Ce qui menace l'IVG en France

Le Sénat s’opposera-t-il mercredi à la constitutionnalisation du droit à l’avortement ? La droite estime qu’il est suffisamment protégé. Mais son accès est pourtant très fragile.
Caroline Vigoureux
Illustration de la constitution
Illustration de la constitution (Crédits : © ISABEL ESPANOL)

Les souvenirs de l'automne 2018 restent assez flous pour Agnès Buzyn. La ministre de la Santé d'alors avait été sommée de réagir aux propos du docteur Bertrand de Rochambeau, président du Syndicat national des gynécologues-obstétriciens de France (Syngof ). Derrière ses lunettes fines, cet homme de 62 ans avait calmement expliqué au micro de Quotidien qu'il refusait désormais de réaliser des interruptions volontaires de grossesse (IVG) pour ne pas « retirer des vies », assimilant cette pratique à un « homicide ». L'ancienne belle-fille de Simone Veil n'avait pas voulu laisser passer cette attaque en règle contre l'avortement et commandé illico un état des lieux sur l'application de la clause de conscience par les médecins qui refusent de pratiquer les IVG. Combien sont-ils réellement à la faire valoir ? La réponse à cette question, elle ne l'a jamais eue. Cinq ans et demi plus tard, elle dit ne pas se rappeler avoir un jour obtenu ledit rapport. Et personne ne peut dire si la clause de conscience, qui s'applique dans 23 des 27 pays de l'Union européenne, constitue ou non une entrave à l'accès à l'IVG en France.

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Une zone grise comme beaucoup d'autres dans le parcours des femmes qui ont recours à l'avortement, bientôt cinquante ans après le discours de Simone Veil à l'Assemblée nationale. Le projet de loi du gouvernement visant à inscrire dans la Constitution « la liberté garantie » de recourir à l'IVG, examiné mercredi dans l'hémicycle du Sénat, pose le débat sur la nécessité de sanctuariser ce droit face auquel les médecins bénéficient d'une double clause de conscience. « L'IVG n'est pas menacée dans notre pays; si elle était menacée, croyez-moi, je me battrais pour qu'elle soit maintenue », argumente depuis plusieurs semaines le président du Sénat, Gérard Larcher, pour justifier son opposition au texte.

« Pression sociale énorme »

Certes, plus aucun parti politique ne le remet ouvertement en question. Mais il y a encore quelques années, l'extrême droite ne cachait pas son jeu. En 2012, Marine Le Pen proposait de dérembourser l'acte, évoquant ces « femmes qui utilisent l'avortement comme un moyen de contraception » et les « avortements de confort ». Depuis, son discours s'est métamorphosé. Fin janvier, elle a même voté, comme 45 autres députés RN, pour la constitutionnalisation de ce droit. Mais qui peut dire quelles seraient ses intentions une fois à l'Élysée? « Partout où l'extrême droite nationale populiste est arrivée au pouvoir, ils s'en sont pris à l'IVG, rappelle la sénatrice socialiste Laurence Rossignol, fervente défenseuse de l'IVG. C'est le point commun entre Milei, Bolsonaro, Trump, Orbán, Meloni. Je ne crois pas à l'exception française, Quand il y a un risque d'arrivée au pouvoir de l'extrême droite, il y a un risque de remise en question de l'IVG. Ceux qui ne comprennent pas cela se racontent des histoires. »

Gérard Larcher s'attendait-il à être ainsi secoué sur Instagram par Sophie Marceau, qui a dénoncé sans le nommer son opposition au texte ? « Vous représentez le patriarcat dans toute sa splendeur : suffisant, rétrograde et hypocrite, a tonné l'actrice. Vous faites honte à notre société française. » Les élus du Palais du Luxembourg ne le cachent pas, leur opposition au texte vaut à certains de vives engueulades avec leurs enfants ou leur cercle proche. « Il y a une pression sociale énorme », convient un ténor de la droite sénatoriale.

Parce que l'IVG concerne tout le monde, toutes les strates sociales, tous les parcours de vie. En France, une femme sur trois a recours à l'avortement au cours de sa vie, soit une grossesse sur quatre. En 2022, 234 300 IVG ont été réalisées, le nombre le plus élevé en trente ans même s'il reste relativement stable chaque année (autour de 230 000). Cette donnée à elle seule suffirait à dire que ce droit est réel et effectif. Mais il reste fragile. Une centaine de maternités ont fermé en dix ans, en Haute-Marne, dans le Doubs, les Hautes-Pyrénées... Dans la plupart des cas, c'est un centre d'orthogénie - où se pratiquent les IVG - qui disparaît avec. « Certaines femmes doivent aujourd'hui changer de département pour avorter quand d'autres font le choix d'aller dans une clinique privée, mais toutes ne peuvent pas se le permettre, indique Sarah Durocher, la présidente du Planning familial, qui dénombre 130 fermetures de centres IVG ces quinze dernières années. Tout cela est décourageant. » Les disparités régionales sont marquées. C'est dans les Pays de la Loire (11,6 ‰), le Grand-Est (12,8 ‰) et la Bretagne (12,9 ‰) que les taux de recours à l'IVG sont les plus bas, selon les chiffres de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees). À l'inverse, c'est en Occitanie (17,3 ‰), Île-de-France (18,1 ‰) et en Provence-Alpes-Côte d'Azur (22,6 ‰) qu'ils sont les plus élevés. Dans certains DOM-TOM, le taux s'envole : Martinique (31,3 ‰), Guadeloupe (40,6 ‰) ou Guyane (48,7 ‰).

« Des propos culpabilisants »

Ce que ne traduisent pas ces chiffres, c'est toute cette zone grise, insondable, des médecins qui découragent, culpabilisent... Impossible de savoir combien ils sont réellement. Ce sont les témoignages des patientes qui viennent rappeler que ces cas-là existent toujours. Lorraine, 37 ans, a dû faire face il y a deux ans à deux gynécologues « fuyants, froids, donnant peu d'explications ». « Vous avez le temps », lui assure l'un d'eux quand précisément dans cette situation le temps presse. Il faudra qu'elle se rende au centre d'IVG de Port-Royal (Paris 14e) pour être finalement accompagnée. « Ça a été libérateur de se sentir enfin aidée sans être jugée, sans qu'il y ait de sous-titre dans le discours », raconte-t-elle. « Le parcours des femmes est souvent mal vécu car les professionnels de santé vont avoir des propos culpabilisants ; c'est toute la question du pouvoir médical sur le corps des femmes », résume Sarah Durocher.

Lorsqu'elle s'était rendue au centre d'orthogénie des Lilas, il y a dix ans, Chloé avait dû affronter ce qu'elle qualifie de « grande maladresse » d'une médecin en formation. « Donc, ça, c'est le cœur qui bat... ah, il y en a deux », s'était-elle entendu dire. Jusqu'à devoir patienter sept jours avant d'avoir le droit d'avorter. « J'avais des nausées, relate-t-elle. On m'a imposé une semaine de torture supplémentaire comme pour être sûre que je ne faisais pas de bêtise. C'était odieux et infantilisant. » La semaine de réflexion obligatoire a sauté en 2016. Désormais, le délai d'accès moyen entre la demande et la réalisation de l'IVG est de 7,4 jours, entre la première demande formulée par la femme et la réalisation effective de l'acte (Drees, septembre 2019).

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Au CHU de Strasbourg, où il exerce comme gynécologue-obstétricien, le pro-fesseur Israël Nisand impose une règle : une femme qui fait une demande d'IVG le matin doit être reçue dans l'après-midi. Au Planning familial, le délai est de quarante-huit heures. Mais ces considérations d'urgence ne s'appliquent pas partout. Pendant les vacances scolaires, lorsque les établissements de santé souffrent du manque de personnel, les délais se rallongent, surtout l'été. Dans certains départements, l'accès à l'IVG ne tient parfois qu'à un seul médecin. Selon les chiffres d'un rapport parlementaire publié en 2020, ce n'est en fait qu'une infime minorité de professionnels qui les pratiquent : seuls 2,9 % des généralistes et gynécologues et 3,5 % des sages-femmes. « Les grands militants pour l'IVG ont 70 ans et ceux-là partent à la retraite », résume Yves Ville, chef du service d'obstétrique et de médecine fœtale à l'hôpital Necker et membre de l'Académie de médecine.

C'est pour combler ces failles béantes que l'ancien ministre de la Santé Aurélien Rousseau avait décidé de confier aux sages-femmes le droit de pratiquer des IVG chirurgicales alors qu'elles n'étaient autorisées à les réaliser que par voie médicamenteuse. « Je voyais à quel point le sujet était fragile », dit-il. Il a dû faire face à l'hostilité du Collège national des gynécologues obstétriciens, selon qui la sécurité des soins n'était pas garantie. Bilan, le décret est très restrictif et seules les sages-femmes adossées à une structure hospitalière peuvent pratiquer les IVG chirurgicales. Toutes celles qui travaillent en cabinet libéral sont donc exclues. « Il y a eu une crispation, la décision a été prise en quelques heures, se souvient Aurélien Rousseau. Je me suis fait taper des deux côtés. »

Il faut dire que rien n'incite les professionnels de santé à pratiquer l'IVG. « L'acte n'est pas suffisamment rémunéré pour être attractif, déplore Yves Ville. Aujourd'hui, la demande dépasse l'offre. Les établissements de taille moyenne qui y ont recours à l'IVG perdent de l'argent. Qui voudrait avoir une activité à perte ? Parmi les médecins, il y a ceux qui sont contre, ceux qui s'en foutent et ceux qui ne peuvent pas se le permettre financièrement et donc ne font pas leur BA de la semaine. »

Menaces de mort

En fonction du choix entre les deux méthodes d'IVG - médicamenteuse ou instrumentale (par aspiration) -, les médecins ne perçoivent pas la même rémunération. Pour une IVG médicamenteuse, possible jusqu'à sept semaines de grossesse, ils sont remboursés à hauteur de 282,91 euros, contre un forfait entre 463,25 et 664,05 euros pour une IVG instrumentale. « Cela incite les médecins à pratiquer l'IVG chirurgicale parce qu'elle rapporte plus d'argent, confirme le professeur Nisand. Si on payait différemment les accouchements par césarienne et ceux par voie basse, que croyez-vous qu'il se passerait ? »

À chaque fois qu'un verrou saute autour de l'IVG, le débat soulève autant d'espoir que d'inquiétude, comme si l'objet politique était toujours aussi sensible et passionnel. En 2022, le délai pour y recourir a été rallongé de douze à quatorze semaines alors qu'on estime à 5 000 le nombre de femmes qui partent chaque année à l'étranger parce qu'elles ont dépassé le délai légal. Ces quinze jours supplémentaires ont soulevé certaines craintes. « En rallongeant la durée légale, on réduit considérablement le nombre de centres qui pratiquent les IVG entre douze et quatorze semaines car la technique est plus traumatique et invasive, avec notamment un risque de lésion de l'utérus, développe Agnès Buzyn. C'est contre-intuitif, mais le rallongement du délai est une fausse bonne idée qui peut mettre les femmes en danger car elles ne le savent pas. » Selon le Planning familial, seulement 40 établissements pratiquent des avortements entre douze et quatorze semaines de grossesse. « Il y a des chefs de service qui n'appliquent pas ce nouveau protocole », assure la députée socialiste Marie-Noëlle Battistel, qui préconisait dans son rapport parlementaire ce passage à quatorze semaines. Elle continue de recevoir à l'Assemblée nationale des menaces de mort des anti-IVG. Il y a trois mois, c'est un mini-cercueil contenant un faux fœtus qui l'attendait dans son courrier.

« L'IVG a besoin de Jeanne d'Arc. Si personne ne milite pour, il disparaîtra »

Yves Ville, chef du service d'obstétrique et de médecine fœtale à l'hôpital Necker

Malgré la loi contre le délit d'entrave numérique à l'IVG votée en 2016, le site anti-IVG Ivg.net figure toujours sur la première page des résultats Google. Rien ne dit explicitement qu'il s'agit d'un site militant ; bien au contraire, il se présente comme une plateforme d'information pour les femmes enceintes qui souhaitent interrompre leur grossesse. Il faut lire les supposés témoignages pour se rendre compte qu'il s'agit en fait de culpabiliser celles qui ont recours à cette pratique. En tapant dans Google « je suis enceinte et j'ai envie d'avorter », le site Sosbebe.org arrive en troisième position. « Un bébé non désiré peut aussi être le signe d'un désir d'avoir un enfant », peut-on lire en page d'accueil du site.

Les anti-IVG se sont aussi emparés de manière redoutablement efficace des réseaux sociaux. Selon un rapport de la Fondation des femmes, 199 publicités Facebook liées à des contenus anti-IVG sont apparues 9,4 millions de fois dans le fil d'actualité des utilisateurs entre mai 2022 et juin 2023. « Sur 135 publications de contenus dissuasifs sur l'IVG sur Facebook France, presque 40 % ont atteint des 13-17 ans, peut-on lire dans les constatations de l'étude. [Sur Instagram] un cinquième des "reels" les plus recommandés sur l'avortement [contiennent] des informations trompeuses sur la procédure, des contenus promouvant des styles de vie "tradwife" et des contenus de santé alternatifs (fausses informations sur la pilule contraceptive par exemple). » « L'IVG a besoin de Jeanne d'Arc, alerte le professeur Yves Ville. Si personne ne milite pour, il disparaîtra. À la moindre fissure, les anti entrent dedans. Ils ne s'arrêteront pas. »

Dans ces conditions, la partie sera difficile à jouer pour la droite sénatoriale. Comment s'opposer au fait de graver ce droit dans le marbre sans passer pour des conservateurs passant à côté de la cause féministe ? Selon les derniers décomptes faits au Sénat, il y aurait bien une majorité pour voter le texte du gouvernement. Si la révision constitutionnelle aboutissait, la France serait le premier pays au monde à inscrire le droit à l'IVG dans sa Constitution.

EN CHIFFRES

1 femme sur 3 a recours à l'IVG

234 300 avortements ont été réalisés en 2022

25-29 ans La tranche d'âge qui y a le plus recours avec un taux de 26,9 %

130 centres ont été fermés ces quinze dernières années

22,6‰ En Provence-Alpes-Côte d'Azur, le taux de recours est le plus élevé de la métropole

11,6 ‰ Dans les Pays de la Loire, le taux de recours est le plus bas

Caroline Vigoureux
Commentaires 8
à écrit le 25/02/2024 à 16:50
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La France, le pays qui bat tous les records du monde d’IVG voit cet acte menacé. On se demande bien par quoi. L’absence de grossesses, probablement. La chute de la fécondité, les générations creuses, voilà les sujets qui menacent très certainement le...

à écrit le 25/02/2024 à 12:35
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Le peuple veut un changement dans la Constitution pour protéger nos frontières migratoires. Et le gouvernement pond un texte sur l'IVG alors qu'il n'y a pas en la matière.

à écrit le 25/02/2024 à 12:20
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Enfin une actrice qui réagit ! Bravo Sophie Marceau , vous avez raison sur ce sujet le sénat n est que le miroir pathétique de vieux mâle blanc agrippés à leur perchoir et leurs privilèges de l ancien régime .. il est temps de le supprimer ou de ce...

à écrit le 25/02/2024 à 10:00
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le Sénat est trop préoccupé par ses sextapes!

à écrit le 25/02/2024 à 9:27
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Nous sommes en France ici nous ne sommes pas des gamins américains, même si formidables pour leur pays, manipulables à souhaits, qui croient encore dans des idéologies aléatoires, nous avons évolué de ce côté là je ne vois pas l'avortement revenir en...

à écrit le 25/02/2024 à 8:59
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Quand ce sujet sera t-il pris réellement au sérieux ? De pouvoir laisser les femmes faire ce choix librement en conscience, sans se sentir jugées et en ayant le choix réel de continuer leur grossesse.

le 25/02/2024 à 14:18
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Les libéraux français aiment LEUR liberté et en général, celle des autres les emm...

à écrit le 25/02/2024 à 8:51
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Il ne faut rien attendre du Sénat de Larcher sur ce sujet. C'est l'alliance du "Sénat et du goupillon".

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