Jacques Gounon : "il finira pas y avoir un concurrent direct à Eurostar dans le tunnel"

Vingt-cinq ans après le lancement du projet du tunnel sous la Manche, le patron d'Eurotunnel, Jacques Gounon, dévoile ses ambitions.
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Le 12 février 1986, François Mitterrand et Margaret Thatcher signaient le lancement officiel du tunnel sous la Manche. Faute de financements publics, il aura cependant fallu attendre 2007 pour que l'entreprise réduise sa dette et affiche un bénéfice. C'était une folie ?

Jacques Gounon. Ce fut une longue lutte. En 2005, quand je suis arrivé à la tête du groupe, il y avait plus de 9 milliards d'euros de dettes que l'entreprise ne pouvait absolument pas rembourser. La faillite pointait à l'horizon. Il a fallu deux ans pour convaincre les créanciers qu'ils ne pouvaient pas prendre la responsabilité financière, politique d'une faillite d'Eurotunnel. Le côté affectif a été important : j'ai été surpris de voir comment les créanciers américains ont compris qu'il y avait quelque chose de très émotionnel dans ce tunnel. Ils ont été les premiers à accepter un accord, puis ils ont entraîné les créanciers britanniques, qui ont ensuite entraîné les créanciers français qui étaient les plus rétifs.

Récemment, vous avez récemment acheté deux entreprises de fret ferroviaire, une française, Veolia Cargo et une britannique, GBRf. Pourquoi ?
Le tunnel a transporté 265 millions de passagers depuis son ouverture, dont 110 millions par Eurostar et 155 millions par le Shuttle. Ce succès est indiscutable. Par contre, le fret ferroviaire est un quasi désastre. On transporte un million de tonnes par an alors que le tunnel était prévu pour 10 millions de tonnes. Pourquoi ? Les opérateurs historiques qui gèrent le fret ferroviaire sont restés dans un logique nationale. En France notamment, je n'ai pas l'impression que le fret SNCF ait de réelle volonté de sortir de ses frontières.

Pour le transport paneuropéen, ce sont donc encore les camions qui dominent. Vous espérez changer la donne ?
Je me dis que l'environnement va apporter toujours plus de contraintes aux routes et aux avions ; le fret ferroviaire pan-européen est porteur. Eurotunnel, avec son approche binationale est le plus à même de réussir ce challenge.

Quels sont vos objectifs dans ce domaine ?
Je vise de transporter 3 millions de tonnes d'ici cinq ans.

Envisagez-vous d'autres acquisitions dans ce domaine ?
Pour l'instant, non. Mais dans deux ou trois ans, je ne dis pas. Quand le tunnel du Saint-Gothard (nouveau tunnel ferroviaire en Suisse en cours de construction, Ndlr) va ouvrir, on pourra ouvrir une ligne ferroviaire reliant la Grande-Bretagne à l'Italie, avec une puissance de feu qui n'aura rien à voir par rapport à aujourd'hui. Cette ouverture est un changement majeur dans l'organisation du fret ferroviaire en Europe occidentale. On pourrait alors imaginer de faire des acquisitions en Suisse ou en Italie. Mais pour l'instant, on veut consolider ce qu'on a. Je veux d'abord montrer que du fret peut passer dans le tunnel.
J'espère aussi avoir une liaison avec le port de Dunkerque, ce qui nécessiterait que la voie ferrée entre Dunkerque et le tunnel sous la Manche soit à des standards modernes. On pourrait aussi relier le tunnel au port de Bruges et pourquoi pas d'Anvers.

C'est un appel aux autorités françaises pour améliorer les voies ferrées ?
Oui. Si on veut enlever des camions des routes, et les mettre sur des trains, il faut y mettre les moyens en terme d'infrastructure.

Eurostar a récemment préféré Siemens à Alstom pour ses nouvelles rames, mais l'entreprise française et l'Elysée répliquent que Siemens ne respecte pas les normes de sécurité. En particulier, le moteur réparti sous les wagons, plutôt que placé dans une locomotive à l'avant, est controversé. Qu'en pensez-vous ?
Tous les métros du monde ont une motorisation répartie : je n'ai pas entendu de dire qu'il y avait un problème particulier. Techniquement, la motorisation répartie ne pose pas de problème dans le tunnel sous la Manche. Il ne s'agit pas de favoriser un constructeur vis-à-vis d'un autre : Alstom sait aussi faire de la motorisation répartie. Mais je pense que si Eurostar avait choisi un train à motorisation répartie d'Alstom, il n'y aurait pas eu de débat. Alstom n'aurait pas soulevé le problème.

Les autorités de sûreté du tunnel n'ont pas encore tranché. Pensez-vous que le problème soit bientôt réglé ?
Que chacun prenne ses responsabilités. Moi, j'ai pris les miennes.

A partir de 2013, Deutsche Bahn va rouler sous le tunnel, reliant Francfort à Londres. C'est l'ouverture à la concurrence ?
Cette route grande vitesse est la plus empruntée au monde, avec 10 millions de passagers par an (utilisant Eurostar, Ndlr) : sur un tel marché, il est logique qu'il y ait de la concurrence. Moi, mon objectif est que ce tunnel soit utilisé au mieux de ses capacités, qui sont considérables : aujourd'hui, il n'est utilisé qu'à 52%. L'arrivée de Deutsche Bahn est un événement presque aussi important que l'ouverture du tunnel lui-même. C'est la desserte vers l'Allemagne, la liaison entre les deux centres financiers Francfort et Londres. Cela représente 4 millions de passagers potentiels, d'après les prévisions de Deutsche Bahn.

Pensez-vous que d'autres concurrents arrivent ?
Il y a eu un projet entre Veolia et Air France, mais la crise les a conduits à le repousser. Mais un marché de 10 millions de passagers, avec le prix assez élevé payé actuellement, ne peut qu'attirer la concurrence. Je pense qu'un jour, il y aura plus que deux opérateurs sur Paris-Londres, c'est clair. Cela finira pas arriver un jour.

Cela risque de fortement faire réagir Eurostar, et au passage les autorités françaises...
Le premier pas vers la concurrence est le plus difficile. Le ferroviaire, qui ne connaît pas encore d'ouverture à la concurrence, est sans doute à quelques mois, peut-être à quelques semaines, d'un bouleversement qui peut être significatif : une fois que le premier nouvel entrant va arriver, il n'y a pas de raison que cela ne fasse pas un appel d'air.

En 2010, votre chiffre d'affaires a progressé de 9% à paramètres comparables, mais il reste en dessous du niveau de 2008. La crise est encore là ?
Nous avons deux activités principales : voyageurs et camions. Les voyageurs sont revenus au niveau de l'avant-crise, surtout pour des petits séjours. On a battu nos records historiques cet été, on va avoir des chiffres remarquables pour les vacances de février. En revanche, sur les camions, le marché reste déprimé. L'an dernier, l'ensemble du marché était encore 16% en dessous du niveau de 2007, et cette année, il devrait être environ 13% en dessous de 2007. Donc, la crise est encore là. Mais je pense qu'il y aura un effet Jeux olympiques à Londres (qui se déroulent l'été 2012). Ca devrait se sentir au deuxième semestre de cette année, voire plutôt à partir du dernier trimestre. 2011 sera donc une année difficile sur le camion.

Au premier semestre, vous avez réalisé une perte. Sur l'ensemble de 2010, que prévoyez-vous ?
Nous serons en perte en 2010. On ne peut pas rattraper les 45 millions de pertes du premier semestre. Mais c'est essentiellement lié au retard du paiement des assurances (concernant l'incendie de septembre 2008) : nous négocions le montant définitif de l'indemnisation avec les assurances, et nous n'avons pas encore d'accord. On réclame 290 millions d'euros et nous n'avons pas fini de rapprocher nos points de vue.

Dans vingt-cinq ans, que sera Eurotunnel ?
Dans vingt-cinq ans, on aura plus que deux opérateurs sur les lignes à grande vitesse. Je pense que les ferrys seront marginalisés. Il y a aujourd'hui deux concurrents ferry, il n'y en aura plus qu'un. On a un outil exceptionnel avec le tunnel. Il faut remercier les actionnaires historiques : la grande chance est que le tunnel a été dimensionné sur un trafic qui était surestimé. Ca veut dire qu'on a une réserve de capacité considérable. On n'a donc aucun investissement à concevoir pour absorber un trafic qui peut plus que doubler. On a entre les mains un levier considérable, alors que les autres devront investir pour acheter plus de bateaux, qui polluent, etc... Je ne vois aucune limite au modèle du tunnel. Nous allons continuer à dérouler comme un rouleau compresseur.

C'est pareil pour l'avion. En France, on estime que train est compétitif jusqu'à 3 heures de voyage. Deutsche Bahn me dit : en Allemagne, on est habituée à 4 heures de train. A terme, on passera à 5 heures, puis 6 heures, où le train sera considéré compétitif. Sur de telles distances, le train n'aura sans doute pas 90% de parts de marché, comme sur Paris-Londres, mais peut-être 60%. La tendance est inévitable. Avec un pétrole de plus en plus cher, et les contraintes environnementales, les compagnies aériennes vont privilégier les longs courriers plutôt que les petites distances. L'affaire est réglée.

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