Les faits sont incontestables : les Français sont descendus massivement dans la rue jeudi. Même le ministère de l'Intérieur a reconnu qu'il y avait eu en régions plus de 1 million de manifestants. Il n'y a qu'à Paris que le chiffre de la préfecture de police (80.000) est apparu finalement bien éloigné du nombre réellement présent de la place de la République à Nation, en passant par Bastille. Devant l'affluence au départ de la manifestation, la préfecture a d'ailleurs dû accepter un itinéraire bis. De son côté, BFM TV a rapidement remplacé ses bandeaux de Breaking news pour mettre : « la place de la République noire de monde ».
Démonstration de force
Alors, forcément, du côté des syndicats, on a gonflé comme d'habitude un peu les chiffres. La CGT a revendiqué 400.000 manifestants à Paris et plus de 2 millions de manifestants dans toute la France. Mais chose suffisamment rare pour être soulignée : les huit autres syndicats, y compris la CGC, étaient d'accord avec ces estimations de la centrale syndicale de Montreuil. Même le chiffre de Laurent Berger, le consensuel patron de la CFDT, n'était pas éloigné : le responsable syndical a estimé qu'il y avait eu 1,8 million de Français dans la rue jeudi. Bref, au soir de cette démonstration de force, le front syndical apparaissait plus uni que jamais. Et comme l'a rappelé sur un plateau télé, Bernard Thibault, l'ancien patron de la CGT, l'un des leaders du mouvement social de 1995, « comme le disait Nicolas Sarkozy, "quand la CGT est d'accord avec la CGC, c'est qu'on a un problème" ».
Et ce n'est pas le seul souci pour le gouvernement. Pour la première fois depuis longtemps, la manifestation parisienne s'est déroulée sans trop de heurts avec les forces de l'ordre, empêchant les députés Renaissance et les ministres, dès le soir même, de dénoncer en mode automatique, les violences. Cette fois-ci, il était impossible pour l'exécutif de jouer d'un tel dérivatif de communication. Face à des Français de plus en plus circonspects, il a dû se résoudre à « faire de la pédagogie » sur son projet sur les retraites. Pas sûr pour autant qu'il lui suffira d'envoyer à la télévision le peu charismatique Olivier Dussopt, ministre du travail, pour combler le manque d'explications.
Or, le temps presse. Car, de jour en jour, les rangs des opposants à ladite « réforme » se renforcent. Les sondages se suivent mais ne se ressemblent pas. Désormais, près de 68 % des Français s'opposent fortement à l'établissement de l'âge de départ à la retraite à 64 ans. En quelques jours, c'est une augmentation fulgurante de près de huit points.
Contexte explosif
Mais la plus grande difficulté pour le gouvernement, c'est de constater que nombre de cortèges dans les petites villes ont fait le plein. Car ce projet sur les retraites tombe dans un contexte explosif : crise de l'énergie et des services publics, inflation, tensions sur les salaires et le marché de l'immobilier, sentiment galopant d'injustice... Entre les annonces records de dividendes pour les actionnaires des grands groupes, les super profits des groupes d'énergie, le souvenir du « quoi qu'il en coûte » du Covid-19, mais aussi les décisions des gouvernements européens d'aider l'Ukraine à coups de milliards, il sera bien difficile de convaincre les Français qu'il n'y a aucune alternative en dehors du recul de l'âge de départ à la retraite, pour trouver les milliards nécessaires afin de sauvegarder le régime par répartition. Dans ce contexte, le scénario de l'horreur pour le gouvernement serait une coalition des colères, une alliance des villes et des campagnes, une renaissance des gilets jaunes dans la foulée de ces manifestations monstres...
Résignation
On n'en est pas là. Mais en 1995, lorsque Jacques Chirac et Alain Juppé avaient préféré reculer sur leur projet sur les retraites, le seuil des 2 millions de manifestants n'avait été atteint qu'après plusieurs jours de mobilisation. Manifestement, les « éléments de langage » du gouvernement pariant sur la « résignation » des Français auront été particulièrement contre-productifs. Ces dernières semaines, l'exécutif s'est finalement enlisé dans le déni. Et ce n'est pas les alertes présidentielles lancées de Barcelone sur les éventuels blocages du pays dans les prochains jours qui vont permettre de débloquer la situation politique, justement. D'autant que la grande faiblesse d'Emmanuel Macron sur ce dossier est le fait d'apparaître aujourd'hui totalement à la renverse au vu de ses prises de position successives. Lors de sa victoire de 2017, il s'était ainsi refusé à tout recul de l'âge de départ à la retraite. Cinq ans plus tard, il changeait d'avis.
Sauf qu'entre-temps, Emmanuel Macron s'est affaibli politiquement. Le président qui a réussi à se faire réélire face à Marine Le Pen (et qui reconnaissait alors que ce n'était pas pour son projet...), mais qui n'a pas réussi à trouver une majorité à l'Assemblée Nationale, en appelle aujourd'hui à la légitimité de son élection en rappelant que le « débat » a déjà été tranché... Une position difficile à tenir sur la longueur.
Autre difficulté pour le gouvernement, et pas des moindres : ses marges de manœuvre de négociation sont en réalité faibles. Face aux huit syndicats qui sont vent debout contre le recul de l'âge du départ à la retraite, l'exécutif serait seulement prêt à reculer sur les 44 ans de cotisation des salariés ayant commencé à travailler entre 18 et 20 ans, ou sur les questions de pénibilités (deux conditions minimum exigées par la CFDT). On se demande d'ailleurs pourquoi ces deux points n'ont pas été discutés auparavant. Mais comme le front syndical demande comme préalable le retrait du report de l'âge de la retraite, les deux camps vont continuer à se faire face durant longtemps.
Et justement sur cette question de l'âge du départ à la retraite, le temps ne joue pas en la faveur du gouvernement. Car elle est en train de devenir un symbole. Déjà, sur les réseaux sociaux, les discours de François Mitterrand sur la retraite à 60 ans refleurissent. Et les comparaisons européennes ne pourront y faire face. Car les Français ont constaté, tant du point de vue énergétique, sanitaire ou militaire, qu'il n'existait pas de modèle allemand ou britannique. Dans tous ces pays, les décisions de ces dernières années dans tous ces domaines ont abouti à de véritables impasses. Et pour Emmanuel Macron, s'obstiner dans cette direction, c'est à coup sûr aboutir à l'explosion de l'Europe par la montée des nationalismes.
Marc Endeweld