Nicolas Dufourcq : « Ce qui manque, c’est l’audace de partir à la conquête des géants »

En 2014, les aides et prêts accordés par Bpifrance à l'innovation ont dépassé le milliard d'euros. Nicolas Dufourcq réfute le préjugé selon lequel la France aurait vingt ans de retard sur la Silicon Valley. Il vante la qualité des ingénieurs français, la déferlante d'entrepreneurs et l'amélioration de l'écosystème du financement des startups.
Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance

LA TRIBUNE - Comment se porte Bpifrance, deux ans après sa création ?

NICOLAS DUFOURCQ - Bpifrance est complètement installée dans le paysage bancaire français. Nous sommes présents dans un très grand nombre de tours de table et de financements bancaires. Beaucoup de banques partenaires jugent Bpifrance structurante dans la distribution de crédits, compte tenu des garanties que nous leur apportons. Au passage, les banques sont de retour sur le terrain, il faut arrêter de leur faire un procès pour une supposée frilosité dans l'octroi de crédits. En ce qui concerne Bpifrance, l'année 2014 a été incroyablement dynamique, avec une hausse de 29 % des financements accordés, à 12,5 milliards d'euros, ce qui est massif. Au total, nos encours de crédits ont augmenté de 24 %, à 23,8 milliards d'euros. Quant aux investissements dans le capital d'entreprises, ils ont progressé de 38 % l'an dernier, pour atteindre 1,4 milliard d'euros. Enfin, pour la première fois, les aides et les prêts à l'innovation ont dépassé le milliard d'euros.

Lors du lancement de Bpifrance, certains redoutaient qu'elle ne vole au secours de «canards boiteux»...

Nous avons une discipline de résultat, que nous imposons également aux entrepreneurs que nous finançons. Nous n'acceptons de distribuer des crédits qu'à des entreprises capables de les rembourser. Nous ne finançons donc pas des sociétés en redressement judiciaire, à moins qu'elles ne soient reprises par des professionnels qui investissent au moins autant que nous et qui se chargent du retournement de l'entreprise. Conséquence, notre coût du risque, en baisse de 41 % l'an dernier, n'excède pas 23 millions d'euros, un montant très faible par rapport à un total de bilan de 60 milliards d'euros. Et notre rentabilité des capitaux propres - passée de 1,3 % en 2013 à 6 % en 2014, sous l'effet, notamment, d'un gain de 894 millions d'euros lié à la plus-value de cession de titres Orange et à la revalorisation du solde de notre participation dans l'opérateur de télécommunications - devrait être de 4 % cette année. Pour autant, nos fonds de garantie nous permettent de prendre beaucoup plus de risques que les banques commerciales, d'aller dans la zone grise des petites PME dont le patron est tout seul. Nous sommes une banque qui prend des risques.

Selon vous, la « France est devenue une véritable start-up nation ». Qu'entendez-vous par là exactement ?

Le préjugé selon lequel la France a vingt ans de retard dans l'innovation est faux. On ne peut pas continuer à dire qu'il n'y a, dans ce domaine, que la Silicon Valley et Israël. La France est une Californie qui s'ignore, elle dispose d'énormément d'atouts. Notre pays compte un million d'ingénieurs, qui bénéficient d'excellentes formations, très adaptées à la révolution des données et qui sont reconnues internationalement, en particulier dans les secteurs des «biotech» et des «medtech». Les ingénieurs français sont en outre beaucoup plus fidèles à leur entreprise que ne le sont les ingénieurs américains, dont les salaires sont pourtant trois fois plus élevés. Par ailleurs, derrière les business models qui réinventent l'utilisation des données, se trouve une vague d'entrepreneurs qui représentent un véritable espoir pour notre pays ; c'est une déferlante à laquelle on assiste dans la plupart des grandes métropoles mondiales comme San Francisco, Berlin ou Stockholm.

La France n'a donc plus rien à envier à d'autres pays, sur le front de la dynamique entrepreneuriale ?

Ce qui manque encore, en France, c'est l'esprit Magellan, l'audace de bâtir d'entrée de jeu des business plans mondiaux, de partir à la conquête des géants. Un peu à la manière de sportifs qui ont besoin d'être coachés, certains entrepreneurs ne roulent qu'à 80 km/h, alors qu'ils pourraient rouler à 120. Si l'économie était un organisme, celui-ci serait une machine émotionnelle hyperpuissante. Aussi, dans le cadre du troisième tour de France que nous avons effectué l'an dernier, nous avons fait de la psycho-économie, nous avons fait du Claude Onesta [qui possède l'un des plus beaux palmarès d'entraîneur de hand-ball, ndlr], en disant aux 11 000 entrepreneurs rencontrés d'avoir confiance en eux, de ne pas craindre de se mettre à l'oeuvre, que nous étions là pour financer cette oeuvre. Les entrepreneurs français ont encore tendance à communiquer surtout sur leurs technologies et leurs produits, alors qu'aux États-Unis, les start-up savent que l'une des premières questions que les investisseurs américains leur poseront sera « Comment allez-vous conquérir le monde ?»

Justement, la «vallée de la mort» [besoins de financement entre 500.000 et 2 millions d'euros, ndlr] n'est plus un problème pour nos start-up ?

Les choses vont incomparablement mieux qu'il y a quelques années. Mais il y aura toujours des projets qui ne convaincront pas les très bons fonds français de capital-risque.

Et qui, contrairement à ce que l'on pourrait penser, n'auraient pas eu plus de chance aux États-Unis, où il est extrêmement dur de lever des fonds car l'environnement est très concurrentiel et où les coûts, juridiques notamment, sont très élevés. Nous avons en France un tissu de fonds de capital-risque et d'amorçage unique en Europe continentale, notamment avec les différents fonds que nous avons montés, à l'image de celui de 30 millions d'euros que nous nous apprêtons à lancer avec des «serial entrepreneurs» devenus business angels.

Bpifrance est partout... Le poids des fonds publics dans le financement de l'innovation n'est-il pas devenu trop lourd en France ?

Il n'y a qu'en Californie où les capitaux privés vont massivement sur des segments très risqués et peu rentables, comme le capital-innovation. Cela s'inscrit dans la vision constante qu'ont les Américains de devoir réinventer le monde. Partout ailleurs, il y a beaucoup d'argent public dans le financement de l'innovation, notamment en Israël. Le capital-risque et le financement d'amorçage sont en effet toujours à la frontière de la politique industrielle, dans la plupart des pays du monde.

Qu'attendez-vous du plan Juncker, dont une partie (5 milliards d'euros) doit être fléchée vers de l'investissement en fonds propres ?

En Europe, il existe de plus en plus de fonds de capital-risque transnationaux. Le rôle de l'Europe devrait être de les abonder systématiquement, à chaque fois que se crée un fonds franco-allemand ou franco-suédois, par exemple. L'objectif étant de faire en sorte que le capital-risque européen soit davantage connecté afin de jouer à armes égales avec les États-Unis. C'est la proposition que nous avons faite à la Commission européenne.

Quid de la problématique des levées de fonds supérieures à 10 millions d'euros, difficiles à réaliser pour des start-up françaises, à moins de s'adresser à des fonds anglo-saxons ?

Le phénomène est plus récent que dans la vallée de la mort, mais il n'y a presque plus de problème non plus sur le créneau du capital-croissance. Les fonds de growth capital se multiplient, à l'image du fonds Large Venture de Bpifrance. Lancé fin 2013 et doté de 500 millions, il investit des tickets de 10 millions à 50 millions d'euros dans des start-up du numérique, de l'écologie et de la santé. Nous avons également investi 80 millions d'euros dans le fonds de capital-croissance lancé par Partech en début d'année, après avoir injecté 50 millions d'euros dans celui lancé par Keensight Capital en octobre. Et nous sommes en train de financer un quatrième fonds de capital-croissance. Il existe donc désormais en France des fonds capables d'investir plusieurs dizaines de millions d'euros dans un Sigfox. Il est vrai que ces fonds ont jusqu'à présent nettement plus investi dans les biotech que dans le numérique. Ainsi, la société biopharmaceutique Cellectis, qui vient de lever plus de 200 millions de dollars sur le Nasdaq et d'ouvrir des laboratoires à New York, n'est autre qu'une «Bpifrance baby», repérée il y a longtemps et dans laquelle nous avions réinvesti via notre fonds Large Venture en décembre 2013, lorsque la société avait connu un passage difficile.

Est-ce suffisant pour transformer les start-up françaises en chefs de file mondiaux?

Au-delà de l'apport de capitaux propres, ces véhicules d'investissement dans le capital-croissance doivent être des fonds de réseautage, capables d'ouvrir leur carnet d'adresses aux entrepreneurs qu'ils financent, de les accompagner dans la structuration de leur hypercroissance, en les aidant par exemple à recruter leur directeur financier. Nous ouvrons d'ailleurs un bureau à San Francisco pour faire savoir aux entrepreneurs français partis dans la Silicon Valley qu'ils peuvent être financés et accompagnés par des fonds français. Nous sommes déjà en train de travailler sur plusieurs dossiers de levées de fonds massives d'entrepreneurs français qui ont laissé leur R & D en France, mais qui ont installé leurs équipes commerciales en Californie.

Après Criteo, Sigfox envisage de s'introduire sur le Nasdaq. N'est-il pas dommage que les pépites françaises préfèrent Wall Street à la Bourse de Paris ?

Dès que les besoins en financement deviennent très importants, la tentation est en effet encore grande, pour les start-up françaises, d'aller sur le Nasdaq, afin de disposer d'une forte liquidité, d'une grande profondeur de marché et d'une large couverture par les analystes financiers. La place de Paris manque de liquidité et d'analystes spécialisés sur les valeurs technologiques. Il est vrai que la recherche financière coûte cher aux banques mais, parallèlement, les mandats de cotation leur rapportent beaucoup d'argent. Les récentes initiatives prises par EnterNext pour favoriser la visibilité du secteur high-tech auprès des investisseurs sont encore un peu insuffisantes. Sans doute faudrait-il créer un Nasdaq européen. Il n'en reste pas moins que nous travaillons à faire une ou deux grandes cotations sur la place de Paris, peut-être dès cette année.

Toujours sur le plan boursier, une bulle n'est-elle pas en train de se former sur les valeurs technologiques ?

Nous n'en sommes pas encore là, les marchés ne sont pas parvenus à une phase d'irrationalité. Il faut bien comprendre que nous assistons à une véritable révolution industrielle, avec des sociétés dont le chiffre d'affaires croît de 70 % ou de 80 % par an, ce qui pose problème pour les évaluer sur la base des critères habituels et débouche donc sur des valorisations élevées, en termes de multiple des revenus, par exemple.

Comment faire évoluer la relation entre grands groupes et start-up, qui s'apparente souvent à une sorte de «je t'aime, moi non plus» ?

Nous avons lancé début avril le «Hub», un service de mise en relation des grands groupes avec les start-up, afin que ces deux univers se connaissent, se parlent, se comprennent. Nous demandons à ces différents acteurs de nous dire ce dont ils ont besoin ou ce qui les freine, dans la logique de l'innovation ouverte.

Les grandes entreprises ne doivent pas réagir de manière impériale, en refusant de participer au financement des start-up par peur des conséquences de leurs innovations sur leurs propres business models. L'idée n'est pas non plus d'encourager les grands groupes à adopter des comportements de prédateurs en rachetant purement et simplement des start-up. Les grandes entreprises doivent plutôt apprendre à travailler avec les «barbares», à se «barbariser» un peu. Il le faut, car la révolution des données est inéluctable. L'innovation est partout, plus seulement dans la technologie mais également dans les usages, le design, les processus de fabrication... Ce sont de plus en plus ces innovations-là qui vont nous occuper, à Bpifrance.

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Commentaires 7
à écrit le 13/04/2015 à 22:43
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Ce concert des pusillanimes qui voudraient tout à coup nous faire croire à leur conversion. Grotesque.

à écrit le 13/04/2015 à 22:34
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Certains innovent et créent le monde de demain, d'autres étalent leur amertume et leur ignorance dans leurs commentaires. Devinez qui sont les plus utiles pour la France ?

le 13/04/2015 à 23:26
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Suis pas sûr de vous suivre. Vous critiquez les commentaires de Dufourcq qui n'a jamais innové ni créé quoi que ce soit? Ou la BPI? Quant à l'inutilité du commentaire, c'est je suppose un rappel qu'on ne peut faire les deux? Critiquer ceux qui ne cré...

le 14/04/2015 à 9:40
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@Patriot9 L'auto satisfaction est le cancer des structures parapubliques, BPI oseo anvar ne fait pas exception Si la BPI avait eu une utilité, ca se saurait, et la France serait dans une dynamique de création d'emplois "valorisés" ; hélas la Fran...

à écrit le 13/04/2015 à 22:25
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Dommage que la France reste le pays où on ne doit surtout pas embaucher sauf à se condamner à toutes les difficultés du monde... Donc fuir loin... Là où on a aussi le droit de débaucher facilement !!

à écrit le 13/04/2015 à 16:51
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La BPI de Mr Nicolas Dufourcq n'est rien de plus que l'ex Oseo ex Anvar symboles du déclin industriel de la France depuis 15 ans ... début 2000 ; le cancer des "prétendues élites auto proclamées, des experts auto-proclamés, c'est leur pensée uniqu...

à écrit le 13/04/2015 à 16:30
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le pb de la france c'est sa mentalite! entre le nivellement permanent vers le bas, le stigmatisme de la reussite, le stigmatisme de ceux qui financent les projets, l'apologie de la feignasserie , et les declarations de dindes royales qui expliquent ...

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