« On peut réindustrialiser, mais il faut que tout le monde s’y mette » (Nicolas Dufourcq, Bpifrance)

#REAix2022. Alors que le monde connaît un choc inédit depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, La Tribune a donné la parole aux décideurs de l'économie en direct des Rencontres d’Aix-en-Provence du 8 au 10 juillet. Que pensent les patrons des désordres économiques actuels ? Est-ce la fin de la mondialisation ? Comment faire face au retour de l'inflation qui fait remonter les taux d'intérêt et craindre des tensions sociales ? Comment mener dans le même temps les grandes transitions énergétique, écologique et économique ? Revivez ici la vidéo de l’entretien avec Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance, enregistré depuis notre studio installé au coeur du Davos provençal.
Philippe Mabille
(Crédits : DR)

VIDEO avec Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance


Vous avez passé 10 ans à la tête de Bpifrance et vous venez de publier un livre sur la désindustrialisation de la France (1), qui raconte notre déclin industriel. A t-on délibérément abandonné notre industrie au cours de cette période ?

On l'a fait sans le verbaliser. Cela a été une contre-performance terrible et dramatique, la part de l'industrie est passée de 20% à 10% du PIB. Entre 1995 et 2015 on a perdu la moitié des emplois.  Comment réussit-on une telle contre-performance ? Il faut que toute la société s'y mette. On a tardé à raconter cette histoire, car on est tous coupables. On en était toujours à vouloir chercher le coupable. C'est en réalité toute la société française qui l'a décidé, sans se le dire. Mais c'est elle qui l'a fait.

On a renoncé à l'industrie pour lui préférer une société de service, tertiaire ?

Il y avait du chômage de masse et un consensus sur le fait que les emplois seraient dans les services et viendraient du partage du travail. On s'est convaincu que l'industrie était aliénante, que c'était le passé, que c'était Zola. La campagne de communication sur l'industrie est devenue négative. Les parents ont arrêté d'orienter leurs enfants vers l'industrie, les écoles d'ingénieurs ont envoyé leurs élèves dans les cabinets de conseil et dans les banques. Les syndicats ont dévoyé la philosophie des lois Auroux, en rendant le dialogue social extrêmement destructeur, notamment dans les PME, avec un foyer de lutte des classes, au point d'avoir peur des délégués syndicaux. Les fédérations professionnelles n'ont pas fait remonter la souffrance des patrons de PME qui sont entrés en dépression dans les années 2000.

Quel a été l'impact des 35 heures ?

La loi sur 35 heures a eu un rôle psychologique. Depuis elle a été absorbée, mais quand elle est tombée verticalement, c'est la dernière fois que l'Etat est intervenu en cisaillant. Les partenaires sociaux eux-mêmes auraient pu tirer la sonnette d'alarme à l'époque.  Le Medef était divisé sur les 35 heures, mais il y avait des aides.

Est-ce qu'on n'a pas été intoxiqué aux aides, on a habitué l'économie à avoir des bas salaires grâce aux aides ?

Pas tout à fait, la France avait vécu la désinflation compétitive qui a duré dix ans, entre 1987 et 1997. Elle avait a été très efficace. La France était plus compétitive que l'Allemagne. Mais elle s'est arrêtée. La Banque de France a pris son indépendance à ce moment-là. Les taux d'intérêt ont augmenté, car il fallait tenir le franc fort pour aller vers l'euro, cela a commencé à étrangler les PME. Allant vers l'euro, le monde syndical/socialo/politique, cette bulle qui gère l'Etat providence est devenue keynésienne, avec des politiques d'augmentation de salaires qui ont réduit rapidement la compétitivité de la France. D'autant plus que l'Allemagne commençait sa propre révolution de stabilisation des salaires qui a duré de 1997 jusqu'à 2014, pour absorber la Réunification. L'écart a commencé à se creuser et a duré 19 ans. En Allemagne, les salaires sont restés stables et l'économie à bas coût. La seule solution c'était de baisser les charges sur les bas salaires. Mais il aurait fallu le faire plus tôt. La gauche a lutté pour l'empêcher, car les salaires financent la sécurité sociale. On peut le comprendre. On a fait une première étape de baisse des charges sur les bas salaires et il a fallu attendre le rapport Gallois en 2012 pour la suivante, qui a restauré la compétitivité des entreprises.

2012 c'est l'année de la création de Bpifrance, l'année du réveil ?

Ce que j'essaye de faire dans le livre, c'est raconter la révolution industrielle des années 2000. Les premières années c'est internet, cela va plutôt bien, les PME meurent, mais on n'en entend pas parler. La dépression nerveuse, on ne l'entend pas venir. Tout le monde part à l'étranger. Les grands groupes foncent vers l'étranger. On leur demande de quitter la France. On n'en parle pas à Paris. Puis arrive la crise des subprimes en 2008/09 et pour la première fois l'automobile qui ne se portait encore pas trop mal, tombe en crise. Quand un secteur aussi totémique va mal, cela réveille tout le monde. Le gouvernement, c'était Sarkozy à l'époque, a lancé des prêts sans garantie pour l'automobile, un premier fonds de modernisation des équipementiers automobiles.

Le Parti Socialiste s'est dit, il faut qu'on fasse quelque chose, c'est notre base politique l'automobile. En 2010, Guillaume Bachelet et Michel Sapin ont réfléchi à une banque publique d'investissement. C'est devenu le programme du PS en 2011. Sarkozy avait créé le FSI qui répondait à une autre logique, celle des entreprises stratégiques : on a perdu Pechiney, Lafarge, on s'est dit plus jamais ça. Il faut faire de grosses ETI pour les ancrer en France. Mais cela ne concernait pas tout le tissu des PME territoriales. C'est avec le rapport Gallois en 2012 qu'est née la BPI. En 2013, la loi créée la BPI, la banque de l'industrie. 60% de nos investissements de fonds propre sont dans l'industrie.

A partir du printemps 2013 explose la French Tech. On le fait aussi. C'est ça qui prend la lumière et fait dire que la BPI c'est la banque de l'innovation.

Vous avez lancé beaucoup d'initiatives dans les territoires, vous avez créé BIG, un tour de France des entrepreneurs...

Avec BIG, on a une tournée en France, 35 étapes. On organise 170 événements physiques par an. Y compris à l'étranger. On a fait un BIG marocain avec des entreprises françaises et marocaines. On a fait ça pour traiter la dépression.

Vous aviez une campagne de pub dans laquelle qui disiez « vous envoyez du bois, nous envoyons du blé», ciblé sur ces entrepreneurs qui voulaient relancer l'industrie française. Pour changer les états d'esprits ?

Quand je suis arrivé, j'ai dit qu'il fallait traiter le dragon de l'amertume française. L'hiver 2012/2013 était d'une tristesse. J'ai toujours considéré que la banque devait devenir une psycho banque. Le rôle d'un banquier c'est de susciter le désir d'investir, d'accompagner, d'encourager.

Vous avez pu le faire parce que votre rendement sur fonds propre est plus raisonnable que les autres ?

Evidemment, on a des outils qui nous donnent des marges de liberté. On est une banque régulée par la banque européenne, comme la BNP. On a les mêmes contraintes, mais on a beaucoup de fonds propres. On peut investir beaucoup. On fait beaucoup de prêts sans garantie sur les biens propres de l'entrepreneur, ce que les banques privées ne peuvent pas faire, parce que l'Etat les garantit. On peut foncer, dire "dites-nous quels sont vos projets, vos fantasmes".

Mais ceci dit, on gagne beaucoup d'argent. Le résultat net de Bpifrance en 2021, c'est 1,8 milliard d'euros. En rendement des capitaux sur le crédit on fait 4%. Vous demanderiez aux grandes banques quels sont leurs rendements, je ne suis pas sûr qu'ils seraient très supérieurs. Sur le capital risque on rend 1,7 fois et en capital développement PME aussi. Donc c'est bon. Toutes les zones désindustrialisées ont laissé la place aux extrêmes, il y a un sentiment d'abandon social. Quand l'industrie n'est plus là, tout disparaît, les services publics.

Il est trop tard pour réindustrialiser, éviter que cela s'aggrave ?

On peut réindustrialiser, mais il faut que tout le monde s'y mette. L'industrie c'est un contrat social. Tout le monde est concerné, cela veut dire, vous les médias, les syndicats, l'éducation nationale, les familles, les  écoles d'ingénieurs, l'Etat central, le Parlement... Si tout le monde s'y met, on fait remonter des usines. Le plan de Bpifrance c'est de remonter 100 usines par an. On va y arriver. Il y a une explosion de technologie et depuis peu, alors que ce n'était pas arrivé depuis très longtemps, quand on se pose la question d'où on pourrait produire, la France est une possibilité. Avant ce n'était pas le cas. On dit désormais « pourquoi pas » et on regarde comment on peut faire.

On a levé des goulets d'étranglement qui bloquaient l'industrie.

Oui avec la réforme de la fiscalité, les friches industrielles, le coût du travail. Mais il y a encore beaucoup de choses à régler, un problème de formation, d'attractivité. Il faut donner envie à nos jeunes ingénieurs d'aller dans l'industrie. Il y a une énorme proportion de la population française qui n'est pas faite pour travailler devant un écran avec une souris, qui a besoin d'expérience cognitive. L'industrie n'est plus là même, elle est digitalisée.

Avec moins d'emplois ?

La ré-industrialisation ne réglera pas seule le plein emploi en France. L'industrie est devenue très automatisée. J'ai reçu le film de promotion d'une usine, une PME en Vendée de 45 salariés qui réalise 14 millions de CA. C'est entièrement blanc, pas un brin de poussière, c'est ça l'industrie moderne. Dans ce livre il y a énormément de témoignages d'entrepreneurs.

Quelques exemples inspirants ?

Il y en a plein. Ce livre permet de rendre hommage à ces personnes qui sont le sel de la terre, des héros. Si je prends le cas de Joseph Puzot de l'entreprise Axon Câble à Montmirail, dans la ceinture de la désindustrialisation qui va des Ardennes jusqu'à Rodez. Joseph a compris très tôt que la seule solution dans son industrie du câble, très attaquée par les pays émergents, c'était d'innover. Il a appelé 18 universités françaises pour trouver des brevets, des nouveaux composants chimiques. Il s'est jeté dans innovation. Il a eu quantités de petites idées pour rester compétitif. Il a eu le courage de prendre la décision de ne pas délocaliser. Il fait aujourd'hui des câbles de haute sécurité pour le lanceur Ariane à Montmirail. Pour recruter des jeunes, il les prend comme apprentis, les loge dans son petit parc immobilier, leur déroule le tapis rouge.

Certains diront que c'est le retour du paternalisme ?

Tous ces mots nous ont fait du mal. Cela a stigmatisé des gens qui étaient juste exceptionnels. Montmirail vit grâce à cette entreprise. Les trois taxis de Montmirail survivent grâce à cette entreprise. Il y a aussi le cas d'Emile Allamand de Savoy International à Cluses. Une entreprise qui doit se réinventer, sortir de l'automobile, parce que c'est devenu trop dangereux. IIs fabriqueront à la fin de l'année un vélo 100% électrique, français, y compris les composants. Les industriels sont toujours là. Ils se bougent, ils ne sont pas morts. C'est à partir de là que la BPI reconstruit.

(1) La Désindustrialisation de la France: 1995-2015, Nicolas Dufourcq (Odile Jacob).

Philippe Mabille
Commentaires 2
à écrit le 15/07/2022 à 1:03
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Intéressez vous à la fiscalité suisse et vous aurez quelques surprises....Après avec un bon cabinet conseil on s'en sort toujours....L'intérêt de la Suisse c'est la discrétion bancaire (je le dis pudiquement...) pas la fiscalité....

à écrit le 14/07/2022 à 10:51
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L'ère de l'industrialisation est passé, c'est le retour de l'artisanat et de répondre a des besoins plutôt que d'en inventer! :-)

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