« Ça fait bizarre. » Lorsque Éric Dupond-Moretti retrouve mercredi les bancs du gouvernement, le garde des Sceaux est surpris d'être applaudi, des sénateurs communistes jusqu'aux centristes. Au Palais du Luxembourg, où la droite règne, les ministres sont habitués à plus de distance. Cette fois, son plaidoyer pour inscrire dans la Constitution la « liberté garantie à la femme » de recourir à l'interruption volontaire de grossesse (IVG) séduit son auditoire. Les huissiers viennent lui apporter plusieurs mots manuscrits. Un sénateur LR, jusqu'alors opposé au texte, vient de basculer : « Bravo pour votre discours. Je partage et je vais voter conforme. » Un socialiste le remercie « d'avoir œuvré à ce moment historique ».
Quelques minutes plus tard, Gérard Larcher, qui répète depuis plusieurs semaines son opposition à cette révision, annonce le résultat qui le désavoue très largement : 267 pour, 50 contre. À La Tribune Dimanche, Éric Dupond-Moretti dit avoir vécu le « moment le plus marquant » depuis son arrivée Place Vendôme il y a quatre ans. Il décrit un « instant suspendu » durant lequel il a été pris par « le vertige de l'Histoire »: « Quand on fait de la politique, c'est aussi pour changer la vie des gens. Nous avons fait avancer la liberté des femmes, ce n'est pas rien. » Personne à l'Élysée ni au gouvernement n'imaginait une victoire si écrasante. Sur 132 élus LR, 72 ont voté pour le texte. Le président du groupe, Bruno Retailleau, raconte avoir vu « s'évaporer une vingtaine de voix en quelques secondes ».
Les sénateurs l'ont bien senti, l'opinion est très majoritairement pour cette réforme. Le débat dépasse largement les murs du Parlement. Même l'actrice Sophie Marceau a recadré Gérard Larcher sur Instagram. La droite sénatoriale a eu beau avancer tous les arguments juridiques possibles, ils sont devenus inaudibles et microscopiques à côté de la lourdeur du symbole. Au bout d'un moment, les sénateurs ont été confrontés à une question simple : de quel côté de l'Histoire voulaient-ils être ?
Éric Dupond-Moretti en avait fait une affaire personnelle. Le garde des Sceaux a ouvert ces dernières semaines sa table aux sénateurs. « Je voulais les rassurer sur les points qui les inquiétaient, raconte-t-il. C'est bien le moins quand on veut construire un texte de compromis. » Lui et Gérard Larcher ont deux points communs : l'amour de la chasse et celui de la bonne chère. Ils le partagent ensemble lors d'un dîner à la chancellerie début février. Ce soir-là, le ministre de la Justice sait bien qu'il ne va pas convaincre son invité. Mais l'ancien ténor du barreau tient quand même à lui démontrer l'équilibre du texte : « C'est une protection de la loi Veil et non une extension. »
En janvier, le garde des Sceaux avait déjà reçu à dîner Bruno Retailleau et Hervé Marseille, hommes clés du Sénat, tous deux opposés au texte. Les présidents des groupes LR et Union centriste ont écouté la démonstration du garde des Sceaux. Ce dernier les a aussi questionnés : « Comment sentez-vous la situation ? Et votre groupe ? » Avec Bruno Retailleau, il est vite passé à autre chose, sachant bien que le sénateur de Vendée, catholique conservateur, n'était pas à convaincre.
Mi-décembre, c'est le discret mais influent président de la commission des lois du Sénat, François-Noël Buffet, que le garde des Sceaux avait reçu. Les deux hommes ont un ami en commun qui leur est cher, André Soulier, grand avocat lyonnais avec qui ils ont déjà dîné à la chancellerie. Éric Dupond-Moretti apaise ses convives, heurtés que le gouvernement ait déjà donné la date du Congrès, potentiellement le 5 mars, comme si le vote du Sénat n'était qu'une formalité : « Je prendrai le temps qu'il faut. » Dès lors, l'Élysée donne pour consigne que seul le garde des Sceaux s'exprime dans les médias sur la révision constitutionnelle.
Derrière ce résultat glorieux, il y a aussi un groupe bien coordonné de cinq femmes, qui ont aidé en coulisses le ministre à décrocher cette victoire au Sénat : l'écologiste Mélanie Vogel, à l'origine d'une proposition de loi sur le sujet, les socialistes Laurence Rossignol et Marie-Pierre de La Gontrie, la centriste Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes, la LR Elsa Schalck. Au sein de chaque groupe politique, elles identifient qui convaincre avec quel argument. Et donnent les derniers décomptes au directeur de cabinet du garde des Sceaux, Guillem Gervilla.
L'amendement déposé en dernière minute, lundi midi, par le sénateur LR Philippe Bas pour supprimer le terme « garantie » et ne garder que celui de « liberté » de recourir à l'avortement, fait frémir tous les défenseurs du texte. Cette rédaction imposerait un nouvel examen à l'Assemblée nationale. Et compromettrait l'avenir du projet de loi. Mardi, Éric Dupond-Moretti passe une heure et demie dans les couloirs du Palais du Luxembourg pour convaincre les élus. Le lendemain matin, les consultations internes à la majorité sénatoriale donnent le verdict : le texte sera largement adopté.
Le travail de conviction a payé bien au-delà de ce que pouvait espérer le gouvernement. Un premier signal avait alerté l'exécutif quant à une possible victoire. En octobre 2022, la proposition de loi de la sénatrice écologiste Mélanie Vogel visant à constitutionnaliser l'IVG n'est rejetée que d'une courte majorité. Puis, en février 2023, le sénateur LR Philippe Bas propose un compromis sur le texte de l'Insoumise Mathilde Panot, visant aussi à graver l'IVG dans le marbre. Sa version, dans laquelle on ne parle plus de « droit de la femme » à recourir à l'avortement mais de « liberté » - bien moins contraignante juridiquement -, est adoptée. C'est une bascule importante qui fait dire à l'exécutif qu'un chemin existe. Un mois plus tard, le 8 mars, Emmanuel Macron annonce, lors d'un discours d'hommage à Gisèle Halimi, son intention de constitutionnaliser l'IVG. Ce qui ne s'est jamais fait nulle part ailleurs dans le monde.
Une cérémonie à la chancellerie se tiendra le 8 mars pour sceller la nouvelle Constitution
Mais il ne veut pas entendre parler d'une proposition de loi constitutionnelle parce qu'elle impliquerait forcément un référendum. Le risque de raviver de vieilles fractures dans la société est trop grand. Pour passer par la voie plus rassurante du Congrès, il faut impérativement que le président dépose lui-même un projet de loi constitutionnel. La ministre des Familles, Aurore Bergé, également à l'origine d'une proposition de loi sur l'IVG, et Éric Thiers, le conseiller institutions du président, travaillent à une rédaction acceptable aux yeux du Sénat. La révision constitutionnelle est présentée mi-décembre en Conseil des ministres.
Lors de réunions à l'Élysée autour du président, conseillers comme ministres l'alertent, calculs à l'appui : « Cette réforme ne passera pas. » « C'est mort », lâche Gérald Darmanin, selon des propos rapportés par Le Figaro. Un défaitisme ambiant qui agace Éric Dupond-Moretti. Mais Emmanuel Macron, qui suit tout cela de très près, semble sûr de son fait : « J'ai toute confiance en le garde pour trouver la voie de passage. » Début février, les projections montrent pour la première fois un vote positif.
Mercredi soir, en sortant du Sénat, le ministre de la Justice regagne la Place Vendôme. Il s'assure que la presse à sceaux, cette énorme machine qui trône dans son bureau, fonctionne bien. La dernière fois qu'elle a été utilisée, c'était pour la révision constitutionnelle de Nicolas Sarkozy, en 2008. Demain, le Parlement sera réuni en Congrès à Versailles pour voter la révision constitutionnelle. Si elle est adoptée - il y a très peu de doute -, une cérémonie se tiendra à la chancellerie en présence d'Emmanuel Macron pour sceller la nouvelle Constitution. Elle aura lieu le 8 mars, date de la Journée internationale des droits des femmes. Le scénario est idéal pour permettre au président de redorer son blason féministe, lui qui en avait grandement besoin. Un conseiller du pouvoir n'en revient pas d'un tel alignement des planètes : « Pour une fois, l'idéal coïncide avec le réel. »