Imagine-t-on Marion Maréchal être cordialement reçue à l'université d'été du Medef ? Giorgia Meloni a été conviée début septembre au forum économique Ambrosetti, sur les rives du Lac de Côme. Lors de ce Davos à l'italienne, le patronat l'a écoutée sans manifester d'hostilité pour la présidente du parti Fratelli d'Italia, héritier de la mouvance post-fasciste après la chute du dictateur Mussolini en 1945. En France, Marion Maréchal avait bien été invitée aux universités du Medef, en 2019. Mais sa venue avait finalement été déprogrammée face aux protestations de la majorité macroniste et de La France Insoumise qui dénonçaient une dédiabolisation de la droite radicale, susceptible de la porter un jour à l'Elysée.
De l'autre côté des Alpes, Giorgia Meloni va accéder au pouvoir dans les prochains jours à seulement 45 ans, après la victoire de son parti d'extrême droite aux législatives avec un score à 26 % des voix selon les sondages. La future présidente du conseil a réussi à rompre le cordon sanitaire qui résiste encore à Marine Le Pen et à sa nièce en France.
« Elle est parvenue à parler à "tout le monde" », analyse la journaliste italienne spécialiste du populisme Anna Bonalume, qui nuance toutefois l'ampleur de la victoire de Meloni par le score de l'abstention, plus fort à 35% que celui obtenu par le parti Fratelli d'Italia. La marche jusqu'au pouvoir de Giorgia Meloni s'est appuyée sur deux jambes. D'abord en jouant de sa rhétorique de droite identitaire, anti-immigration et conservatrice, à destination des classes populaires. En parallèle, elle a édulcoré son programme sur l'économie et l'Europe, autrefois plus radical, pour ne pas effrayer la bourgeoisie.
Aggiornamento spectaculaire sur l'UE
« Meloni a fait un "aggiornamento" spectaculaire sur l'Union européenne. Historiquement, elle a toujours tenu un discours très anti-européen. Dans cette campagne, elle a fait preuve d'une modération nouvelle », observe encore Anna Bonalume qui rappelle que Meloni pourfendait en 2015 l'Europe comme un « comité d'affairistes, de lobbyistes et d'usuriers ». Son « Europe des nations » où chaque capitale défend ses intérêts se veut pragmatique.
« Il y a une gamme infinie de positions possibles entre la décision de sortir de l'Union et la totale soumission aux intérêts français et allemands », explique aujourd'hui l'égérie de la droite souverainiste en guise de ligne européenne.
Consciente de l'épouvantail que représente un Italexit pour les milieux d'affaires, son parti exclut toute velléité de sortie de l'Union mais demeure loin de l'europhilie d'un Emmanuel Macron ou d'un Mario Draghi. Meloni a déjà garanti qu'elle renégocierait les conditions du PNRR, le plan de relance européen financé à hauteur de 200 milliards d'euros par l'Europe.
Pourtant, à Bruxelles, l'heure n'est pas à la panique générale. Y compris sur le dossier explosif de la dette italienne (150% du PIB, soit le record de l'UE derrière la Grèce) qui pourrait dynamiter la zone euro.
« Meloni, ce n'est pas Draghi mais ce n'est pas non plus Salvini (ex-vice Premier ministre et ancien ministre de l'Intérieur également d'extrême droite NDLR). Dans son programme économique, rien ne me choque vraiment. Le paysage politique italien ne devrait pas être bouleversé », témoigne Alexandre Baradez, responsable analyse de marchés chez IG France qui estime que les marchés ne se sont pas montrés totalement sereins mais pas non plus plongés dans une panique totale avant les élections.
Malgré cette apparente sérénité avant le scrutin, les marchés réagissent assez mal à l'annonce de la victoire de Meloni. Le taux souverain italien à dix ans (référence pour évaluer la confiance des marchés dans la solvabilité d'un Etat) s'est apprécié de 4 à 4,5% pendant ce week-end d'élection tout comme ceux de la France et de l'Allemagne (respectivement à 2,7% et 2,1% lundi à 18H00). Ces niveaux n'avaient jamais été atteints depuis une décennie par les trois premières économies de la zone et témoigne d'une certaine nervosité. La remontée des taux souverains est toutefois enclenchée depuis le mois de juin, davantage en raison de « la hausse générale des taux que par le risque spécifique inhérent à l'Italie», selon Maddalena Martini, économiste Allianz Trade en charge de l'Italie.
Ces derniers mois, Giorgia Meloni a mis à jour son logiciel économique. Aux antipodes de son « rivallié » de la Ligue, Matteo Salvini, qui promettait sitôt aux affaires de verser 30 milliards d'euros aux entreprises et aux ménages, Meloni se dit « hostile à creuser le déficit budgétaire car nous sommes déjà bien trop endettés ». Si elle s'engage à ne pas le financer par la dette, l'ancienne ministre de la Jeunesse a juste esquissé son plan anti-inflation tandis que la hausse annuelle des prix culmine à 8,4%. « L'inflation, nettement plus forte en Italie qu'en France (5,9% sur un an en août), fait du pouvoir d'achat la priorité des ménages italiens », pointe la journaliste italienne Anna Bonalume.
Pire, la péninsule dépend plus que quiconque en Europe du gaz russe pour ses foyers et son industrie. Comme l'Allemagne, l'industrie italienne qui a été le moteur de la reprise risque de tousser. « L'Italie a surfé sur le rebond des exportations industrielles post-covid. Le PIB national dépend encore à près de 20% de l'industrie. Maintenant, avec la pénurie de gaz russe et l'explosion du prix de l'énergie, il devrait y avoir un ralentissement de l'industrie et de la conjoncture en général. L'industrie qui était sa force va devenir sa faiblesse dans les prochains mois », précise l'analyste Alexandre Baradez. Les statistiques publiques de prévision de croissance pour 2023 tendent dangereusement vers 0 pour 2023 en raison de la crise énergétique.
Sur cette question brûlante, Fratelli d'Italia réclame le plafonnement du prix du gaz dans l'UE et la poursuite de la diversification des approvisionnements entamée par Mario Draghi. Sans plus de détail. Peut-être parce que les divergences sont déjà criantes avec ses futurs camarades de la coalition d'extrême droite. Matteo Salvini s'inscrit par exemple dans une démarche beaucoup plus dépensière que Meloni contre la crise sociale, dans une forme de défi aux contreparties qu'exige l'UE sur le plan de relance.
Sobre sur l'économie, offensive sur l'identitaire
Sur l'économie, Meloni défend en principe un mélange de patriotisme économique et de protectionnisme. Ainsi, a-t-elle sommé Mario Draghi de ne pas céder la compagnie aérienne ITA Airways (ex-Alitalia), devenue moribonde, à Air France-KLM avant les élections pour envisager une éventuelle nationalisation une fois aux affaires. Une attitude qui n'est pas sans rappeler celle de Silvio Berlusconi quand il dirigeait le pays en 2008.
Mais, consciente que les questions économiques sont souvent une épine dans le pied des souverainistes dans leur course électorale, Meloni a joué la carte de la sobriété, en particulier sur le budget. Pour mieux conquérir l'électorat sur ses thèmes de prédilection « bien plus identitaires qu'économiques », insiste Anna Bonalume.
Élevée dans le quartier populaire à Rome de la Garbatella, l'ancienne conseillère municipale de la Ville éternelle entend incarner une Italie traditionnelle. « Je suis Giorgia, je suis une femme, je suis une mère, je suis italienne, je suis chrétienne. Vous ne me l'enlèverez pas », scandait-elle en 2019 avec sa gouaille et son éloquence habituelle. La formule est désormais gravée dans le marbre de la politique italienne et précède la politicienne partout où elle se rend. Meloni sait réciter son catéchisme conservateur, son triptyque « Dieu, famille, patrie » devenu sa devise, auquel on pourrait ajouter la lutte contre l'immigration.
Dans une Italie à la démographie déclinante, ces slogans anti-immigration résonnent même s'ils ne sont pas toujours assortis de mesures concrètes. Meloni est loin d'être la seule candidate à les porter. Son succès tient à sa capacité à faire entendre une voix singulière à droite, parfois dissonante vis-à-vis de ses ses alliés de droite et d'extrême droite à Rome ou à Bruxelles.
Fidèle à son parti post-fasciste
A l'international, quand Marine Le Pen ou Salvini réclament de la retenue dans les sanctions contre la Russie, Giorgia Meloni assure Kiev de son soutien sans faille et Washington de son alignement géopolitique sur l'Otan et les Etats-Unis. La dirigeante de Fratelli d'Italia s'inscrit dans la lignée du Mouvement social italien dont elle était membre. Lancé en 1945 par d'anciens hiérarques du régime mussolinien, très anti-communistes, le MSI avait résolument pris le parti du camp libéral pendant la Guerre froide. La constance de Giorgia Meloni, que loue ses électeurs et reconnaît une partie des observateurs, la démarque aux yeux des électeurs.
« Meloni se pose en leader de la cohérence quant à son histoire personnelle, celle de son parti. Surtout, Fratelli d'Italia n'a participé à aucune coalition depuis 2018. Elle n'a pas de bilan au pouvoir. Elle apparaît comme un visage neuf et profite du vide à droite. Berlusconi, qui a construit une relation privilégiée avec la Russie autour du gaz, et Salvini, qui a beaucoup changé les orientations politiques de la Ligue et participé à plusieurs coalitions, sont discrédités », constate Anna Bonalume.
La constance que revendique Meloni la pousse aussi à camper sur ses positions les plus sulfureuses. « Elle assume les origines post-fascistes de son parti. La flamme, emblème de Frères d'Italie, est une référence à celle qui ornait le logo du MSI », poursuit-elle. Une séquence dans laquelle Meloni salue en Mussolini un « bon politicien » est ressortie sur la toile ces derniers jours.
La continuité avec Draghi ?
Malgré ce passif, le triomphe électoral de Fratelli d'Italia ne représente pas un séisme chez nos voisins. La droite radicale italienne est de toute façon déjà entrée au gouvernement ces dernières années. A Rome, le Capitole n'étant pas loin de la roche tarpéienne (celle des exécutions dans les temps antiques), il n'est pas dit que la coalition de Meloni se maintienne longtemps. Aussi radicaux soient leurs programmes, les gouvernements italiens manquent souvent de voix ou de temps pour l'appliquer.
« L'équilibre de la coalition de droite sera très fragile tant il y a de divergences sur l'économie, l'Europe ou la Russie entre Berlusconi, Salvini et Meloni », prédit Anna Bonalume. Sur le dossier fiscal, Meloni s'est publiquement démarqué du projet de flat tax de Salvini et de Berlusconi qui voudraient fixer un taux d'impôt unique (15% pour Salvini, 23% pour Berlusconi). Une sorte de stimulus budgétaire, qui creuserait le déficit, et reviendrait à renoncer à la progressivité de l'impôt.
Loin d'avoir une équipe économique fournie dans ses rangs, la gagnante des élections pourrait consulter... Mario Draghi sur l'attribution des portefeuilles ministériels sensibles. Dans sa « volonté de continuer à respecter les choses qui ont été bien faites» sous la coalition précédente et de rassurer l'establishment, Giorgia Meloni pourrait conserver l'actuel ministre de l'Economie ou y nommer Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE proche de Draghi. Giorgia Meloni sait que l'amateurisme économique effraie les électeurs et trouble les affaires. A elle de prouver sa compétence.
Sujets les + commentés