
Pourquoi l'économie russe sous sanctions ne « s'effondre »-t-elle pas comme le lui promettaient Bruno Le Maire et les Occidentaux ? La réponse est à trouver du côté des Gazprom et Rosneft, dont les bénéfices remplissent les caisses de l'Etat, mais aussi des Potanine ou Timchenko.
Comme ces illustres oligarques, de nombreuses fortunes russes, plus ou moins clinquantes, reprennent les entreprises abandonnées par les Occidentaux à la suite des sanctions. Ils ne s'en emparent pas à coup d'AK-47 et autres intimidations mafieuses comme dans les années 1990, mais sous le parrainage de l'Etat qui départage les concurrents au rachat des anciennes activités occidentales.
L'Etat distribue les parts du gâteau
« La différence avec le "Far East" des années 1990, c'est qu'il n'y avait pas d'Etat fort », observe Agathe Demarais, cheffe économiste de l'Economist Intelligence Unit, auteure du livre « Backfire » sur les effets des sanctions. « Aujourd'hui, il y a un Etat fort qui distribue lui-même les parts du gâteau ». A qui ?
« Lorsque des entreprises occidentales partent définitivement de Russie, ce sont surtout des investisseurs privés qui se portent acquéreurs pour le cinquième ou le quart de leur valeur réelle. Les entreprises occidentales essaient de garder le silence sur les conditions de cession, dont on ne sait pas grand chose », détaille l'économiste Jacques Sapir, directeur d'études à l'EHESS et membre de l'Académie des sciences de Russie. « Pour certains d'entre eux, il ne faut même pas parler d'oligarques mais plutôt de milliardaires ou de millionnaires de deuxième ou troisième zone », poursuit-il.
C'est le cas d'Alexander Govor. Cet entrepreneur sibérien dans la restauration rapide a mis la main sur le réseau d'enseignes McDonald's. Il en a gardé le personnel et les recettes, se contentant d'en changer le nom avant de les rouvrir. De même, l'homme d'affaires Timati (par ailleurs chanteur du titre « Welcome to Saint-Tropez ») a acquis les anciens Starbucks Coffee, renommés Stars Coffee. Ce dernier s'est affiché à plusieurs reprises aux côtés de Vladimir Poutine.
Des roubles pour compenser l'hémorragie d'euros et de dollars
Mardi, le discours annuel du président russe sur l'état de la Nation a justement exhorté les plus riches au patriotisme économique. « Investissez en Russie », leur a-t-il intimé, « l'État et la société vous soutiendront ». Jacques Sapir y voit « une pression du Kremlin » pour que les capitaux russes permettent d'amortir le choc des sanctions. Les hommes d'affaires sont sommés d'injecter leurs roubles pour compenser l'hémorragie d'euros et de dollars. Ce qui contribue, selon l'économiste, à maintenir à flot l'économie russe jusqu'ici.
Les affidés du régime sont les premiers profiteurs des sanctions en Russie, bien qu'ils aient dans le même temps perdu des sommes colossales à travers le gel de leurs comptes en banque suisses ou la saisie de leurs yachts et villas sur la côte d'Azur. La main, plus ou moins visible du Kremlin, redessine les parts de marché, comme des faveurs qu'il retire aux oligarques tombés en disgrâce pour en faire don à ses fidèles.
Les « amis » récompensés
La banque en ligne Tinkoff, pépite fondée par l'oligarque hostile à la guerre en Ukraine Oleg Tinkov, est passée aux mains de Vladimir Potanine. Ce magnat de la finance et des minerais a aussi pris possession de Rosbank, la filiale russe de la Société Générale, et de la branche russe de l'américain Global Payments. Le tout en échappant aux sanctions occidentales, qui l'auraient empêché de faire ses emplettes. Enhardi par ses récents succès, Vladimir Potanine ambitionne désormais de fusionner son groupe minier Nornickel avec le géant russe de l'aluminium Rusal, fondé par son rival Deripaska.
D'autres oligarques visés par les sanctions fuient la lumière et se retirent dans l'ombre où ils continuent de s'enrichir. Gennady Timchenko, partenaire de judo de Vladimir Poutine, a ainsi démissionné du conseil d'administration du spécialiste russe du GNL Novatek, dont il possède toujours 20%. Du fait des sanctions qui le frappent, il ne peut pas, pour l'instant, racheter les parts de TotalEnergies dans Novatek. Il se console avec la reprise par son groupe pétrochimique Sibur des activités en Russie du groupe belge Solvay.
Le Kremlin ne se contente pas d'inviter les milliardaires à sortir leur portefeuille. Les autorités russes, fortes du fonds souverain de 600 milliards de dollars d'actifs, prennent aussi possession de certains actifs cédés par les multinationales occidentales. « Quand il y a cession à l'Etat russe, c'est souvent qu'il y a un accord pour un éventuel retour de l'entreprise occidentale en Russie. Par exemple, les parts de Renault dans sa filiale Avtovaz ont été cédées avec une clause de rachat au rouble symbolique pendant six ans. Dans ce cas là, l'Etat russe offre une protection en cas d'un hypothétique retour », analyse Jacques Sapir, en rappelant que ces prises de participation visent en priorité à maintenir l'emploi et à éviter une crise sociale.
Exonérations fiscales, bâtiments ou foncier gratuits
De l'usine Renault de Moscou, acquise par la mairie de la capitale, sortent quelques centaines de SUV par mois de conception chinoise et commercialisés sous la marque soviétique « Moskvitch ». Au-delà des prises de capital, l'Etat russe accorde des exonérations fiscales, des bâtiments ou du foncier gratuits au niveau local pour maintenir l'activité économique. « La Russie est plus que jamais un capitalisme d'Etat », résume Jacques Sapir.
Le « verrouillage » de l'économie russe « déjà très étatisée avant la guerre » n'est pas sans conséquences, y compris politiques, alerte la spécialiste des sanctions internationales Agathe Demarais. En situation d'oligopole ou de monopole, les entreprises sans concurrent ne sont pas incitées à innover, ou à modérer leurs prix. Le contrôle de l'Etat pousse par ailleurs les entrepreneurs dynamiques à ne pas devenir « trop gros » pour rester sous le radar du Kremlin. A l'image de l'Iran où les Gardiens de la révolution contrôlent le secteur énergétique, Agathe Demarais craint que les nouveaux seigneurs qui tiennent l'économie russe sous leur emprise « n'aient aucun intérêt à une levée des sanctions ».
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