Fret SNCF  : le spectre d'un scénario catastrophe semblable à celui d'Alitalia

Combien de temps reste-t-il à Fret SNCF ? Déficitaire pendant de longues années, ne devant sa survie qu'au soutien du groupe public SNCF, la principale société de fret ferroviaire est dans le viseur de Bruxelles. Pour éviter de s'acquitter d'une somme à neuf chiffres, elle risque bien de devoir disparaître pour laisser la place à une nouvelle structure de taille beaucoup plus petite. Un scénario connu en 2021 par la compagnie d'Etat italienne Alitalia, sacrifiée pour donner naissance à ITA Airways.
Léo Barnier
Fret SNCF n'a pas les moyens de rembourser ses 5 milliards d'euros de dette, absorbés par le groupe SNCF avec l'aval de l'Etat.

Fret SNCF va-t-elle devoir être démantelée pour éviter le courroux de Bruxelles ? Depuis janvier dernier, la Commission européenne a ouvert une enquête pour des aides présumées illégales de l'Etat français à destination de la filiale fret du groupe SNCF, principale entité de son pôle Rail Logistics Europe. Les possibilités d'échapper à une sanction lourde apparaissent aujourd'hui comme très limitées, à moins d'accepter une solution de discontinuité lourde de conséquences. Une solution qui n'est pas sans rappeler celle mise en place pour Alitalia, liquidée en 2021 pour donner naissance à une version atrophiée : ITA Airways.

L'enquête est toujours en cours, mais les craintes sont déjà vives que ce soit du côté de la SNCF ou des syndicats représentatifs. CGT Cheminots, UNSA Ferroviaire, SUD-Rail et CFDT Cheminots ont ainsi appelé à un rassemblement unitaire devant le ministère des Transports ce mardi, qui a réuni environ un millier de cheminots selon eux. Faute d'avoir pu tenir une réunion tripartite le ministre délégué chargé des Transports, Clément Beaune, et la direction de la SNCF, comme initialement prévu, une délégation a dû se contenter d'un échange avec des représentants du ministre. Une nouvelle réunion est néanmoins prévue, a priori le 23 mai.

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Un enjeu à 5 milliards d'euros

Si l'inquiétude est si vive, c'est qu'il s'agit d'une véritable épée de Damoclès, pesant plus de 5 milliards d'euros, qui est suspendue au-dessus de la tête de SNCF Fret. 5 milliards, c'est la somme de la dette accumulée par la société entre 2007 et 2019. Fret SNCF étant incapable de la supporter, elle a fini par être consolidée dans la dette du groupe SNCF (dont le capital est entièrement détenu par l'Etat).

Cette manœuvre est aujourd'hui considérée comme une aide d'Etat illégale par Bruxelles, qui pourrait exiger le remboursement de la somme. Ce dont est incapable Fret SNCF. Bien que bénéficiaire deux années consécutives, dans un contexte de crise sanitaire qui a dopé les activités de transports de marchandises, elle est loin d'avoir la surface financière pour répondre à une telle exigence.

Dès lors, les solutions sont limitées. Soit l'Etat français conteste les conclusions de la Commission et est prêt à porter l'affaire devant un tribunal, ce qui n'est pas sans risque : en cas de défaite, Fret SNCF devrait rembourser les 5 milliards d'euros naturellement sans possibilité d'aides de la part de l'Etat ou du groupe SNCF. Sans compter une possible amende. Soit Paris accepte un règlement à l'amiable avec Bruxelles, avec la mise en place d'une solution dite de « discontinuité ».

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Que va faire Paris ?

Le gouvernement n'a pas encore fait savoir qu'elle était sa position. Interrogé, le cabinet de Clément Beaune a affirmé que « le Gouvernement est pleinement mobilisé pour apporter tous les éléments de réponse à la Commission et défendre le fret ferroviaire ». Il assure ainsi que « le ministre a eu de nombreux entretiens en ce sens. Il échangera dans les prochains jours avec les représentants des salariés de Fret SNCF ».

Du côté de la SNCF, la position est plutôt de laisser la main au gouvernement pour négocier une sortie avec Bruxelles, estimant que cette procédure étant ouverte à l'encontre de l'Etat français. Certes la Commission estime que, selon son évaluation préliminaire, les aides en question « proviennent de ressources d'État et sont imputables à l'État, qui est étroitement associé à la gestion de la SNCF », mais elle déclare aussi qu'en « fournissant un financement intra-groupe à sa branche d'activité fret, la SNCF ne s'est pas comportée comme un opérateur de marché avisé ».

L'exemple peu rassurant d'Alitalia

Cette option de « discontinuité » est à première vue relativement simple : il s'agit de liquider la société à laquelle est rattachée la dette, à savoir Fret SNCF, et de créer une nouvelle société à la place. Une solution qui ne serait pas indolore pour autant, loin de là. La nouvelle société ne peut être une simple réplique de la première et un certain nombre d'éléments de discontinuité doivent être intégrés : abandon de la marque, ouverture du capital, taille réduite, abandon de parts de marché à la concurrence... mais se devant d'être viable.

Un scénario, presque catastrophe, dont Alitalia est le dernier exemple en date. Soutenue à bout de bras pendant des années par l'Etat italien, la compagnie nationale a fini par disparaître en 2021 sous les injonctions de Bruxelles. A la place, Rome a donné naissance à ITA Airways. La nouvelle compagnie n'a pu reprendre qu'environ les deux tiers de la flotte, dont seulement 7 long-courriers, malgré d'importantes coupes déjà faites à cause de la crise sanitaire, la moitié des salariés et une part réduite de l'activité de son ainée pour débuter ses opérations.

Certes ITA Airways est toujours debout aujourd'hui, étoffe peu à peu ses capacités, et a même suscité un affrontement entre Air France-KLM et Lufthansa pour entrer au capital (remporté par le groupe allemand), mais elle est encore loin de ce qu'offrait Alitalia il y a quelques années. Et elle a enregistré une perte de près de 500 millions d'euros en 2022.

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Risque social et environnemental

Cette solution est donc loin de satisfaire les représentants syndicaux. Thomas Cavel, secrétaire général de la CFDT Cheminots, et Fabien Villedieu, délégué syndical Sud-Rail, présent ce mardi devant l'Hôtel de Roquelaure, ont exprimé leur vive opposition face à tout démantèlement de l'activité fret dont cette solution de discontinuité. L'un comme l'autre ont pointé les conséquences pour l'emploi - arguant que les effectifs de Fret SNCF sont déjà passés de 15.000 à 5.000 en dix ans - mais aussi pour l'environnement.

Selon un avis partagé au-delà des syndicats, l'affaiblissement de la principale société de fret ferroviaire de France conduirait probablement à un report modal vers la route. Une perte d'activité qui serait dès lors très dure à récupérer. En témoigne la difficulté du train à augmenter ses parts de marché face aux camions malgré la volonté affichée par la SNCF et l'Etat de doubler la part modale du fret ferroviaire. A l'heure où Bruxelles boucle son Pacte vert, les commentaires ne manquent pas pour pointer cette dichotomie.

Certains jugent également peu à propos cette sortie de la Commission européenne, pointant le fait qu'elle se réveille après la crise sanitaire alors qu'elle avait été tenue au courant de la situation.

A cette occasion, le gouvernement en a profité pour réaffirmer son engagement en faveur du fret ferroviaire, assurant qu'il « investit de manière inédite [...] avec de premiers résultats (hausse de la part du ferroviaire dans le transport de marchandises) ». Le cabinet de Clément Beaune que celui-ci « est déterminé à poursuivre et amplifier cet effort - il aura l'occasion de le préciser dans les prochains jours ».

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Aux origines du mal

Pour comprendre plus précisément ce qui est reproché par Bruxelles, il faut remonter aux années 2000, lorsque SNCF Fret est encore une branche d'activité de la SNCF. En déficit structurel, elle voit ses pertes successives épongées par l'entité de tête SNCF, qui est encore un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) à l'époque. Cette situation inquiète la Commission européenne alors que la libéralisation du fret ferroviaire était en train de se mettre en place : les services transfrontaliers ont été ouverts en 2003 et les liaisons domestiques s'apprêtent à suivre début 2006.

Bruxelles autorise une dernière injection de capital en 2005, avec une séparation des comptes de Fret SNCF du reste de la SNCF et une obligation de devenir rentable. Espoir vain : les déficits s'accumulent à nouveau. Face à cette situation, la SNCF continue à soutenir sa branche d'activité fret en prenant à sa charge les déficits jusqu'en 2019, avant d'effacer la dette de Fret SNCF à l'occasion de la transformation de celle-ci en société commerciale dans le cadre de la réforme du ferroviaire public lancée en 2018.

La Commission a ainsi indiqué que son enquête portait sur trois éléments, à savoir « la couverture des pertes de Fret SNCF par la société mère SNCF entre 2007 et 2019 au moyen des avances de trésorerie, d'un montant total entre 3,9 et 4,4 milliards d'euros », puis « l'effacement de la dette financière accumulée par Fret SNCF entre 2007 et 2019, d'un montant total de 5,3 milliard EUR à l'occasion de sa transformation en une société commerciale (SAS) » et enfin « une injection de capital de 170 millions EUR réalisée par la SNCF dans sa filiale Fret SNCF à l'occasion de sa transformation en une société commerciale. » Des sommes que SNCF Fret est toujours incapable de reprendre à sa charge.

Léo Barnier

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Commentaires 12
à écrit le 17/05/2023 à 13:17
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" Fret SNCF va-t-elle devoir être démantelée pour éviter le courroux de Bruxelles ? " C'était le but de la commission européennes dès le départ ,supprimer le transport ferroviaire de fret en France puis faire exploiter les sillons ( créneau d'auto...

à écrit le 17/05/2023 à 12:13
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Et les aspects environnement aux sont totalement ignorés! Avec en France une électricité decarbonnee Fret SNCF est verte non? Encore une incohérence de Bruxelles !

à écrit le 17/05/2023 à 10:51
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Il conviendrait d'envoyer la facture de ce désastre à la CGT.

à écrit le 17/05/2023 à 10:17
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C'était qui le dernier pantouflard de la SNCF, ces gens quand il passe les sociétés trépassent. Il faut changer la gouvernance de ces grandes entreprises. Pour les camions ils sont trop nombreux sur les routes - solutions : péages, rail, bateaux, cel...

le 17/05/2023 à 14:46
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solutions : péages........... Si je comprends bien votre solution à l'absence de compétitivité actuelle du rail consiste à plomber les autres modes de transport ? J'imagine que vous vous moquez totalement du fait qu'augmenter les coûts de transpo...

à écrit le 17/05/2023 à 9:40
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Cela se comprend que les professionnels ne veulent pas du train car c'est prendre le risque d'être pris en otages par tout les syndicats du rail, CGT en tête qui font grèvent plus souvent qu'à leurs tours sans parler du côté totalement illisible des ...

à écrit le 17/05/2023 à 6:48
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Bonjour Comme toujoues l'ons constate de gros problèmes de dysfonctionnement dans cette entreprises... gestion et fiabilité.. D'ailleurs je me demande bien , se que transport cette entreprises... peut-être des tôle d'acier entre les haut fournea...

à écrit le 16/05/2023 à 22:42
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Au delà des considérations politiques, qui ont contribué au fil des décennies par une gestion calamiteuse de cette structure, n'oubliez pas le rôle stratégique vital que cet outil joue pour tous les français. Sans même parler de l'aspect environnem...

à écrit le 16/05/2023 à 22:07
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Bjr....je comprends aussi les inquiétudes du personnel SNCF Fret....mais n a t il pas lui même un peu scié la branche sur laquelle il était assis en entourant ses prestations d un manque de fiabilité affligeant.....? Le derniers exemple en date avec ...

le 17/05/2023 à 7:01
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le lobbying. méthode manipulatrice bien subtile. pour le transport routier polluant. et impliquer dans un accident sur deux

à écrit le 16/05/2023 à 21:52
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Il faut avouer que l'UE a mené une politique contreproductive pour le Fret ferroviaire. Elle désirait booster le secteur et la résultat est une catastrophe. Les parts du Fret ne cessent de baisser partout. Ajoutons à ça les mesures de dérégulation qu...

à écrit le 16/05/2023 à 21:12
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Je comprends que le personnel de SNCF FRET s'inquiète mais la France a-t-elle vocation à posséder et gérer (mal) une entreprise de transport qui n'a plus rien de stratégique; notons que la SNCF reste le plus grand acteur du transport ... routier, ce ...

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