Vega : « Trois échecs depuis VV15, c'est totalement inacceptable » (Daniel Neuenschwander, ESA)

Dans une interview exclusive accordée à La Tribune, le directeur du transport spatial de l'ESA Daniel Neuenschwander revient en détail sur les points clés du retour en vol des lanceurs italiens Vega et Vega-C, qui pourrait revoler respectivement à la fin de l'été 2023 et à la fin de l'année. Un retour en vol qui va s'accompagner d'un contrôle drastique du retour en vol de Vega, puis ses trois prochains vols de Vega-C. Pour Daniel Neuenschwander, la question clé de la robustesse des lanceurs européens, « c'est une question de pouvoirs et de contre-pouvoirs et la manière dont on peut contrôler le maître d'œuvre ».
« Conjointement avec Arianespace, nous superviserons les prochains vols du programme Vega. Cela veut dire d'abord le retour en vol de Vega, puis les trois prochains vols de Vega-C » (Daniel Neuenschwander, directeur du transport spatial de l'ESA)
« Conjointement avec Arianespace, nous superviserons les prochains vols du programme Vega. Cela veut dire d'abord le retour en vol de Vega, puis les trois prochains vols de Vega-C » (Daniel Neuenschwander, directeur du transport spatial de l'ESA) (Crédits : Agence spatiale européenne (ESA))

LA TRIBUNE-  Avio a-t-il pris trop de risques en sélectionnant Youjnoye, un fournisseur ukrainien ? Quelle est votre analyse ?
DANIEL NEUENSCHWANDER- 
Avio, en étant autorité de design sur le lanceur Vega-C, décide comment il souhaite mettre en place son organisation industrielle, y compris le choix de ses sous-traitants. Moi, je tiens à souligner deux choses. Un, l'ESA n'a pas formellement, dans le cadre de cette gouvernance, à endosser ces choix. En revanche, nous avons, dans le choix de certains matériaux, identifiés les risques et émis des recommandations. Et dans le cas précis de cette pièce, les risques ont été jugulés à l'issue des essais exigés qui ont été menés sur le matériel concerné (le col de tuyère) en carbone/carbone. Nous étions chacun parfaitement dans notre rôle lorsque Avio a décidé de sélectionner ce col de tuyère en composite carbone/carbone pour le Zefiro 40 auprès de Youjnoye.

Certains experts ont estimé qu'Avio avait contrevenu au principe de retour géographique...
Les règles d'approvisionnement de l'ESA ont été respectées. Cela dit, il est clair que nous veillons à maximiser les investissements de nos États participants dans le programme Vega-C, comme d'ailleurs c'est le cas dans les autres programmes de l'ESA, dans l'industrie de nos états participants. Il est toutefois aussi évident que cela ne peut pas être toujours le cas. Si l'industrie de nos États membres de l'ESA n'a pas une pièce à un moment précis, on va la chercher là où on peut la trouver. Je l'ai dit le 3 mars mais je tiens à le redire : nous avons significativement augmenté le contenu européen de Vega-C par rapport à Vega. Premièrement, des réservoirs à carburant sont désormais fabriqués en Allemagne plutôt qu'en Russie. Heureusement ! Je n'ose pas imaginer la situation à laquelle nous devrions faire face si nous étions bloqués par le conflit russo-ukrainien. Deuxième point, nous avons transféré la fabrication des réservoirs à gaz des États-Unis vers la France. Tout comme les régulateurs de pression sur le gaz en cours de développement en France. Nous travaillons sans relâche, au fil de la maturation du programme, à européaniser davantage.

Le PDG d'Avio Giulio Ranzo a affirmé qu'ArianeGroup ne pouvait pas livrer les cols de tuyère pour Vega-C en temps et en quantité. Vous confirmez ?
Je ne ferai pas de commentaire.

Certains observateurs estiment que la Commission d'enquête était influence italienne. Qu'en pensez-vous ?
Je dois dire très clairement que la composition de la commission avait pour objectif unique d'aller chercher toutes les compétences pointues dont nous avions besoin pour répondre à la complexité d'un échec d'un lanceur. Nous avons cherché toutes les expertises nécessaires dans tous les domaines requis. Nous avons eu un équilibre dans les expertises recherchées et nous avons également eu les différents acteurs clés à bord, y compris le CNES et d'autres acteurs français, dans la commission d'enquête.

Selon certains articles de presse, le CNES a estimé qu'il y avait à l'ESA un problème de management de programme, voire un problème de gouvernance. Est-ce le cas ?
Le CNES s'est exprimé sur la question. Il est urgent que le CNES et l'ESA se mettent ensemble autour d'une table et débattent ouvertement des points qu'il évoque. Je ne vous cache pas que le CNES nous a envoyé dans un courrier un point de vue de manière confidentielle et nous avons répondu en respectant le même principe de confidentialité. Moi, je souhaite de façon prioritaire travailler de manière ouverte avec le CNES sur les points qu'il évoque, preuves à l'appui, et de continuer l'excellente coopération que nous avons dans tous les domaines.

La réaction du CNES vous a-t-elle surpris ?
La méthode de l'ESA est d'échanger avec les partenaires sur tous les sujets que nous avons à discuter, quitte à renforcer des positions par écrit dans une deuxième étape.

Sur ce problème de gouvernance, le directeur général de l'ESA Josef Aschbacher a estimé qu'il y avait eu des manquements dans le système. A quoi faisait-il allusion ?
Avec la décision de développer Vega-C et Ariane 6, un nouveau mode de gouvernance a été mis en place. Il faut qu'on tire collectivement toutes les leçons de cette nouvelle gouvernance en effectuant une analyse froide et à tête reposée sur ce que cela signifie : est-ce que nous avons su faire progresser le secteur ? Sur des futurs programmes, devons-nous faire des ajustements ? Je suis totalement ouvert à un dialogue franc, sincère et transparent sur cette question. Mais aujourd'hui les règles de jeu sont définies pour Vega-C et Ariane 6 : on ne va pas les changer en cours de jeu. Ce qui ne nous empêche pas de tirer toutes les conclusions avant de préparer les prochains programmes. Rappelons aussi qu'aujourd'hui la priorité du secteur, c'est d'avoir les lanceurs, Ariane 6 et Vega C, sur les pas de tir respectifs au plus vite.

Faut-il mettre Avio, qui est finalement un jeune maître d'œuvre, sous tutelle de l'ESA pour remettre Vega-C sur la bonne orbite ? Faut-il remettre en question le H0 qui a supprimé les redondances dans le contrôle des lanceurs avant leur vol, parce qu'il y a eu trois échecs en quatre ans ?
Je tiens à rappeler que depuis le vol inaugural de Vega, l'Europe spatiale a vécu quelque chose d'assez incroyable avec 14 premiers succès d'affilée, qui était un record au niveau mondial. Ensuite, il y a eu une série d'échecs : trois échecs depuis VV15. C'est inacceptable. C'est totalement inacceptable. C'est pour cela qu'il faut absolument renforcer la robustesse du programme Vega (Vega et Vega-C). Soyons très clairs, le programme Vega est un peu comme les montagnes russes. Entre deux échecs, nous avons réussi le vol de qualification de Vega-C. Il est évident que vis-à-vis du marché, le système Vega doit retrouver la confiance des clients. C'est une nécessité absolue et il est absolument clair qu'il faut massivement renforcer la robustesse de Vega et les mesures nécessaires sont en cours de mise en place.

Que va faire l'ESA ?
L'ESA prendra toute sa responsabilité. Conjointement avec Arianespace, nous superviserons les prochains vols du programme Vega. Cela veut dire d'abord le retour en vol de Vega, puis les trois prochains vols de Vega-C. Si nous sommes alignés collectivement sur cet objectif prioritaire d'avoir de la robustesse dans ce programme, le système Vega retrouvera sa crédibilité auprès des clients. Nous avons déjà vécu en décembre 2002 une situation avec Ariane 5 qui n'était pas fondamentalement différente de celle d'aujourd'hui avec Vega-C. La filière s'était à l'époque totalement mobilisée vers un objectif unique du retour en vol après deux échecs et des anomalies majeures d'Ariane 5. Est-ce que nous avons la volonté d'être totalement alignés sur cet objectif unique qui est la robustesse de l'exploitation de Vega-C ? C'est la question clé à laquelle il faut répondre.

Et sur le H0 ?
Sur le H0, nous allons être critiques et analyser ce point dans toutes ses dimensions. Mais si vous regardez les causes des échecs VV15, VV17 et maintenant VV22, je ne pense pas que cela soit le sujet le plus critique. Il y a un sujet de pouvoir et de contre-pouvoir à analyser. C'est le cœur du problème.

Le lanceur Vega a eu la réussite que vous avez évoquée grâce aux experts d'Arianespace, qui contrôlaient Vega et Ariane 5 avant les lancements. Avio peut les remercier d'avoir contribué à ces succès.
Je suis d'accord avec cette affirmation, mais il faut prendre en considération l'ensemble des acteurs du secteur, avec une clarté cristalline sur les rôles de chacun. C'est pour cela que je vous ai parlé de pouvoir et de contre-pouvoir. Et cela s'applique tout autant à Vega qu'à Ariane.

La redondance dans l'industrie spatiale, même si elle coûte cher, permet de limiter les risques et donc les accidents, qui coûtent cher.
Oui, absolument. Je souscris à cette remarque. Encore une fois, ce n'est pas seulement une question de coût, c'est aussi une question de pouvoirs et de contre-pouvoirs et la manière dont on peut contrôler le maître d'œuvre, tout en limitant néanmoins les coûts, facteur clé de la compétitivité.

Le prochain vol de Vega-C est prévu en principe avant la fin de l'année. Est-ce un calendrier ambitieux ?
Notre objectif est effectivement de réaliser le prochain vol de Vega-C à la fin de l'année. Soyons clair, c'est un objectif. Pour tenir ce calendrier, il y a un jalon technique clé à passer qui est l'essai à feu du Zefiro 40 avec le nouveau matériau en carbone/carbone, qui sera fourni par ArianeGroup. Ce jalon passé nous permettra de fixer la date du vol de Vega-C. Je rappelle qu'il y aura beaucoup de contrôles supplémentaires à effectuer. Je ne ferai aucune concession sur les contrôles renforcés et indépendants sur le système Vega.

Vega va revoler cette année, puis en 2024 en emportant le satellite scientifique d'observation de la Terre, Biomass ?
Oui, exactement. On vise la fin de l'été 2023 pour le retour en vol de Vega. On pourrait être plus rapide puisqu'on n'a pas à qualifier le moteur mais les contrôles indépendants s'appliqueront également à Vega. Biomass pourrait suivre en 2024.

Les patrons d'Airbus et Safran, respectivement Guillaume Faury et Olivier Andriès, se sont exprimés en début d'année pour demander de réformer en profondeur le retour géographique. Mais peut-on vraiment réformer le retour géographique qui joue un rôle clé dans l'esprit collectif d'une Europe spatiale ?
On ne peut plus dire qu'une politique industrielle est limitée par le retour géographique. Aujourd'hui, le facteur clé est la compétitivité des acteurs industriels, qui ont développé des compétences et des capacités industrielles matures dans l'essentiel des domaines dans le spatial. Plus spécifiquement, des ajustements de la politique industrielle sont tout à fait envisageables et nécessaires. Nous avons déjà entamé avec les États membres et, en particulier, avec la France et l'Italie un travail pour améliorer ce système. Avant le dernier conseil ministériel, j'ai introduit la notion de juste retour dans les programmes lanceurs : vous lancez des compétitions, puis vous faites des ajustements des contributions à l'issue des compétitions. C'est une piste parmi d'autres.

Sur la filière lanceur, le développement des mini-lanceurs allemands - Isar et RFA One - et français avec Maia, échappe à l'ESA. Existe-t-il un risque pour l'ESA de rester un jour au bord de la route ?
Je pense que c'est une excellente nouvelle d'avoir aujourd'hui en Europe des projets de micro-lanceurs et de mini-lanceurs basés sur une approche commerciale. Nous allons vivre dans un paysage industriel où il y aura des lanceurs développés par l'ESA et où il y aura des lanceurs développés sur des bases purement commerciales. Cette coexistence va poser des défis parce que chaque système a des avantages et des contraintes. Cette diversification est une étape nécessaire pour consolider le secteur des lanceurs européens à terme. Mais les micro et mini-lanceurs ne sont pas une menace pour l'ESA. Au contraire, sinon je n'aurais pas proposé la création à la ministérielle de Séville en 2019 le programme Boost si je l'avais considéré comme une menace. Ce programme vise à promouvoir des projets où le risque est porté essentiellement par les acteurs industriels privés et où l'ESA vient en soutien sur un domaine bien identifié avec son expertise et se retire ensuite. C'est une autre conception que des programmes de lanceurs développés par l'ESA de A à Z.

Mais ne pensez-vous pas que ces lanceurs sont un peu le reflet d'une fierté nationale qui va à l'encontre de l'esprit européen ?
Comme je vous l'ai indiqué, je suis convaincu que c'est une étape nécessaire pour consolider le secteur ensuite, qui devra bien être européen in fine puisque la concurrence majeure est au-delà des océans qui nous entourent.

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Commentaires 7
à écrit le 15/03/2023 à 0:23
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"l'Europe spatiale a vécu quelque chose d'assez incroyable avec 14 premiers succès d'affilée, qui était un record au niveau mondial" Je me demande combien de temps un stagiaire a dû rechercher les données pour trouver cette statistique ridicule, s...

à écrit le 14/03/2023 à 16:55
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Rigolo : - l'ESA, qui fait du politiquement correct (vega), mais pas une fusee qui marche (vega) - les italiens qui essayent de faire une fusee à poudre, surtout pas avec les francais; sephiro americain, le col de tuyere Ukrainien, et pourtant on...

à écrit le 14/03/2023 à 10:43
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Et donc les responsables courent toujours comme d'habitude, socialisation des pertes et individualisation des gains, même en matière spatiale ! Remarque ils l'ont bien fait dans le nucléaire... Tous cupides, tous stupides.

à écrit le 14/03/2023 à 7:24
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Bonjour, Ils est claire qu'une fusée doit être avant tout fiable... Donc, je crainds qu'ils y est un gros travail à faire sur le sujets...

à écrit le 13/03/2023 à 23:07
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"Certains experts ont estimé qu'Avio avait contrevenu au principe de retour géographique..." Et ça, l'ESA n'aime pas du tout, du tout. C'est la règle sacro sainte qui conduit à exploser tous les coûts, en particulier dans les pays 'mono produits' qu...

à écrit le 13/03/2023 à 10:33
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Après l'allemagne l'italie: Après avoir pourri la gestation d'Ariane 6 avec le principe de retour géographique, on a un Avio qui se soustrait sans complexe au principe, avec un produit dont des versions lourdes sont en réflexion et viendront concurre...

à écrit le 13/03/2023 à 9:50
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Vega, et l'Europe spatiale, victime du politiquement correct ? Il est de bon ton de verser des larmes de crocodiles sur l'Ukraine, et on confie donc la fabrication du col de tuyère à un sous-traitant ukrainien qui n'a peut-être pas le niveau requis....

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