comme le bloc de droite. Le bloc bourgeois est lui vraiment partisan de ces transformations du modèle socio-économique. Il y a des expressions politiques de l'alternative mais elles n'ont pas réussi à agréger un bloc social suffisamment large pour soutenir cette rupture.

La gauche de gouvernement a joué un rôle prépondérant dans la montée du néolibéralisme sur les 40 dernières années. Comment expliquez- vous ce phénomène ?

Au sein de la gauche de gouvernement, il y avait deux tendances. La tendance institutionnellement la plus forte est celle qui était partisane d'une rupture en faveur du néolibéralisme. Cette doctrine est assez large. ll existe un néolibéralisme de gauche qui peut évoluer vers un néolibéralisme beaucoup plus dur. La gauche de gouvernement a d'abord cherché à préserver l'alliance sociale qui la soutenait dans le bloc de gauche. Sur l'Europe, le marché, la finance, la concurrence, tout le monde n'a pas forcément vu les conséquences qui allaient en découler. En revanche, sur la question de la protection sociale ou des relations salariales, les débats ont été beaucoup plus conflictuels.

Vous soulignez d'ailleurs les différentes contradictions entre la politique du gouvernement et les attentes des blocs de gauche. Comment expliquez vous un tel fossé ?

Dans cette gauche de gouvernement, il existe une volonté de changer de bloc social. Lors d'un déplacement en 2012, une journaliste avait fait remarquer à François Hollande que ce qu'il faisait risquait de lui faire perdre la classe ouvrière. Il lui avait répondu : "ce n'est pas grave".

La présidence de François Hollande a finalement servi de tremplin à Emmanuel Macron. Vous affirmez que le néolibéralisme d'Emmanuel Macron est "chimiquement pur". Que voulez-vous dire ?

Il existe souvent une confusion à propos du néolibéralisme. Il faut distinguer les idéologues et les politiques. Ces derniers ne sont pas là pour être fidèles à une théorie mais mettre en place des choses qui fonctionnent de leur point de vue. Emmanuel Macron est un néolibéral chimiquement pur si on le compare au premier ministre Britannique Boris Johnson ou à l'ex-chancelière allemande Angela Merkel. Il est beaucoup plus idéologue lorsqu'il s'exprime. Il s'inspire beaucoup des théoriciens de la pensée néolibérale des années 30 comme Walter Lippmann. "Le changement", "il faut s'adapter", "je vais vous donner les armes pour vous équiper face au changement", sont des expressions typiquement inspirées de l'idéologie néolibérale.

Bruno Amable

Bruno Amable a reçu le prix du meilleur jeune économiste au début des années 2000. Il dirige dorénavant le département Histoire, économie et sociétés à l'université de Genève en Suisse Crédits : DR.

Vous revenez dans un chapitre sur l'étroitesse de sa base sociale. Cela ne l'a pas empêché d'appliquer un vaste programme de réformes avant la pandémie. L'entrée en vigueur de la réforme de l'assurance-chômage le premier octobre dernier montre qu'il reste déterminé. Le président Macron n'a-t-il pas profité du déclin des principales forces politiques en France ?

Emmanuel Macron a profité des institutions de la Vème République. Pendant longtemps, ces institutions ont empêché la logique du bloc bourgeois car il y avait une logique majoritaire. Cette logique s'est appuyée pendant une longue période sur des blocs traditionnels. A partir du moment où ces blocs sont mal en point, il devient possible pour quelqu'un qui vient de l'extérieur de proposer une stratégie qui correspond en partie à des illusions. Il a profité de la décomposition politique découlant des blocs sociaux traditionnels. Il y a également une part de chance. En 2017, rien n'était écrit d'avance sur la victoire d'Emmanuel Macron. En cas de victoire d'Alain Juppé à la primaire de droite, la situation de Macron aurait été plus compliquée.

Quel bilan tirez-vous de la politique néolibérale du président Macron ?

Il a engagé le projet qu'il voulait faire mais deux obstacles sont apparus. Il y a d'abord eu de la résistance sociale avec le mouvement des gilets jaunes. C'est une forme désarticulée mais réelle de protestation de la direction qui était prise. Emmanuel Macron a été obligé d'infléchir sa politique économique.

Le second obstacle a été la pandémie qui a retardé ou empêché deux réformes phares de son quinquennat : la réforme de l'assurance-chômage et les retraites. La pandémie n'a cependant pas modifié de façon significative la direction qu'il voulait prendre. Le bilan de son projet est inachevé mais ce n'est que partie remise.

La pandémie peut-elle contribuer à affaiblir les ressorts du néolibéralisme ?

Je ne pense pas qu'à court terme cette pandémie va affaiblir les ressorts d'une telle doctrine. Au début de la pandémie, Emmanuel Macron a fait comme si tout allait changer, or rien ne change. La solution de l'étroitesse du bloc bourgeois est de le changer en bloc bourgeois de droite. Pour étendre cette emprise à droite, il faut approfondir les transformations néolibérales.

Dans le contexte du réchauffement climatique, peut-on s'attendre à une bifurcation ?

Le néolibéralisme n'est pas exempt de contradictions. Il crée des inégalités potentiellement destructrices pour sa base sociale. D'un autre côté, il est relativement mal équipé pour faire face aux grands problèmes qui nous tombent dessus. Dans le contexte du réchauffement climatique et de la transition énergétique, il existe des contradictions importantes, notamment sur la faiblesse de l'industrialisation, sur l'absence de vision stratégique. Le climat peut amener à une prise de conscience et la nécessité de changer d'optique. Dans des pays plus engagés que la France dans des voies néolibérales, on assiste parfois à un retour en arrière. Il existe également un paradoxe entre la volonté des citoyens de ne pas appliquer les réformes néolibérales et leurs votes.

COUV Capitalisme

 (*) La résistible ascension du néolibéralisme,
Modernisation capitaliste et crise politique en France (1980-2020). Editions La Découverte, paru le 14 octobre 2021 (341 pages).

Grégoire Normand
Commentaires 9
à écrit le 15/10/2021 à 17:50
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Néolibéral et avec les dents de la chance ou du bonheur ,pas bon

à écrit le 15/10/2021 à 16:46
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Il n'est pas du tout néolibéral, il est soviétique : investissement productif par la dette de l'état, défiscalisation et distribution des dividendes aux oligarques, paupérisation des classes populaires. Le libéralisme, c'est quand les entreprises inv...

à écrit le 15/10/2021 à 15:02
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Un article qui ne tient pas compte du contexte économique et social français. Dans un pays ravagé par le socialisme, par des impots record et 56% de dèpenses publiques on ne peut pas traiter de néo-libéral une personne qui avant le covid faisait jus...

à écrit le 15/10/2021 à 9:44
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Bien sur qu'il est néoliberal (au sens français du terme), avec en plus, en circonstance aggravante qu'il soit le champion du et-et et du ni-ni, capable de faire tout et son contraire. Sa présidence n'aura été au final qu'un immense gloubi-boulga pol...

à écrit le 15/10/2021 à 9:07
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Quand on ne recherche pas d'autre référence que la monnaie, on ne peut qu'être handicapé sur d'autre sujets! La monnaie est un moyen mais il en fait un but!

à écrit le 15/10/2021 à 8:51
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Totalement d'accord avec cd : La France n'est pas gérée de manière libérale, bien au contraire, on est de plus en plus dans un système communiste à la chinoise. L'état Français et l'Europe décident de manière unilatérale, où doit aller l'argent. Ils ...

à écrit le 15/10/2021 à 8:02
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Un bon article sur un sujet rarement abordé et pour causes. Disons qu'en France on vit moins mal ce fléau qu'est le néolibéralisme parce qu'il est possible que notre classe dirigeante se remémore 1789 et craigne de se faire raccourcir même si tous le...

à écrit le 15/10/2021 à 7:40
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Quelle confusion ! L auteur parle de "néolibéralisme interventionniste". ca veut dire quoi ? le liberalisme c est l opposé de l interventionnisme. C est comme parler de communisme capitaliste ! Dire que Macron est liberal est quand meme n importe qu...

le 15/10/2021 à 7:54
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" L auteur parle de "néolibéralisme interventionniste". ca veut dire quoi ? le liberalisme c est l opposé de l interventionnisme." Heu... t'es sourd ou bien t'es mal réveillé ? Faut pas se jetter de la sorte sur les sujets hein, lire deux fois peut ...

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