A Gotham City, les travailleurs sont en grève depuis des semaines. Pendant que les notables se divertissent dans les théâtres de la métropole dystopique de Batman, les habitants doivent supporter les immondices qui jonchent des artères embouteillées, des transports bondés, des incivilités, le tout-voiture... Étrange miroir, juste avant la nouvelle année, que celui offert par les scènes du dernier film "Joker" du réalisateur Todd Philips, dont l'histoire se déroule au début des années 1980; à l'âge d'or des réformes de dérégulation de Ronald Reagan face au soviétisme.
Quarante ans plus tard, les revendications sont légions et se font désormais écho entre elles : fronde des "gilets jaunes" en France, mouvements sociaux en Equateur, Chili, Liban, crise démocratique et répressions politiques en Algérie, Iran, Irak, Catalogne, Venezuela et à Hong Kong. Sans oublier la croisade climatique mondiale de Greta Thunberg, élue personnalité de l'année par le magazine Time, qui avait fait une première couverture sur "la planète en danger", il y a trente-et-un ans.
L'année de l'auto-critique
2020, l'année miroir, cherchera à révéler les causes à ces maux : est-ce le "système", comme le scandent des "gilets jaunes", entre autres revendications postées en ligne ? Ou la faute au "capitalisme" et à l'absence de "justice sociale", comme le dénonce l'économiste Thomas Piketty (lire son entretien sur latribune.fr) ? D'autres accusent le nouveau ralentissement de la croissance en France, attendue à seulement 1,1% l'an prochain selon la Banque de France, après un faible +1,3% en 2019...
A l'inverse, ne serait-ce pas, comme le pensent certains, à cause de "la société de consommation et de l'obsolescence" qui font du pouvoir "un simulacre", comme l'avait théorisé le philosophe Jean Baudrillard ; ce même pouvoir qui fait danser mécaniquement le "Joker" à Gotham ? Ou, enfin, la faute aux migrants, selon les arguments des partis nationalistes européens, le Rassemblement national en France, principal opposant à Macron et sa République En Marche ?
Car si 2019 fût l'année de la colère, d'après le tarot, le chiffre 20 indique l'heure du « Jugement » ou de « la révélation avant la quête du Graal », d'après les cartomanciens. Pour y parvenir, les groupes de militants perfectionnent leurs outils pour communiquer : désormais, 2,5 milliards personnes utilisent les messageries mobiles (Whats'App, Messenger, WeChat). Pour la première fois en 2019, celles-ci surpassent l'usage des réseaux sociaux traditionnels (2,4 milliards), selon eMarketer.
De nouvelles inégalités basées les opportunités
Mieux que les urnes, en 2020, les réseaux resteront l'espace privilégié pour faire entendre une cause. Sur Facebook, le groupe d'Extinction Rebellion "XR" qui exige la réduction immédiate des gaz à effet de serre et la neutralité carbone atteint, à date, 356.000 soutiens. A Hong Kong, face au parti unique chinois, une page agrège 210.000 sympathisants en soutien aux journalistes indépendants. « La vague de manifestations qui est en train de balayer les pays est un signe clair que malgré tous nos progrès, quelque chose dans nos sociétés mondialisées ne marche pas », observe Achim Steiner, administrateur aux Nations Unies. Dans son rapport sur le développement humain, l'organisation mondiale pointe la démultiplication des mouvements, liée non plus aux écarts de salaires, mais à « une nouvelle génération d'inégalités », basées, disent-ils, sur les « opportunités », tandis que les écarts hérités du 20e siècle, eux, reculent. Ainsi, en 2018, 20% des progrès de développement étaient « perdus en raison d'une distribution inégales de l'éducation, de la santé et des conditions de vie », affirme le rapport. En France, parce qu'ils sont peu familiers de l'Internet et encore moins des outils numériques, 17% des individus sont ainsi victimes d'illectronisme en 2019, selon l'Insee.
Face à ces nouvelles inégalités répondent de nouvelles colères radicales, du « Flight shaming » (honte de l'avion) aux mouvements pour la décroissance soutenus par Greta Thunberg dont le discours devant l'ONU a frappé les esprits - « Les yeux de toutes les générations futures sont tournés vers vous. Et si vous décidez de nous laisser tomber, je vous le dis : nous ne vous pardonnerons jamais ! »-, les politiques tentent de réagir. C'est par exemple, avant Noël, Mounir Majhoubi, ancien secrétaire d'Etat au numérique qui incite à moins consommer chez l'e-commerçant Amazon.
Côté entreprise, celles-ci se positionnent sur le marché de la compensation carbone, telles BNP Paribas, Total, Veolia, Taxis G7, Thalès, fondation EDF... toutes engagées aux côtés de GoodPlanet, la fondation de l'écologiste et photographe Yann Arthus-Bertrand.
La fin du green-washing et des discours marketing
Même le monde de la finance verte tente de juguler les risques d'incendies. Ainsi, début novembre, l'International Capital Market Association (ICMA) diligenteait un comité exécutif en charge des « Green Bond Principles » pour créer un groupe de travail sur les « transition bonds ». Les acteurs de la banque et de l'assurance, dont Axa IM, HSBC, JP Morgan, Natixis, BNP Paribas et CACIB, s'engagent à chercher à lever les contraintes réglementaires relatives aux « green bonds », et ce, plus de dix ans après la première émission d'une obligation verte par la Banque européenne d'investissement en 2007. Avec ces nouveaux « transition bonds », c'est aussi, à l'heure du jugement, vouloir éviter les accusations de « green washing » après la COP21 et les Accords de Paris en 2015.
De fait, en 2020, les discours marketing ou la rhétorique de l'homme providentiel perdront encore du terrain. A la place, ce seront davantage de nouvelles « expériences démocratiques inédites », des « jurys », « panels », et autres « assemblées citoyennes » qui se montent ici et là pour juger eux-mêmes la chose publique. D'après l'OCDE, il existerait aujourd'hui au moins douze formes différentes de ces « processus délibératifs », inspirés de la démocratie athénienne, avec un pic notoire en 2019. A l'étranger, c'est par exemple la « Citizen Assembly » en Irlande qui joua un rôle crucial pour l'adoption de la loi autorisant l'avortement en 2018. Sur Twitter, le compte "healthy democracy" (démocratie en bonne santé) recense ces "Citizen Iniative Review" telle celle dans l'Etat de l'Oregon : « 24 électeurs inscrits de partout dans un Etat sont invités à étudier une mesure de vote actif (...) en utilisant une combinaison de techniques de vote et le consensus, ils produisent une déclaration qui contient des faits clés, les meilleures raisons de voter pour la mesure, et les meilleures raisons de voter contre la mesure. Leur déclaration est distribué aussi largement que possible afin que tous les électeurs de l'État ». Impact fiscal de ladite mesure, capacité de financements..., les citoyens se saisissent eux-mêmes des enjeux. Ces CIR sont aussi actifs en Suisse pour influer sur les prix des logements, ou encore dans la région belge germanophone qui vient d'instaurer un conseil citoyen permanent. A Toronto, pour une ville plus humaine et plus intelligente, nul besoin des névroses d'un Joker. Dès 2016, la ville canadienne a ainsi convié une trentaine de résidents de l'agglomération, choisis au hasard pour conseiller sur les aménagements de la ville, raconte le site américain Salon.
La France n'est pas en reste sur ces initiatives; de « Nuit Debout » aux « gilets jaunes » avec le « RIC » (référendum d'initiative Citoyenne), pour finir sur le « Grand débat » proposé par le pouvoir exécutif. Non sans un certain échec pour le pouvoir puisqu'en cette fin d'année, 52% de Français éprouvent toujours de la sympathie à l'égard de la colère jaune, selon un sondage Ifop. Du coup, l'exécutif abat une nouvelle carte démocratique en accompagnant une nouvelle « Convention pour le climat », une première, composée de 150 citoyens tirés au sort réunis jusqu'à la fin janvier pour proposer des mesures visant à réduire d'au moins 40% les émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030. De quoi apporter des solutions et contenir temporairement le mouvement populaire spontané ? Chacun en jugera par lui-même, ou pourra, en attendant d'y voir plus clair, répondre "joker".