À Toulouse, la médecine prédictive se fait avec un… poisson

Depuis le drame AZF, la Ville rose se rêve en capitale de la cancérologie et de la gérontologie. Installé sur les terres de l’ancienne usine pétrochimique, au sein d’un campus de la santé du futur, un laboratoire étudie ainsi le vieillissement de l’Homme avec un poisson du Mozambique. Reportage. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°7 Décembre 2021)
(Crédits : Frédéric Scheiber)

Il n'y a plus aucune trace de ce qui reste encore aujourd'hui la plus grande catastrophe industrielle en France. Et pourtant, l'émotion est toujours vive quelques semaines seulement après le vingtième anniversaire de l'explosion de l'usine AZF, appartenant au groupe Total à l'époque, qui avait coûté la vie à 31 personnes dans cette matinée du 21 septembre 2001 et blessé 2 500 autres. Par volonté politique notamment de Philippe Douste-Blazy, édile de la quatrième ville de France au moment des faits, l'amas d'acier décoré d'une couleur orangeâtre a laissé progressivement place ces dernières années à un téléphérique urbain inédit par sa longueur dans l'Hexagone (voir T La Revue numéro 3, ndlr). Mais pas que. Surtout, cet ancien site industriel, qui accueille encore une unité de production d'Ariane Space dédiée au carburant de ses lanceurs, s'est mué en campus de la santé du futur. Naturellement et en contre-pied à l'incident pétrochimique, le site s'est dans un premier temps orienté vers la recherche contre le cancer avec la construction de l'Oncopole, désormais une référence mondiale en matière d'oncologie. Aujourd'hui, ce sont plus de 6 000 salariés qui se côtoient au sein de cet écosystème, mêlant des grands groupes comme Evotec ou encore Pierre Fabre, à des start-ups prometteuses en matière de santé et des laboratoires. Parmi eux, et face à l'une des plus importantes centrales solaires urbaines du pays, se trouve un bâtiment flambant neuf qui accueille la start-up Cell Easy (qui vient d'opérer une levée de fonds de sept millions d'euros pour développer sa production innovante de cellules souches) et le laboratoire RESTORE. « J'ai essayé de fédérer ici des personnes, non pas qui s'intéressent aux personnes âgées, mais qui veulent étudier la perte de capacités fonctionnelles liée à l'âge », explique Philippe Valet, le patron de ce laboratoire. Feuille blanche et stylo de couleur à la main, cet enseignant-chercheur dessine face à nous trois courbes aux tracés différents pour illustrer cette perte d'autonomie selon trois profils : les personnes robustes, les personnes fragiles et les personnes dépendantes.

Faire face à l'échec IHU

En plus d'être la capitale mondiale de l'industrie aéronautique et de la cancérologie, Toulouse se rêve aussi en celle du bien vieillir à partir d'un grand programme de recherche sur la question, nommé Inspire. Bien que cette appellation porte l'espoir d'une vieillesse en bonne santé, le projet est également associé à un échec cuisant pour la quatrième ville de France : celui de l'obtention d'un IHU, un institut hospitalo-universitaire, à l'image de l'établissement dirigé par le sulfureux professeur Raoult à Marseille. Pendant des années, collectivités, tissu économique, secteur universitaire et établissements de santé locaux, ont milité main dans la main pour obtenir ce lieu totem (et les financements publics qui vont avec) autour des thématiques de la prévention de la dépendance, le vieillissement en bonne santé et la médecine régénératrice. Un jury international en a décidé autrement en 2018, ce qui n'a pas empêché le conseil régional d'Occitanie d'annoncer dans la foulée son soutien financier total à ce programme de recherche jugé innovant et primordial par la majorité socialiste. En quelque sorte, la naissance du laboratoire RESTORE en janvier dernier est l'une des premières conséquences directes de l'échec IHU. « Je dirais plutôt que c'est la conséquence directe de la réflexion qu'il y a eue autour du programme Inspire pour constituer le dossier IHU. Ici, c'est un projet transdisciplinaire, de la recherche jusqu'au patient, qui associe la biologie et la médecine aux sciences dures que sont l'informatique et les mathématiques. C'est une démarche peu pratiquée en France, à tort. » Pour encourager cette association d'intérêts encore peu commune, Philippe Valet vient de lancer l'école universitaire de recherche CARe à Toulouse, basée sur la transdisciplinarité et un réseau international, afin de former les futurs directeurs de laboratoire chargés d'étudier le vieillissement et la cancérologie. « Néanmoins, la tendance est davantage à fermer ou concentrer plusieurs laboratoires et non pas à en ouvrir des nouveaux. Ce n'est pas commun », commente Philippe Valet. Comme un aspect de son protocole de recherche dédié à la médecine préventive, que nous pourrions comparer à la maintenance prédictive dans l'industrie aéronautique.

Des poissons à la vie courte

Pour explorer cet univers et comprendre la perte de fonctions liée à l'âge, le laboratoire s'est transformé en un safari aquatique géant, pour une partie de ses locaux. Dans une pièce renommée « zootechnie poissons » pour l'occasion, un millier de petits aquariums abritent des centaines, voire des milliers de poissons de l'espèce tout droit venue du Mozambique, le Nothobranchius furzeri. Dans une ambiance sonore de zénitude, bercée par les ruissellements, une poignée de chercheurs et de techniciens de laboratoire est aux petits soins de cette espèce, tout en les rangeant en fonction de leur âge pour les besoins de l'étude. « C'est un poisson qui est intéressant car il a adapté son cycle de vie à la saisonnalité des pluies. Cette espèce, qui vit dans les eaux douces à la fois naturelles et légèrement marécageuses, pond ses œufs qui s'enfoncent dans la vase lors de la période sèche. Une fois que la mare se remplit à nouveau, ils reprennent leur développement. En résumé, tant qu'ils ne sont pas au contact de l'eau, les œufs de ce poisson n'évoluent pas. Et ce qui est primordial pour nous, c'est que ce vertébré naturel connaît tous les cycles de vie - naissance, jeune, adulte, vieux, mort - en quatre mois. Cela nous permet d'aller bien plus vite dans nos recherches qu'avec une souris ou un autre animal, qui vont connaître tous ces cycles en deux, trois ans ou plus », explique le directeur du laboratoire. Ce qui n'empêche pas les 140 salariés des lieux de mener leurs recherches sur trois autres cohortes en plus du poisson, à savoir les cellules in vitro dans un premier temps, avant de tester leurs hypothèses sur les souris, puis l'homme dans un dernier temps.

Établir une carte SIM universelle

« L'objectif de notre travail est de trouver les causes de ce changement dans nos capacités, d'être capable d'identifier les biomarqueurs pour anticiper cette perte, avant d'agir pour nous empêcher de décliner, ou bien pour restaurer nos capacités fonctionnelles. L'idée est de faire de la médecine prédictive et réparatrice, d'où le nom de RESTORE pour ce laboratoire », commente Philippe Valet. Pour intervenir sur un patient afin de le restaurer, les équipes du professeur Valet ne rejettent aucune hypothèse : interventions nutritionnelle, médicamenteuse, chirurgicale, physique ou psychologique. Mais avant cela, la recherche des biomarqueurs, « faciles et pas ou peu invasifs », est le point-clé du travail du laboratoire toulousain. Pour y parvenir, l'établissement a fait le choix d'associer deux approches. Tout d'abord, le premier pilier mêle plusieurs aspects biologiques, à savoir le stroma (architecture des cellules), les inflammations et le métabolisme. L'idée est d'identifier les dizaines de milliers de biomarqueurs dont dispose le corps humain, en matière de protéines, lipides, cellules, gènes, etc., à partir de prélèvements non invasifs comme la reconnaissance faciale, la récupération d'urine ou autre. « À partir d'un seul prélèvement, nous arrivons à avoir des quantités de données extraordinaires. Une fois que nous avons tous les paramètres de l'individu, nous les faisons travailler grâce à des algorithmes gérés par de l'intelligence artificielle. En faisant appel à des informaticiens et des mathématiciens, l'idée est de modéliser la perte de fonctions et le vieillissement afin de repérer quels sont les paramètres en lien avec ces pertes de capacité », explique Philippe Valet. Avec ce second pilier, qui est la modélisation et la projection, l'idée est de constituer à terme une carte SIM (pour stroma, inflammation et métabolisme, ndlr) des biomarqueurs-clés pour chaque patient afin de déterminer sur le(s)quel(s) agir pour lui laisser pleine possession de son autonomie. Ainsi, les recherches du laboratoire RESTORE consistent à identifier un à un, ou par associations, ces paramètres qui sont affectés ou qui permettent d'anticiper la perte de motricité d'une partie du corps, pour ne citer que cet exemple. « Nous devons tester plusieurs modèles, et à chaque fois sur nos quatre cohortes pour arriver à la carte SIM générique la plus complète et la plus efficace possible », explique le chercheur. Dans un premier temps, lui et ses équipes disposent d'un contrat de cinq ans avec l'Inserm pour démontrer l'intérêt de leurs recherches. Le tout avec un budget de fonctionnement annuel de six millions d'euros, hors salaires. « L'État ne nous donne que 400 000 euros, le reste c'est nous qui allons nous le chercher grâce à une équipe dédiée à travers divers appels d'offres européens, dons, subventions et investissements d'industriels. Cela reste malgré tout un budget confortable », lâche le patron. Néanmoins, cette somme sera-t-elle suffisante pour éluder une problématique qui touche toute la population mondiale ? Preuve de l'enjeu (financier), la dépendance est devenue en France le cinquième risque de la Sécurité sociale en 2020, après un débat depuis plusieurs dizaines d'années sur l'intérêt d'une telle démarche. Pour sa première année d'existence, cette cinquième branche a été dotée d'un budget de 31,2 milliards d'euros. Autant d'argent que les travaux du laboratoire RESTORE, s'ils ont une finalité positive, pourraient permettre d'économiser à nos deniers publics, à terme.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°7 - DOIT-ON CROIRE AU PROGRES? Décembre 2021 - Découvrez sa version papier disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne.

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Commentaire 1
à écrit le 12/02/2022 à 9:39
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Le nitrate d’ammonium, cause directe de la catastrophe d'azf et de Beyrouth qui est un mot scientifique pour désigner un engrais agro-industriel, tandis que l'on persécute les écolos et les autonomistes les agriculteurs ont de quoi faire sauter des b...

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