Sur les traces du trafic syrien de la « cocaïne du pauvre »

La Jordanie intensifie ses opérations militaires contre les contrebandiers syriens. Malgré les promesses à ses voisins, le régime d’Assad poursuit la production de captagon.
Garance Le Caisne
Les pilules de captagon valent de quelques centimes d’euros en Syrie à plus de 5 euros dans les pays du Golfe.
Les pilules de captagon valent de quelques centimes d’euros en Syrie à plus de 5 euros dans les pays du Golfe. (Crédits : © Chris Huby/HAYTHAM/REA)

La guerre à Gaza a des répercussions inattendues. Pendant que le monde regarde les Israéliens bombarder les Gazaouis en représailles aux attaques du Hamas du 7 octobre, les trafiquants de captagon intensifient leur activité dans le sud-est du désert de la Badiya, à 300 kilomètres de là.

À cheval sur la Syrie, la Jordanie et l'Arabie saoudite, ces steppes rocailleuses et accidentées sont une des routes les plus empruntées pour acheminer cette drogue de synthèse, surnommée la « cocaïne du pauvre ». Produites en Syrie, les pilules entrent en Jordanie à dos d'âne, dans des intestins de mouton, sur des drones ou lors de go fast avec des 4×4 conduits par d'ex-miliciens de la guerre syrienne. Une large partie transite ensuite par le royaume hachémite pour aller inonder les pays du Golfe, en particulier l'Arabie saoudite.

Depuis décembre, Amman multiplie les raids militaires le long de sa frontière avec la Syrie, éliminant et arrêtant des trafiquants, saisissant drogue et armes. Début janvier, des combats contre des dizaines de narcotrafiquants ont duré plusieurs heures dans la Badiya. Le 18 janvier, une frappe aérienne a visé deux maisons et un entrepôt dans des villages de la province de Sweïda, dans le sud de la Syrie. Au moins neuf civils sont morts, dont des enfants et des femmes. L'attaque n'a pas été revendiquée, mais ce ne serait pas la première fois qu'Amman vise directement en territoire syrien des ateliers de production ou des barons de la drogue.

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Le ministère jordanien des Affaires étrangères a d'ailleurs déclaré : « La contrebande à travers la frontière syrienne vers la Jordanie constitue une menace pour la sécurité nationale. [Nous avons fourni à la Syrie] les noms des passeurs, des lieux de fabrication et les filières de contrebande qui sont sous le contrôle du gouvernement syrien, mais aucune action pour les neutraliser n'a eu lieu. »

Treize ans après le début de la révolution et la guerre qui a suivi, la Syrie serait devenue un narco-État. « Ce n'est pas la première fois qu'un pays en guerre développe une économie de drogue, explique l'économiste Joseph Daher, auteur de Syrie : le martyre d'une révolution (Syllepse 2022). Avec les destructions des capacités de production, cette économie illicite permet de remplir les caisses des réseaux prorégime et d'obtenir des devises étrangères. On peut parler de narco-État dans le sens où les réseaux de pouvoir sont impliqués dans la production et le trafic du captagon. »

Rôle du petit frère du président syrien

En tête des personnes compromises, Maher El-Assad, le frère de Bachar El-Assad. Confirmé par Joseph Daher et décrypté dans un rapport du New Lines Institute d'avril 2022, le rôle du petit frère du président syrien dans le trafic est capital. À la tête de la 4e division blindée de l'armée, l'homme supervise des ateliers de production, organise le transport vers les ports méditerranéens de Lattaquié et de Tartous, et contrôle les routes du trafic.

À la fin des années 1980, ce dérivé d'un médicament pour soigner les troubles de l'attention et la narcolepsie est produit clandestinement dans le sud-est de l'Europe, notamment en Bulgarie et en Turquie, avant d'être transporté vers son principal marché, les pays du Golfe. Avec l'élargissement de l'Europe, sa fabrication est repoussée vers le monde arabe. Au Liban d'abord, avec le Hezbollah qui monte des usines de fabrication de captagon. En Syrie, ensuite, à la faveur de la guerre pour financer les différentes milices. Sa production y explose à partir de 2018.

Cette année-là, aidé par ses alliés libanais du Hezbollah, russes et iraniens, le régime reconquiert une large partie de son territoire, comme le Hauran, la région du Sud habituée de la contrebande. Pour cet ancien pôle pharmaceutique régional qu'était la Syrie avant la guerre, la fabrication des petites pilules n'a aucun secret. Un mélange de poudre spécifique et une machine à fabriquer des médicaments suffisent pour produire les comprimés estampillés d'un logo de deux demi-lunes.

De quelques centimes d'euros la pilule en Syrie à plus de 5 euros dans le Golfe, le captagon rapporterait entre 4,5 et 9 milliards d'euros chaque année à la Syrie, selon différents rapports. « Il est impossible de connaître la valeur d'une production illicite, précise l'économiste Joseph Daher, mais quand on sait que les exportations syriennes ont rapporté 900 millions de dollars en 2023, on mesure l'importance de la production du captagon. Même si une partie de ces revenus ne va pas dans les caisses de l'État mais sert à des enrichissements individuels. »

Les disparitions forcées continuent

Le captagon est aussi une carte géopolitique dans la manche du dictateur Assad. L'année dernière, il avait promis aux pays de la région de stopper sa production et son trafic en échange d'une réintégration au sein de la Ligue arabe, dont il avait été suspendu en 2011 pour la répression de sa population, d'une violence inouïe. Disparitions forcées, arrestations, tortures et bombardements se poursuivent ; mais pour les voisins de la Syrie, peu importent les crimes commis. En Arabie saoudite et en Jordanie, la consommation du captagon est devenue un problème de santé national. Les deux royaumes attendaient que la Syrie y mette un frein. Jeu de dupes. Assad n'est pas un homme de promesses. D'autant qu'il attendait plus de son retour sur la scène régionale.

« Il y a eu des visites officielles, des déclarations, une réintégration diplomatique effective, mais pas d'investissements ou d'aides économiques, explique Marina Calculli, politologue à l'université Columbia et à Sciences-Po Paris, spécialiste des groupes armés et de la violence politique au Moyen-Orient. La logique transactionnelle qui a guidé la normalisation politique du régime a montré sa faiblesse. L'absence d'une vraie paix continue de rendre la Syrie vulnérable, donc inintéressante pour les hommes d'affaires du Golfe. »

Damas garde sa carte du captagon ; en partie seulement ? Le régime ne contrôle pas entièrement le sud du pays qui jouxte la Jordanie. Militaires russes, milices iraniennes ou Hezbollah libanais y sont présents, comme de très nombreux mafieux. « Le régime contrôle le trafic du captagon et a favorisé la montée des seigneurs de guerre, précise Marina Calculli, mais aujourd'hui, il n'est pas capable d'exiger d'eux qu'ils arrêtent. Il n'a rien à proposer en échange à ces milices très puissantes dans le Sud. »

Garance Le Caisne
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