LA TRIBUNE DIMANCHE - Les députés LR doivent-ils voter le projet de loi sur l'immigration, dont l'examen commence demain à l'Assemblée nationale ?
PATRICK STEFANINI - Je n'ai pas changé d'avis depuis août 2022 et la présentation par Gérald Darmanin des grandes orientations de son texte. Celui-ci comprend de véritables avancées pour faciliter l'éloignement du territoire des étrangers en situation irrégulière ou
dont la présence représente une menace pour l'ordre public. Il reprend des propositions formulées par le Conseil d'État ou par François-Noël Buet, le président de la commission des lois du Sénat, et qui doivent d'urgence être votées et appliquées. J'ajoute que le fait qu'il comporte des dispositions permettant de régulariser des travailleurs étrangers exerçant des métiers en tension est un motif supplémentaire de l'approuver. Il faut maintenant que l'Assemblée discute de ce texte et que la délibération se passe en commission mixte paritaire où le Sénat saura faire entendre sa voix.
Les Républicains ont pourtant vigoureusement dénoncé ce dispositif sur les métiers en tension...
En 2008, lorsque j'étais secrétaire général du ministère de l'Immigration et de
l'Identité nationale, sous l'autorité de Brice Hortefeux et de Guillaume Larrivé, alors
directeur adjoint de cabinet [et aujourd'hui conseiller politique d'Éric Ciotti à LR], nous
avions répondu au souhait de Nicolas Sarkozy de mettre en œuvre une politique
d'immigration choisie et donc de faciliter l'immigration de travail, en faisant la liste
des métiers pour lesquels la venue en France de travailleurs étrangers serait possible. Nous avions ainsi mis fin au blocage de l'immigration de travail décidé en 1974 après le premier choc pétrolier. Aujourd'hui, cette liste ne répond plus aux besoins de l'économie française et il faut la toiletter sérieusement. Au demeurant, le texte de Gérald Darmanin prévoit seulement la régularisation d'étrangers déjà présents sur notre sol et exerçant ces métiers. On m'objectera qu'une autre solution serait d'améliorer les conditions de travail et les salaires pour attirer vers ces métiers une main-d'œuvre française ou déjà présente en France en situation régulière. Cette objection est pertinente à long terme, mais elle n'a rien à voir avec les responsabilités du ministre de l'Intérieur. Elle renvoie à l'échec des partenaires sociaux, des Régions et de l'État en matière de formation professionnelle: on sait par exemple depuis trente ans que les chaudronniers et les soudeurs sont indispensables pour construire de nouveaux réacteurs nucléaires, et pourtant on en manque toujours. Vouloir faire face à ces pénuries par la seule immigration serait dangereux, mais il est illusoire d'y prétendre sans immigration, d'autant plus que notre dynamique démographique s'étiole. Les organisations patronales devraient avoir le courage de le dire.
Ce texte comprend-il néanmoins des manques ?
Bien sûr. Il n'institue pas de quotas, mais on sait que de vrais quotas, seul moyen de réguler l'immigration familiale, nécessiteraient une réforme constitutionnelle. Il faudrait également rétablir le délit de séjour irrégulier. Enfin, il ne faut pas seulement revoir le droit de la nationalité à Mayotte, il faut réformer le Code civil pour que les jeunes nés en France et qui acquièrent aujourd'hui automatiquement ; la nationalité française à 13 ou 16 ans ne puissent le faire qu'en le demandant et après vérification de l'absence d'antécédents judiciaires, ainsi que de leur pleine adhésion aux valeurs de la République et de leur véritable intégration.
Vous avez remis lundi à Gérald Darmanin et Aurélien Rousseau le rapport sur l'aide médicale d'État (AME) que vous avait commandé Élisabeth Borne, co-signé avec l'ex-ministre socialiste de la Santé Claude Évin. N'avez-vous pas peur qu'il finisse sur une étagère ?
C'est toujours un risque. Plusieurs des propositions que nous formulons avaient
déjà été faites par les plus hautes autorités de santé publique, comme l'organisation d'un rendez-vous santé pour tout demandeur d'asile ou primo-demandeur de l'AME. D'autres figuraient dans le rapport de l'Inspection générale des finances et de l'Inspection générale des affaires sociales de 2019, comme l'informatisation de la carte de bénéficiaire de l'AME, à l'image de la carte Vitale. Cette informatisation est indispensable pour tirer immédiatement les conséquences d'une mesure d'éloignement pour menace à l'ordre public prise à l'encontre d'un clandestin, en le privant du bénéfice de l'AME. Il en est de même pour la définition des ayants droit des bénéficiaires de l'AME, dont nous proposons qu'elle soit limitée aux mineurs avec comme conséquence, lorsque le bénéficiaire de l'AME est marié, pacsé ou en concubinage, la nécessaire prise en compte des revenus de son partenaire lors de la demande d'examen de l'AME. Je reste toutefois optimiste. Avec Claude Évin, nous avons levé un certain nombre de lièvres. Il appartient au gouvernement et au Parlement de faire un choix parmi nos propositions, qui sont pour l'essentiel de nature législative. Je sais que le ministre de l'Intérieur est conscient que, comme nous l'écrivons, l'AME contribue au maintien dans la clandestinité - et pour une longue durée - d'un nombre croissant d'étrangers, et qu'il faut enrayer ce phénomène.
Bruno Retailleau armait encore sur LCI cette semaine que l'AME est un « appel d'air ». Vous le contestez ?
Oui. En revanche, nous avons fait et documenté des constats troublants. Le principal est l'entrée immédiate dans un parcours de soins chroniques lourds - dialyse, chimiothérapie, radiothérapie... -, dès leur arrivée en France, d'étrangers qui y restent après les soins urgents en bénéficiant de, l'AME, voire d'une prise en charge complète et gratuite équivalente à celle des assurés sociaux. La responsabilité n'en incombe pas au ministre de l'Intérieur puisque les intéressés ont dissimulé la vraie raison de leur venue en France lors de leur demande de visa et ont souscrit l'assurance exigée de tout étranger désireux d'entrer régulièrement sur le territoire. Mais ils l'ont fait pour une durée limitée alors que leur état de santé les conduit non seulement à recevoir des soins d'urgence, ce que je ne conteste pas, mais aussi à s'inscrire dans un parcours de soins de longue durée et coûteux. Les dépenses de ce type, dans le cadre des soins urgents, ont plus que doublé en 2022 par rapport à l'année précédente alors qu'elles ont augmenté de 20% dans le cadre de l'AME et sont restées stables dans le cadre du régime général. C'est préoccupant. C'est pourquoi nous posons, pour les bénéficiaires de l'AME, la double question de la mise sous entente préalable des affections de longue durée et de l'examen de l'éligibilité au titre de séjour étranger malade des personnes concernées. Ce titre n'est attribué qu'à celles gravement malades qui ne peuvent accéder effectivement aux soins appropriés dans leur pays d'origine. Cette dernière question n'est jamais posée dans le cadre de l'AME. Au Danemark, on se demande si un clandestin peut être soigné dans son pays d'origine avant de lui délivrer des soins non urgents. En Allemagne, il semble que les soins programmés pour les maladies chroniques soient exclus du règlement cadre qui régit l'équivalent de l'AME.
Si l'AME doit être mieux maîtrisée, c'est que le nombre de bénéficiaires est amené à croître...
Oui. On annonce pour 2023 une augmentation de la demande d'asile de 10 à 15%, ce qui se répercutera mécaniquement sur le nombre de déboutés. Le nombre des mineurs non accompagnés ne diminue pas. Enfin, les franchissements irréguliers des frontières extérieures de l'Union européenne ont connu cette année une très forte croissance, notamment en Méditerranée centrale. Le risque existe donc que le nombre de bénéficiaires de l'AME dépasse le chiffre symbolique des 500000 en 2024 et que la dépense franchisse le seuil tout aussi symbolique de 1 milliard d'euros. C'est à comparer au coût du dispositif allemand de couverture santé pour les étrangers en situation irrégulière : moins de 700 millions d'euros. L'AME doit donc être réformée.